Recensé : Le Mouvement social, n° 241, octobre-décembre 2012, numéro spécial « Travail et mondialisations », sous la direction de Marcel van der Linden, 240 pages, 16 euros. ISBN : 978-2-7071-7497-0.
Depuis une trentaine d’années, l’histoire transnationale du travail s’impose peu à peu, tel « un nouveau spectre [qui] hante les historiens du travail », comme le note plaisamment Sven Beckert. L’Institut international d’histoire sociale (IISH), à Amsterdam, est un de ses centres [1]. Son directeur Marcel van der Linden a dirigé ce numéro du Mouvement social, qui rassemble dix contributions, dont huit traductions. Mobilisant les travaux d’historiens inédits en français, mêlant notes historiographiques et études de cas, ce volume offre un panorama de l’état des recherches en la matière.
Décentrer l’histoire du travail
Van der Linden replace ces évolutions dans la longue durée. L’histoire du travail, des travailleurs et de leurs organisations a un siècle et demi, mais elle a souvent pâti d’être centrée sur les États-nations qui se sont industrialisés les premiers, ou de l’« eurocentrisme », au détriment de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine. Depuis trente ans, l’histoire transnationale du travail s’est appuyée sur plusieurs évolutions. Il y a, d’abord, la gestation de travaux et de sociétés spécialisés en Afrique du Sud, au Brésil, en Inde ou en Chine. Si l’histoire ouvrière semble avoir reculé par rapport à un âge d’or des années 1960 et 1970, c’est surtout du point de vue européen. Depuis vingt ans, des conférences au Pakistan, en Indonésie, au Sénégal ou en Turquie ont permis de multiplier contacts et réseaux. Le « décentrement » du regard, à l’œuvre dans d’autres champs de l’histoire, a également joué son rôle.
Les progrès de l’histoire globale et ceux de l’histoire impériale ont également contribué à ce développement, comme l’illustre l’exemple des migrations internationales, abordées par Adam McKeown. Si la période cruciale 1840-1940 était surtout connue pour ses migrations d’Europe et du Moyen-Orient, dite « blanches », transatlantiques, massives – avec plus de 56 millions de migrants – et constitutives des sociétés des Amériques, McKeown souligne que deux autres zones ont connu des migrations comparables : l’Asie du nord, avec plus de 53 millions de migrants ; l’Asie du Sud-Est, avec 50 millions de migrants d’Inde et du sud de la Chine, en particulier vers l’Empire britannique (Ceylan, Birmanie, Malaisie, Caraïbes...). L’article déporte donc le regard vers l’Asie ; il remet en cause les modèles élaborés à partir des migrations transatlantiques et interroge les catégories de migrants « libres » et contraints. L’article d’Alessandro Stanziani s’inscrit dans cet intérêt pour les migrations tropicales ; il étudie en particulier les cas des Indiens engagés sous contrat (indentured) vers l’île Maurice (1834-1910) et à la Réunion (1840-1880). Ces 500 000 hommes se substituèrent aux esclaves, bien que leur condition en fût proche : travail et vie extrêmement durs, interdiction de mariage, sanctions pénales, disponibilité complète du travailleur pour son maître. Cela est maintenant connu, mais l’auteur se livre à une comparaison originale des modalités et des rythmes de ces flux. À la Réunion, ils ne sont que quelques milliers, et sont particulièrement peu protégés face à leur employeur. À l’île Maurice, ils modifient la composition de la population, aux deux tiers indienne dès 1871. À partir des archives coloniales, Stanziani s’intéresse également aux difficultés de ces sujets des Empires à faire valoir leurs droits, acquis très progressivement et surtout à Maurice.
L’évolution mondiale des modes d’exploitation
La proximité de condition entre les esclaves et les travailleurs engagés dits « libres » s’intègre à une interrogation plus vaste : les travailleurs des colonies et des empires informels étaient-ils soumis à des statuts et à des modes d’exploitation différents de ceux des pays industrialisés ? Ou leur condition était-elle similaire ? Ou encore, ne peut-on définir de cadre global et faut-il raisonner au cas par cas ? Une autre vaste synthèse, celle d’Andrea Komlosy, donne une réponse partielle en s’intéressant à la mondialisation du travail dans le textile, un secteur de pointe depuis deux siècles. L’auteure met en évidence deux tournants qui seraient décisifs, les années 1880 et 1980, qui ont marqué le début et la fin d’une forme de travail salarié, alors considéré comme caractéristique du capitalisme moderne. Dans les années 1880, les pays industrialisés commencent à instaurer un code du travail et des lois sociales, pour s’assurer la reproduction de la main-d’œuvre de l’industrie textile selon l’auteure, qui n’évoque guère les importantes mobilisations ouvrières qui furent à l’œuvre ; 1980 marque, explique l’auteure, la fin de l’industrialisation dite « fordiste ». Elle mène ensuite une étude sur trois cas : l’Empire d’Autriche-Hongrie, l’Empire ottoman et le sous-continent indien, en particulier respectivement la Basse-Autriche, la Syrie et le Liban, le Nord-Ouest de l’Inde (la présidence de Bombay). Il s’agit donc d’une étude comparée sur ces trois aires industrielles, prises à des périodes spécifiques (1800-1880 ; 1880-1980 ; depuis 1980), qui s’intéresse à la division internationale du travail et au déplacement des centres de l’économie mondiale. L’article montre bien comment, dès le début du XIXe siècle, la production se mondialise en jouant des différences entre les conditions de travail et les salaires, et comment se met ainsi en place une division internationale du travail changeante. En Basse-Autriche, l’industrialisation « de rattrapage » réussit à pénétrer les marchés de l’Empire ottoman. Au Liban, l’artisanat local est détruit par les produits manufacturés britanniques, et la région se spécialise dans l’élevage de ver à soie à destination de la soierie française. Au Nord-Ouest de l’Inde, d’abord ruiné par le textile britannique, une industrie qui reprend les normes britanniques se met en place à la fin du XIXe siècle, et elle exporte maintenant vers les pays riches. Mais l’hypothèse de conclusion selon laquelle des États et des entreprises du Sud maîtriseraient désormais la production mondiale laisse sceptique.
Rendre visibles les travailleurs des mondes colonisés
En montrant comment le travail se structure et se hiérarchise à l’échelle mondiale, ces travaux contribuent aussi à rendre visibles des catégories de travailleurs jusque-là relégués aux marges de l’historiographie. Gopalan Balachandran s’intéresse aux marins indiens, qui ont constitué à partir des années 1870 une partie croissante des effectifs des compagnies maritimes britanniques, pour atteindre 40% pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet historien ne procède pas seulement à un décentrement vers le monde colonisé, mais aussi vers un secteur moins « classique » de l’étude du monde du travail. Payés au cinquième ou au quart des marins britanniques, mal nourris, confinés dans des espaces réduits, travaillant souvent aux postes les plus physiques et dans des conditions insalubres, ces marins étaient en outre l’objet d’un rejet des syndicats de la métropole. Bien qu’ils aient joué un rôle décisif dans la puissance britannique de façon générale et pendant les deux guerres mondiales en particulier, quand plusieurs milliers d’entre eux perdirent la vie, ils sont restés dans un angle mort de la recherche, que l’auteur cherche à explorer.
D’autres catégories de travailleurs subalternes, comme les prostituées, les travailleurs des transports ou les militaires, sont mobilisées dans ce recueil. Erik-Jan Zürcher s’intéresse aux militaires, plaidant pour leur intégration dans une histoire du travail qui les a jusqu’à récemment ignorés : ils contribuent à de grands travaux d’infrastructure, à la construction, à l’agriculture ou à l’entretien des routes ; quand ils gagnent la guerre, ils permettent aux États et à leurs élites de réaliser des plus-values ; enfin, ils se mobilisent, demandent à pouvoir se syndiquer et y parviennent parfois, et on peut étudier leur répertoire d’action (désertion, automutilation, mutinerie, constitution de syndicats), à la manière de Charles Tilly. La période (1500-2000) et les régions (Europe, Proche-Orient et Asie) envisagés par l’article concernent des militaires aux conditions et aux statuts très divers, mais l’auteur cherche précisément à mettre au point une taxinomie permettant de regrouper les militaires en catégories, selon les types de recrutement (conscription, engagement...) ou d’emploi.
L’extension mondiale de la traite des prostituées dans l’entre-deux-guerres fait l’objet d’une étude de Magaly Rodriguez Garcia. Elle mobilise pour cela surtout les sources de la Société des Nations, qui a alors tenté de supprimer le trafic sexuel, et a donc dépêché des enquêteurs qui ont interviewé quelque 5000 prostituées, trafiquants, et proxénètes. Ce fut ensuite au tour du Bureau international du travail (BIT) de s’intéresser aux mobilités des prostituées, et plus largement à l’impact sanitaire des mobilités du travail : c’est ce que montre Michel Pigenet en étudiant les campagnes du BIT ou de certains organisations syndicales internationales contre le virus du sida dans les transports, en particulier en Afrique. Si les personnels de santé et les prostituées ont été les catégories les plus vulnérables, les travailleurs des transports (chauffeurs routiers, marins, dockers, cheminots) sont également largement touchés par la pandémie. En Afrique du Sud, en Ouganda, au Kenya, mais aussi en Inde, au Népal, au Sri Lanka, en Ukraine, en Argentine ou au Guyana, des syndicats appartenant à la Fédération internationale des travailleurs des transports (FIT) se sont ainsi mobilisés dans l’action contre le VIH, sur les terrains de l’information des travailleurs, de l’amélioration des conditions de travail et des systèmes de santé, ou de la lutte contre les abus et les violences, œuvrant ainsi d’une façon aussi essentielle que méconnue contre la propagation du VIH et du sida.
Recomposer les ramifications mondiales de chaque production
Plusieurs contributions partent enfin des objets produits, et de la chaîne de travail mondialisé qui rend possible leur assemblage et leur circulation. La fabrication des diamants, comprenant l’extraction, la taille et le polissage, est ainsi prise à témoin par Karin Hofmeester. Menant cette étude sur plusieurs siècles, elle utilise le diamant comme un moyen d’approcher l’histoire globale du travail, entre les centres successifs ou simultanés d’extraction (Inde, Brésil, Afrique du Sud puis Australie), de transformation (Inde, Pays-Bas) et de consommation (Inde, Europe, États-Unis...). Ici, il n’est donc pas tant question de la circulation de la main-d’œuvre, que de celle des techniques, des savoirs, des marchandises, même si des travailleurs sont à l’œuvre dans ces transferts. L’auteure souligne les similitudes dans les pratiques des propriétaires de mines, qu’il s’agisse d’un sultan du Deccan, de l’empereur moghol, de la Compagnie britannique des Indes orientales, ou de la Couronne portugaise : constitution de monopoles miniers, contrôle de l’offre, conditions de travail difficiles (bas salaires, endettement élevé, travail forcé) pour les travailleurs dits « libres » comme pour les esclaves.
Loin de cet article de luxe, Sven Beckert étudie quant à lui les ramifications de l’industrie cotonnière, véritable locomotive de l’industrialisation. Il s’agit de s’éloigner des grands centres de transformation (Manchester, Lowell, Roubaix, etc.) pour s’intéresser aux principaux lieux de production et à leurs acteurs : les esclaves des plantations de coton aux États-Unis au début du XIXe ; les métayers indiens, égyptiens ou sud-américains dans les années 1880 ; les paysans enrôlés dans la construction ferroviaire dans l’Afrique coloniale du début du XXe siècle. Beckert se penche sur l’évolution des modes d’exploitation : esclavage en Amérique du Nord jusqu’à la guerre de Sécession, puis travail de métayers, de fermiers, de cultivateurs théoriquement libres en Inde, en Asie centrale, en Égypte ou aux États-Unis. Il souligne le rôle joué non seulement par la bourgeoisie, qui injecta des capitaux dans les campagnes, mais aussi par les États, qui ont contraint des populations nomades à se sédentariser (Ouest de l’Anatolie, Asie centrale), ont érigé des arsenaux législatifs contre le vagabondage et les dettes pour contraindre des travailleurs à se fixer, pour s’emparer de terres sur lesquelles il serait possible de cultiver le coton, pour construire des infrastructures de transport, pour écraser l’action collective des ouvriers. L’histoire mondiale du travail, souligne-t-il, est donc indissociable de celle de la bourgeoisie et de l’économie politique.
L’histoire transnationale du travail se heurte bien sûr à de nombreuses difficultés : sources éclatées, déplacements, barrières linguistiques, importantes différences dans la structure des archives, souvent plus fournies dans les pays dominants, etc. Mais, vu l’importance des migrations dans les sociétés contemporaines, son terrain est vaste. Les quelques études rassemblées par Le Mouvement social posent tout à la fois quelques jalons de ce champ en construction, et donnent un aperçu de ses riches potentialités.