Recensé : Adair Turner, Between Debt and the Devil, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2016. 320 p., $30.
Les banques centrales ont sans doute sauvé l’économie mondiale après la crise de 2008 en injectant massivement de la monnaie dans les économies. Après une phase de freinage plus ou moins longue suivant les pays, elles ont repris une politique d’argent facile pour lutter contre la faiblesse des investissements et de la croissance et éviter que le surendettement provoque une succession de faillites. Ce faisant, elles ont favorisé les placements immobiliers et (ou) spéculatifs. Les entreprises rechignent à investir aussi longtemps que la demande reste insuffisante. Aujourd’hui, cette politique d’argent facile qui a conduit à une liquidité mondiale sans précédent et à un endettement massif des agents économiques privés comme des États est devenu un problème en lui-même.
C’est là qu’intervient l’ouvrage d’Adair Turner. Les réflexions de l’auteur sont d’autant plus intéressantes qu’elles se fondent sur une expérience qui lui a permis d’observer de près les phénomènes qu’il analyse. Il a en effet présidé l’Autorité britannique des services financiers, de mai 2008 jusqu’à son abolition en mars 2013, soit au moment de l’éclatement de la crise financière, et il a joué un grand rôle dans la redéfinition de la régulation financière dans les années suivantes. Adair Turner avait précédemment dirigé la Confédération de l’industrie britannique (CBI) (1995-1999) puis été vice-président de Merrill Lynch Europe de 2000 à 2006.[ Il est actuellement Président de l’Institut pour une nouvelle pensée économique (INET) fondé par Georges Soros.
L’ouvrage s’appuie sur une théorie de la monnaie – fortement reconsidérée depuis la crise financière – qui vise à retirer aux banques le pouvoir de création monétaire pour le confier entièrement à l’État [1]. L’idée est de faire en sorte que les banques ne puissent prêter qu’un montant égal à leurs dépôts, et donc ne créent pas de monnaie en prêtant plus qu’elles possèdent.
Dans cette optique, un rapport parlementaire suggérant de donner à la banque centrale le monopole de la création monétaire a été remis, le 31 mars 2015, au Premier Ministre par le Président des affaires économiques du Parlement islandais, Frosti Sigurdjonsson. En Suisse, un référendum d’initiative populaire propose de supprimer le pouvoir de création monétaire des banques qui n’agiraient plus que comme des gestionnaires exécutant les ordres de paiement de leurs clients. [2] Adair Turner ne va pas aussi loin que les initiateurs de cette stratégie, puisqu’il ne propose qu’un accroissement de la part de l’État dans la création monétaire et non sa substitution totale à la monnaie privée.
L’ouvrage d’Adair Turner renforce ces différents travaux avec une analyse, sinon exhaustive, du moins fort bien documentée de la situation actuelle et des arguments qui plaident en faveur d’un changement radical de la politique économique. Adair Turner résume lui-même sa problématique en expliquant que, contrairement à ce que craint Jens Weidman, le Président de la Bundesbank, on peut avoir une croissance excessive du crédit qui ne débouche jamais sur une inflation excessive, mais provoque néanmoins un surendettement et une déflation après la crise. Trois points sont plus particulièrement développés à l’appui de cette thèse.
1/ Les dangers de la dette
Turner met en garde contre les dangers d’une financiarisation des économies qui profite davantage au financement d’investissements mobiliers et spéculatifs qu’à l’investissement des entreprises. Reprenant des données publiées par Andrew Haldane [3], Adair Turner note que la valeur ajoutée du secteur financier (valeur de la production brute d’un secteur moins ses consommations intermédiaires) au Royaume-Uni a augmenté en moyenne de 4,4% par an de 1856 à 2008, alors que l’économie n’a crû que de 2,1 % par an. En fait, cette moyenne cache des variations importantes suivant les époques : de 1856 à 1914, la valeur ajoutée par les services financiers a augmenté 3,5 fois plus rapidement que le revenu national ; de 1914 à 1970, la tendance s’inverse, malgré deux guerres mondiales : en 1970, la finance occupe une place plus faible dans l’économie qu’en 1914. Nouvelle inversion après 1970 et surtout après 1980. Durant cette période, la finance augmente deux fois plus rapidement que le revenu national britannique.
L’évolution est comparable aux États-Unis : croissance rapide de la finance entre 1850 et le krach de 1929, en particulier en fin de période. Baisse sensible de sa part dans le PIB américain dans les décennies suivantes. Ce qui explique que, dans les années 1950, le système financier représentait moins de 3% du PIB, ce qui n’empêchait pas les États-Unis d’être une économie capitaliste très performante. Enfin, on assiste à une forte croissance de la financiarisation depuis lors, plus particulièrement durant la dernière décennie. En fait, pendant les décennies qui ont précédé la crise de 2007-2008, la valeur ajoutée du secteur financier n’a cessé d’augmenter par rapport à l’économie réelle. Sa part dans les économies américaine et britannique a triplé entre 1950 et 2000. En moyenne, dans les économies développées, la dette du secteur privé est passée de 50 % du revenu national en 1950 à 160% en 2006. Dans les deux décennies qui ont précédé 2008, dans la plupart des économies avancées, le crédit a augmenté à environ 10-15% par an contre 5 % de croissance annuelle pour le revenu national nominal.
Cette croissance rapide du crédit paraît avoir trois sources. La première est l’importance croissante de l’immobilier dans les économies modernes. Adair Turner insiste, à plusieurs reprises, sur le fait que, contrairement à ce qui est généralement enseigné dans les cours d’économie, dans la plupart des économies développées, la progression du crédit ne sert pas principalement au financement des investissements, mais à des achats immobiliers qui représentent la majeure partie des emprunts privés. Ces achats immobiliers participent certes à la croissance, mais ils ne contribuent guère au renforcement de l’appareil de production, si ce n’est par un effet indirect (quand les prix de l’immobilier augmentent, les entreprises s’enrichissent et peuvent emprunter davantage). En 2012, le crédit hypothécaire représentait, au Royaume-Uni, 65 % du total des crédits accordés par les banques, et les crédits immobiliers aux entreprises 14%. Il en était plus ou moins ainsi dans la plupart des pays développés, avec des pointes dans certains pays comme l’Irlande et l’Espagne, qui ont connu un surinvestissement immobilier massif. De surcroît, dans bon nombre de pays, ces crédits servaient davantage à l’acquisition de biens déjà existants qu’à de nouvelles constructions. Pour la moyenne des pays développés, l’augmentation des prix immobiliers, entre 1950 et 2012, s’expliquait pour 80 % par la hausse des prix des terrains et seulement pour 20% par l’accroissement des prix de la construction. Au Japon, rien qu’entre 1985 et 1989, la croissance du crédit bancaire a atteint 65 %, celle du crédit immobilier étant multiplié par quatre, moyennant quoi le prix des terrains a augmenté de 245%. Une part croissante de la richesse dans les pays développés, et plus récemment dans les pays en développement, avait pour origine l’augmentation des prix des terrains urbains, en particulier dans les quartiers les plus recherchés que ce soit à Londres ou à Paris, New York, San Francisco ou Hong-Kong. En conséquence, l’importance de la richesse immobilière par rapport au revenu a connu une appréciation considérable. Au Royaume-Uni, l’immobilier représentait 120 % du revenu national en 1970 et 300 % en 2010. En France, ce pourcentage est passé, au cours de la même période, de 120 % du PIB à 371 %. Citant un ouvrage de deux économistes du MIT, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Adair Turner observe que ce rôle croissant de l’immobilier dans le crédit et la richesse nationale s’explique notamment par la diminution du prix relatif des biens de production entre 1990 et 2014 [4] En particulier, parce que les technologies de l’information et de la communication sont relativement peu coûteuses. Les entreprises comme Facebook, Google, etc. sont parvenues à acquérir des valeurs considérables avec des investissements extrêmement faibles comparés à ceux qui avaient été nécessaires pour développer les industries de l’automobile ou de l’aviation par exemple.
La seconde source de développement du crédit réside dans la croissance des inégalités. La financiarisation des économies a joué un rôle majeur en la matière. Adair Turner explique que la relation entre le crédit et les inégalités joue dans les deux sens. Tout d’abord, le crédit vise à maintenir la demande des ménages, malgré un accroissement des inégalités, alors que comme on sait les personnes à revenu élevé épargnent davantage que ceux qui ont de faibles revenus. De ce fait, les personnes à faible revenu doivent se surendetter pour acquérir des biens immobiliers et se trouvent souvent dans des situations très aléatoires. À l’opposé, les personnes à revenu élevé peuvent plus facilement obtenir des crédits à taux avantageux, ce qui leur permet de s’enrichir.
Enfin, Adair Turner mentionne une troisième source de croissance du crédit : des flux de capitaux de plus en plus importants, sans rapport avec des investissements à long terme, qui provoquent à la fois des déséquilibres des balances de paiements et une croissance de l’endettement.
Ces trois facteurs de croissance du crédit sont à l’origine d’un accroissement de l’endettement qui ne sert pas principalement à financer des investissements et, de ce fait, ne provoque pas de nouveaux revenus qui permettraient le remboursement des dettes. Adair Turner conclut que les dirigeants des économies sont confrontés à un sérieux dilemme : « On a l’impression que le crédit doit croître plus rapidement que le PIB pour assurer une croissance raisonnable de ce dernier, ce qui conduit inévitablement à la crise, au surendettement et à une récession post-crise » (p. 7) [5].
2/ Puissance de l’orthodoxie libérale et erreurs de prévision et de politique économique
En 2003, Robert Lucas, alors Président de l’American Economic Association, ardent défenseur de la théorie des anticipations rationnelles, déclare que « le problème de la prévention des récessions économiques a été résolu pour de nombreuses décennies ». En avril 2006, le FMI a décrit en détails comment les innovations financières ont rendu plus stable le système financier global. Pendant l’été 2007, les premiers signes de crise furent perçus comme un simple problème de liquidités facilement gérable. Adair Turner avoue que s’il avait eu un rôle dirigeant avant la crise, il aurait sans doute fait les mêmes erreurs. La préface de son ouvrage est, du reste, intitulée : « La crise que je n’ai pas vu venir ».
Selon lui, quatre types d’erreurs ont été commis. Tout d’abord, les fondements théoriques de l’orthodoxie en vigueur avant la crise reposaient sur une vision idéale de l’économie, contraire à ce qu’on observe dans la réalité. « Les êtres humains ne sont pas pleinement rationnels, et même si c’était le cas, l’imperfection des marchés peut produire une instabilité financière qui éloignera considérablement de l’équilibre rationnel. » (p. 38). En second lieu, les modèles macroéconomiques ont dans une large mesure ignoré le système bancaire. Ils n’ont pas su prendre en compte les modalités de la création monétaire suivant que celle-ci est faite par les banques et le système bancaire parallèle (shadow bank), au profit des agents économiques privés ou par la Banque centrale au profit de l’État. De ce fait, ils n’ont pas vu les différences fondamentales entre divers types d’endettement, suivant qu’ils sont public ou privé et suivant leur destination (achats immobiliers, consommation, investissements). De même, Adair Turner suggère que seule la foi libérale dans les bienfaits de l’intégration financière internationale conduit à ignorer les leçons des expériences qui contredisent cet optimisme. Les systèmes bancaires laissés à eux-mêmes sont amenés à créer trop d’une mauvaise sorte de dettes, de l’instabilité et de la crise. En réalité, « les innovations financières et les flux inter-bancaires, bien loin de rendre le système plus stable et plus efficient, amplifie l’instabilité inhérente au cycle financier et rendent plus dangereux les effets du surendettement. » et Adair Turner conclut que « le bilan de trois décennies d’innovations financières est presque entièrement négatif » (p. 49). A contrario, « la fragmentation du système financier international, loin d’être toujours dangereuse, peut être désirable dans des cas spécifiques. » (p. 155).
L’Union Européenne serait, selon Adair Turner, victime de la même orthodoxie : une vision erronée de l’économie de marché et une surestimation des avantages des flux de capitaux. En fait, le problème fondamental de l’UE est que les États européens ne sont plus maîtres de l’émission de leur propre monnaie et, de ce fait, n’ont plus la capacité de rembourser les dettes publiques en créant de la monnaie. D’où la crainte d’un risque de défaut de certains États répandue sur les marchés financiers, crainte qui ne leur vient pas à l’esprit quand il s’agit des États-Unis, du Royaume-Uni ou du Japon, dont l’endettement est pourtant aussi important ou supérieur à celui des États européens. Le résultat de cet état de fait, en particulier durant la période 2010-2013, a été un « cycle auto-entretenu de risque croissant et de baisse de la demande » (p. 158).
3/ Les remèdes d’Adair Turner
L’auteur suggère des remèdes à la fois micro et macroéconomiques. Parmi les premiers, citons une modification des systèmes fiscaux de manière à réduire le biais qui favorise dans la plupart des pays un financement par l’endettement favorable au développement des inégalités. (p. 10). Il propose, par ailleurs, de réduire l’accroissement des inégalités par des politiques de redistribution plus déterminées, notamment en généralisant l’imposition du capital. De manière générale, pour prévenir de futures crises, il est favorable à un contrôle de la création de crédit par les banques commerciales beaucoup plus strict. En même temps, il préconise qu’une plus grande part de la création monétaire soit réservée à la banque centrale, permettant ainsi à celle-ci de financer des déficits budgétaires plus importants. La création monétaire par les banques commerciales est, en effet, une monnaie qui a pour contrepartie un endettement des agents économiques, c’est-à-dire des entreprises et des ménages. Comme l’a notamment montré Hyman Minsky [6], dès lors que la création monétaire repose sur cet endettement, il est inévitable que son accroissement continu, pour accompagner la croissance de l’économie, conduise progressivement au surendettement. D’où le risque que des agents surendettés ne parviennent plus à rembourser leurs dettes et que les banques débitrices soient menacées de faillite. Au contraire, une banque centrale peut toujours faire face à un défaut, à un non remboursement des créances qu’elle détient, en créant de la monnaie. Le risque de crise financière, dans cette dernière hypothèse, est donc infiniment plus faible, sous réserve que la monnaie ainsi créée ne le soit pas de manière excessive par rapport à la croissance du PIB potentiel.
Il remarque ainsi que si, à la place de la politique d’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing) mise en œuvre, par exemple, par la Banque d’Angleterre, celle-ci avait consacré une partie de la monnaie ainsi émise au financement de réductions d’impôts ou de dépenses publiques, les effets auraient été plus forts, plus équitables et moins risqués. Il reprend, par ailleurs, une proposition de Francesco Giavazzi et Guido Tabellini consistant à réduire simultanément les impôts dans tous les États de la zone euro, pendant trois ans, en finançant cette réduction par l’émission d’obligations à long terme qui seraient rachetées par la Banque Centrale Européenne, qui les détiendraient à perpétuité [7]. Dans le même esprit, évoquant le surendettement public du Japon, il suggère que les créances détenues par la Banque du Japon sur l’État et les institutions publiques soient radiées et qu’elles soient remplacées à son bilan par une dette perpétuelle et sans intérêt de l’État auprès de la banque centrale. Enfin, Adair Turner observe que, pour que l’Union Européenne évite une « décennie perdue » comme celle qu’a connue le Japon, il faudrait qu’elle s’engage dans une politique d’endettement public au niveau européen, une partie seulement des dettes publiques restant au niveau des États. Cet endettement public communautaire pourrait servir à financer les investissements de la Banque Européenne d’Investissement.
Trois arguments sont généralement avancés à l’encontre d’une création de monnaie par l’État. Le premier est l’affirmation selon laquelle il est loin d’être évident que celle-ci sera de nature à stimuler la demande et à relancer la croissance. À cela, Adair Turner répond que tout dépendra des circonstances. Une telle réforme du financement des économies devrait permettre d’utiliser les politiques publiques pour produire une allocation différente du crédit qui ne dépendra plus de décisions purement privées, qui privilégient le crédit immobilier, et au contraire, privilégier des formes de crédit plus favorables au développement des investissements publics ou (et) privés.
Le second argument généralement évoqué est qu’une telle politique aura un effet d’éviction au détriment des investissements privés ou de la demande des ménages. Encore faut-il que la conjoncture soit telle qu’un essor des dépenses publiques conduise à une hausse des taux d’intérêt dissuasive pour la demande privée. Le moins qu’on puisse dire est qu’on en est loin à l’heure actuelle étant donné le niveau historiquement très bas des taux.
Enfin, le troisième argument est celui connu sous le nom d’ « équivalence ricardienne ». Il suppose que les entreprises et les ménages vont réduire leurs dépenses, en prévision d’un accroissement ultérieur des impôts qui sera rendu nécessaire par le financement du remboursement futur de la dette publique. Adair Turner répond que les ménages et les entreprises, qui bénéficieront directement des mesures de relance budgétaire, ne seront peut-être pas aussi « rationnels » que le théorème de Ricardo-Barro le suppose et pourront négliger (au moins pour un temps) les effets futurs de l’endettement public.
En fin de compte, Adair Turner observe que « la stimulation de la demande directement par un déficit budgétaire financé monétairement est parfois moins dangereuse que la création de monnaie privée » (p. 50). À ce sujet, il rappelle qu’Irving Fisher et Henry Simons, les premiers qui ont plaidé en faveur d’une création monétaire par l’État plutôt que par les banques, étaient de fervents partisans de l’économie de marché. Ils considéraient néanmoins que la création monétaire était trop importante pour être abandonnée aux banques.
Il n’y a certainement pas de solutions sans aucun risque. Adair Turner remarque cependant que sans un changement radical de politique, les pays occidentaux, en particulier les pays européens, risquent de connaître une « stagnation séculaire ». En particulier, au sein de l’Union Européenne, les dettes publiques doivent être radicalement réduites. En revanche, une création monétaire par la BCE devrait permettre de financer un déficit budgétaire contracyclique à l’échelle de la zone euro. Dans cette optique, les banques ne seraient plus autorisées à détenir des dettes souveraines des États de l’Union, mais devraient détenir des dettes publiques européennes. Adair Turner craint cependant qu’un consensus sur une telle stratégie s’avère impossible. Auquel cas, un éclatement de la zone euro deviendra sans doute inévitable et préférable, selon lui, à une stagnation durable.