Comment entre-t-on dans la psychose ? Cette question classique de la psychiatrie peut être renversée : pourquoi entre-t-on dans la psychose ? Se défiant de l’intervention médicale précipitée, deux auteurs cherchent à comprendre le passage de la « folie douce » à la psychose clinique.
Recensés :
Paul-Laurent Assoun, L’énigme de la manie, la passion du facteur Cheval, Ed. Arkhê, Paris. 131 p., 15 €.
Yohan Trichet, L’entrée dans la psychose - Approches psychopathologiques, clinique et (auto-)traitements, Paris, PUR, 2011. 250 p., 20 €.
Depuis dix ans se multiplient dans le monde les programmes médicaux d’intervention dans les phases précoces des psychoses. En Europe, les premiers réseaux de dépistage des troubles débutants – Lausanne, Londres, Paris (Prépsy : réseau de santé mentale de coordination des médecins pour la détection et le suivi des jeunes patients [1]) – suivent de près la fondation de l’International Early Psychosis Association qui a eu lieu en Australie à la fin des années 1990. Repérer le plus tôt possible les sujets psychotiques est certes un principe constitutif de la psychiatrie : présent à l’esprit des aliénistes du premier XIXe siècle, il est renforcé par la théorie de la dégénérescence, puis il est renouvelé par l’hygiène mentale de l’entre-deux-guerres. Avec l’avènement de l’ère neuroleptique (dans les années 1950-1960), consolidée par l’emploi des antipsychotiques à partir des années 1990, la pratique d’une médication préventive à faible dose pour les sujets en phase de « psychose débutante » s’est imposée. La définition actuelle des modalités d’entrée dans la psychose est devenue une question sociale dont l’intérêt dépasse assurément le cercle restreint des psychiatres, puisqu’elle est liée au souci de prévention du risque dans une société européenne influencée par le paradigme de la santé mentale [2] et dans une société française soumise à une conception sécuritaire de la psychiatrie [3].
Critique de la psychiatrie
Comment entre-t-on dans la psychose ? Deux livres offrent une réponse à cette question en renversant les fondements de l’interrogation : pourquoi entre-t-on dans la psychose ? Différents dans leurs formes (un opuscule centré sur un cas unique, une thèse appuyée sur un historique de deux siècles), ces ouvrages proposent, à partir d’une approche psychanalytique clairement exposée, une remise en perspective historique et un état contemporain de la situation.
Paul-Laurent Assoun et Yohan Trichet partent d’un constat critique à l’égard de la démarche psychiatrique : inscrite dans l’organicisme du XIXe siècle, elle développe une sèche classification fondée, au début du XXe siècle, sur la bipartition névrose/psychose et, au sein de cette dernière, sur le couple schizophrénie/psychose maniaco-dépressive. Les deux auteurs mènent la critique sur trois fronts. La première critique porte sur la disparition du sujet. Selon Assoun, la lecture standardisée des symptômes du patient maniaque appauvrit la dimension subjective qui doit faire partie du soin. Peut-on résumer son état – l’humeur triomphante et jubilatoire, l’extrême mobilité insomniaque, l’hyperliberté du langage, l’accélération de la pensée – à un tableau clinique inaugurant systématiquement le même protocole médical ? Par exemple, doit-on opposer si évidemment un être maniaque débordant d’affect à l’être mélancolique replié sur lui-même et l’auto-béatitude de l’un à l’auto-reproche de l’autre ?
La deuxième critique porte sur les modes de prise en charge précoce des sujets qui entrent dans la psychose. Les centres canadiens de détection des psychoses débutantes renvoient, selon Trichet, au vieux projet aliéniste de création de services pour les délirants aigus, voué à raccourcir au maximum le temps non médicalisé de la maladie. Si l’usage préventif de neuroleptiques pose des problèmes de santé et d’éthique non négligeables – la présence d’effets secondaires existe en effet toujours avec les molécules les plus récentes, même s’ils semblent atténués [4] –, on oublie trop rapidement que ces médicaments, appelés à tort « antipsychotiques », n’attaquent pas la structure de la psychose, mais réduisent les symptômes au même titre que la première génération de neuroleptiques. En effet, aucun traitement ne permet au patient de retrouver l’état antérieur à l’entrée dans la psychose : c’est la notion même de guérison qui est donc en jeu.
La troisième critique souligne l’archaïsme des conceptions théoriques contemporaines qui sous-tendent l’interventionnisme précoce en matière de psychose. Comme l’explique Trichet, depuis sa construction à la fin des années 1970, le modèle « stress-vulnérabilité », fondé sur une représentation bio-psycho-sociale de l’apparition de la folie, est devenu la clé de compréhension dominant des troubles psychotiques. L’individu psychotique est considéré comme un être génétiquement vulnérable et incapable de maîtriser les stress multifactoriels de la société moderne. Dans une société obsédée par la gestion du risque, la psychiatrie contribue donc à repérer en amont les plus vulnérables et à scruter les prodromes d’une éventuelle psychose, même si ces signes – humeur dépressive, problème de concentration, troubles du sommeil par exemple – sont forcément peu spécifiques dans une phase débutante.
Assoun et Trichet relèvent tous les deux la résurgence de modèles historiques du XVIIIe siècle – la théorie des humeurs – et du XIXe siècle – celle de la prédisposition – dans le corpus théorique mis en œuvre aujourd’hui pour légitimer une intervention psychiatrique précoce. La représentation du bipolaire esquissée dans les années 1950 – un trouble de l’humeur oscillant cycliquement entre un pôle maniaque et un pôle dépressif – est-elle réellement redevable de la conception fluidique humoraliste et par là logiquement traitée uniquement par la chimie ? Le modèle stress-vulnérabilité ne fait-il que prolonger les représentations médicales de la folie du XIXe siècle ? Ces deux hypothèses mériteraient sans doute d’être plus longuement étayées, mais le questionnement historique des théories scientifiques contemporaines est assurément stimulant.
L’achoppement du facteur Cheval
Qu’opposer à cette représentation mécanique, préventive et donc attendue de l’entrée dans la folie ? Assoun et Trichet, sans jamais tomber dans l’idéalisme consistant à faire l’impasse totale sur la chimiothérapie, disent tous deux la nécessité de comprendre le drame qui survient dans l’histoire du sujet et sert de déclencheur à la psychose. L’aventure maniaque du facteur Cheval débute par une rencontre inattendue avec un objet étrange qui fait rupture dans son histoire personnelle en retenant son attention pour des décennies. La pierre, sur laquelle il bute par inadvertance est un signe énigmatique dont Cheval se fait l’interprète. Puis la mise en série de l’objet-pierre façonne le palais triomphal. Assoun ne recherche pas les prodromes de la manie – il n’y a pas de « préhistoire » du facteur Cheval – mais donne à lire le sens de cette entrée brutale dans une nouvelle vie.
Ferdinand Cheval (1836-1924) est l’architecte autodidacte d’un édifice monumental classé « monument historique » depuis 1969. Palais syncrétique forgé par l’accumulation, à la manière de toutes les architectures spontanées, excessif dans les détails, le palais-tombeau – car c’en est un – est édifié entre 1897 et 1920 par ce postier drômois touché par des deuils multiples : orphelin à 19 ans, Cheval perd son épouse et sa fille avant d’entamer sa (re)construction. Le facteur n’est pas un maniaque en crise, mais un mélancolique « qui se restaure triomphalement » et doucement durant les quarante années que compte sa nouvelle vie. Comme l’explique Assoun, le sujet se coulant entièrement dans son symptôme, ce palais tombal, « mausolée de lui-même », projection de son for intérieur, vient recouvrir les deuils de sa vie première. Pour Cheval, l’entrée dans la folie douce est une forme d’automédication dans une situation d’échec du travail de deuil – le « remède de Cheval » – qui vient, à partir d’une expérience énigmatique imprévisible, poser la question du père. Loin de se résumer aux formes cliniques de l’excentricité, la manie apparaît, selon Assoun, comme une « riposte » du sujet contre l’objet en train de le terrasser : « Le sujet s’élève en s’effondrant. » Contrairement aux apparences, le sujet maniaque n’est pas joyeux, il est rendu enthousiaste par la levée soudaine de l’obstacle mélancolique qui libère une énergie infinie et réjouissante.
Déclenchement contre apparition
À partir d’un corpus très riche et d’une approche théorique clairement exposée, Yohan Trichet montre comment un modèle lacanien du « déclenchement » de la psychose s’oppose fondamentalement au modèle historique de l’« apparition » sur fond de prédisposition du sujet. Pour le psychologue, sous des dénominations renouvelées, se dessine depuis le XIXe siècle une même représentation de l’entrée dans la folie : une forme insidieuse (la schizophrénie), plus brutale (la bouffée délirante), des signes annonciateurs (rires immotivés, visions, insomnie, transformation du son et du débit de la voix, gestes insolites, etc.). Les travaux des psychiatres du XXe siècle ont systématisé les étapes prévisibles de l’entrée dans la psychose : perplexité inaugurale, transformation du rapport du sujet à son corps et au monde, délire de persécution, chronicité, démence.
Ce que montrent bien les observations présentées par Trichet – qui rejoint ici le propos d’Assoun sur le facteur Cheval –, c’est la construction par le sujet de scénarios complexes qui sont autant de béquilles imaginaires pour empêcher le passage à l’acte. Le passage à la psychose clinique est marqué par un arrêt accidentel de cet auto-traitement. L’entrée dans la folie est le fruit imprévisible d’une « mauvaise rencontre » (un événement heureux ou malheureux) avec un signifiant inassimilable (autour du désir de l’autre, de la demande sexuelle). Cette perplexité inaugurale associée à un sentiment de catastrophe imminente conduit le sujet dans une forme d’impasse. Face à l’absence de sens, le sujet émet une explication délirante et persécutée aux vertus apaisantes et qui s’apparente à une révélation. Le délire relève donc d’une logique stratégique du sujet, tout comme la manie de Cheval est une solution pour résoudre la crise mélancolique du facteur. L’entrée dans la folie résulte donc à la fois d’une carence structurale du sujet (qui n’est pas une prédisposition), d’une mauvaise rencontre inopinée et d’un échec de l’auto-traitement par la construction délirante.
L’urgence de la parole
Comment repenser le soin dans cette phase d’entrée dans la psychose ? Les deux ouvrages ont le mérite de prendre à bras-le-corps cette question. Pour Assoun, il faut ré-envisager les divers « états maniaques » (toxicomanie et boulimie par exemple) à partir de la révision métapsychologique décrite à propos du facteur Cheval. Pour Trichet, il ne faut pas se contenter d’une médication d’urgence, mais il est nécessaire de faire bon accueil à une urgence de la parole en reculant ou en modérant l’interventionnisme médical précoce et en étant attentif au récit du sujet. Le médicament ne doit pas être une fin, mais un moyen d’éviter un passage à l’acte et de réduire l’angoisse du sujet afin qu’il puisse retrouver une capacité de parler de sa perplexité initiale.
Cette « urgence subjective » permettant d’évoquer les conditions de déclenchement propre à chaque sujet et s’appuyant sur sa construction auto-thérapique est à la fois révolutionnaire – elle doit surmonter les méfiances portant sur l’analyse des psychotiques – et ancrée dans l’héritage de la médecine expectante peu interventionniste des débuts du XIXe siècle ainsi que du premier aliénisme, celui qui voulait à la même époque se faire le secrétaire des fous. Face au sujet entrant dans la psychose Assoun et Trichet proposent finalement de prendre ce que le sujet dit au pied de la lettre pour saisir le moment dramatique à partir duquel rien n’est plus comme avant.
Hervé Guillemain, « Pourquoi la folie ? »,
La Vie des idées
, 25 juillet 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-la-folie
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[2] Voir S. Aouillé, P. Bruno, F. Chaumon, G. Lérès, M. Plon, E. Porge, Manifeste pour la psychanalyse, La Fabrique éditions, 2010, P. 111-114.
[3] Voir C. Prieur, « Réforme de la psychiatrie, le grand enfermement », Le Monde, 30 mars 2011.
[4] Sur ce sujet, voir R. Whitaker, Mad in America. Bad Science, bad Medicine and the Enduring Mistreatment of the Mentally Ill, Perseus, nouvelle édition en 2010.