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Recension Histoire

Pour l’histoire connectée

À propos de : Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Seuil.


par Philippe Minard , le 4 avril 2012


En restituant les conditions dans lesquelles se sont effectués les premiers contacts entre Hollandais, Malais et Javanais au tournant du XVIIe siècle, Romain Bertrand nous offre un maître-livre appelé à faire école, et illustre la fécondité heuristique de l’histoire connectée. En ces temps de timidité intellectuelle et de pusillanime prudence, il fait souffler un vent rafraîchissant sur la discipline historique.

Recensé : Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2011, 670 p., 28,40 euros

Le 22 juin 1596, quatre vaisseaux hollandais commandés par Cornelis de Houtman jettent l’ancre en rade du port de Banten, à Java. Ils sont venus chercher les précieuses épices, le poivre en particulier, dont l’accès leur est devenu bien difficile en Europe depuis que leur adversaire acharné, le roi d’Espagne Philippe II, est devenu aussi roi du Portugal. À Banten, Houtman et ses hommes découvrent une cité de 40 000 habitants, un kaléidoscope linguistique déroutant (on y parle javanais, malais, soundanais…), des marchands persans, gujaratis et chinois aux réseaux bien installés, et une société complexe en proie à d’intenses conflits politiques. Le paradoxe est que le tout premier contact passe alors par l’intermédiaire d’émissaires portugais envoyés par les autorités locales !

Comment les Hollandais seront-ils reçus, et que peuvent-ils comprendre de cet univers inconnu ? Tel est le point de départ du beau livre de Romain Bertrand, un ouvrage érudit, palpitant et foisonnant à la fois, servi par une langue élégante et de nombreux bonheurs d’écriture, même si son architecture subtile et originale peut surprendre, de prime abord, un lecteur habitué à de plus sages ordonnancements.

Penser la rencontre

Les voyageurs hollandais sont plongés dans un univers d’incertitudes radicales : ils ne parlent pas les langues locales, ignorent les rituels en usage. Ils sont là pour commercer, mais comment s’accorder sur les conditions de l’échange, quand tout vous est inconnu ou suspect, du système des poids et mesures aux équivalences monétaires ? Le premier contact, note joliment l’auteur, est fait de « petits drames métrologiques », et le secours d’intermédiaires chinois et de pilotes locaux s’avère indispensable à cette aventure commerciale en Insulinde. Au-delà, la question posée est celle des conditions de possibilité même du contact, des conventions minimales permettant l’interaction entre des univers aussi distants.

La rencontre procède d’abord du choc : les Hollandais ignorent tout des règles de civilité et des codes qui régissent la haute société javanaise ; ils multiplient les impairs, souvent à leur corps défendant, et heurtent profondément les élites palatines et leur sens de la bienséance et de l’harmonie bien ordonnée. À l’aune de la conception javanaise et malaise de l’ordre socio-politique et de l’ascèse qu’il exige, les Européens apparaissent agités, incivils et grossiers, ils gesticulent et parlent à tort et à travers, introduisant un désordre intolérable. Les hommes de Houtman sont vus comme des brutes épaisses : ils s’adonnent au jeu et à l’alcool. Pire, ils urinent debout et mangent avec les deux mains, ce qui dénote une profonde incivilité. Les élites des cités-États musulmanes d’Insulinde vivent ces attitudes comme autant de scandales. Aux yeux des aristocrates javanais, ces Hollandais sont donc des marchands sans manières, sans morale ni sens de l’honneur. Dans les affrontements qui ne tardent pas à survenir, ils font preuve d’une fourberie coupable. Le « choc » relève bien moins d’un conflit entre des « cultures » qu’il ne procède d’un antagonisme social : il confronte « une poignée de marins et de marchands sans manières » à « des aristocrates épris de convenances » (p. 446). Leurs univers de référence apparaissent ainsi incommensurables.

La distance est telle entre ces univers sociaux qu’on peut même se demander si la rencontre a pu avoir lieu. De fait, cette question de la commensurabilité hante tout le livre et constitue son fil directeur [1]. L’unicité même du monde de la rencontre apparaît problématique, au regard du gouffre qui sépare les régimes d’historicité dans lesquels évoluent les acteurs de part et d’autre. Dans un très beau chapitre consacré à l’analyse des rapports au temps et de la différence entre les systèmes calendaires européens et les chronodicées insulindiennes, Romain Bertrand montre que les protagonistes vivent dans des univers radicalement hétéronomes : « la texture même du temps diffère en densité et en qualité » (p. 308), de sorte qu’il n’existe pas vraiment de « lieu commun » de la rencontre. Plutôt qu’un monde de la rencontre, c’est la rencontre entre des mondes qui fait l’objet de l’étude.

Ce constat dicte la méthode adoptée et la structure du livre : voulant rendre compte des conditions de la rencontre sans adopter un point de vue qui serait nécessairement un parti pris, fût-ce involontaire, l’historien entend « naviguer » entre les deux mondes, aller de l’un à l’autre, pour maintenir la part égale entre eux.

Une histoire à parts égales

La méthode est proche de celle de la « comparaison réciproque » telle que l’a définie Kenneth Pomeranz [2], conférant une égale dignité aux deux univers observés, sans téléologie ni ethnocentrisme. L’enquête mobilise les livres de bord et récits de voyage européens, et toutes les chroniques insulindiennes disponibles, considérées à égalité de statut documentaire, en se gardant de toute condescendance anthropologique, quand bien même ces différentes sources relèvent de registres discursifs très variés. Les récits malais ou javanais s’affranchissent bien sûr des conventions de datation ou de description qui nous sont familières, mais les textes occidentaux ont aussi leurs propres conventions, qu’il faut tout autant objectiver et critiquer. S’il n’existe aucun récit bantenois de la rencontre avec les Hollandais comparable aux récits de voyages publiés en Europe, le constat d’une incontestable asymétrie documentaire ne doit pas conduire à renoncer à maintenir « la part égale » entre les deux univers : dans les deux cas, on doit pareillement restituer les logiques narratives et les biais idéologiques des sources.

Mais on se gardera tout autant de considérer la scène de la rencontre de façon binaire. L’histoire symétrique ici mise en œuvre ne néglige pas que les univers européen et insulindien considérés sont rien moins qu’homogènes. Bien au contraire, les luttes inter-européennes jouent un rôle déterminant. Les hommes de la VOC (Compagnie néerlandaise des Indes orientales) et ceux de l’Estado da India portugais se livrent une concurrence sans merci dans l’océan indien. De même, la compétition est vive entre les principaux sultanats d’Insulinde. D’où des jeux complexes d’alliance et de balancier entre les uns et les autres. À une autre échelle, rivalités et luttes factionnelles entre réseaux (locaux ou transocéaniques) de patronage et de parentèle jouent un rôle déterminant. Ainsi, les hommes venus des Provinces-Unies appartiennent à une communauté civique locale, à une ville d’origine, bien plus qu’à une patrie néerlandaise encore en construction. Parler en termes d’entités globales indifférenciées serait réducteur.

Ce constat est essentiel : il invalide irrévocablement toute analyse en termes de « choc des civilisations », ou de conflit entre islam et chrétienté, même si la rencontre tournera fréquemment à l’affrontement mortel invoquant le motif religieux. Côté occidental, en pleine période de guerres de religion, il est bien difficile de rassembler catholiques et protestants sous la bannière de la croisade missionnaire, après la Grande Révolte des Pays-Bas, et à l’heure de la lutte des Provinces-Unies calvinistes contre l’Espagne (et le Portugal) catholiques. Côté insulindien, le pluralisme est de règle et l’empreinte bouddhiste reste forte, même si la région connaît depuis plusieurs siècles une islamisation réelle : celle-ci s’est opérée « en dents de scie », dans un va-et-vient permanent d’hommes et d’idées entre la péninsule arabique, le sud de l’Inde, et le monde malais, produisant des identités distinctes, et des querelles d’interprétation mystiques dans lesquelles le rapport aux Européens ne joue aucun rôle. En fait, le motif religieux se trouve bien souvent instrumentalisé au profit de motifs politiques, et, comme l’écrit Romain Bertrand, « en guise de martyrs de la Foi, on trouve le plus souvent des victimes de représailles militaires et d’intrigues commerciales. L’allégeance confessionnelle n’est pas la raison des conflits, mais son vocabulaire » (p. 259).

On doit souligner aussi que cette rencontre javanaise ne se joue pas en vase clos. À l’échelle locale, rappelons les présences marchandes indienne et chinoise. De même, les armées qui s’affrontent sont rien moins qu’homogènes : dans les troupes de la VOC qui défendent Jakarta-Batavia dans les années 1620, on trouve des mercenaires japonais, mais aussi suisses et français, des métis nés dans les comptoirs portugais du sous-continent indien, des Chinois de Macao, des esclaves noirs. Bref, une armée métisse. Enfin, si l’on élargit la focale, en passant du gros plan au plan large, l’Insulinde apparaît comme un lieu « global » : Java est en effet reliée par des « connexions au long cours » avec la Chine impériale via ses marchands, avec le monde persan et l’empire ottoman via les oulémas, avec le Gujarat via ses marins et négociants. On retrouve ici le type d’emboîtements décrits par Denys Lombard dans sa remarquable étude sur Le Carrefour javanais. Aussi cet ouvrage manifeste-t-il la force heuristique de l’histoire connectée, mettant en exergue les connexions et les circulations mondiales à partir de variations de la focale, en jouant sur les différentes échelles spatiales [3]. Où l’on comprend que l’analyse de type micro-historique peut parfaitement s’articuler avec l’échelle des circulations à grande distance, quoi qu’en disent les esprits chagrins [4] : Romain Bertrand nous livre une description dense (pour reprendre l’expression de Clifford Geertz) des événements de Banten, tout en analysant les multiples liens qui relient Java au reste du monde.

Fécondité de la route des Indes

En nous emmenant ainsi sur la route des Indes et de la Méditerranée sud-est asiatique, cet ouvrage opère un heureux décentrement. Il fait sortir l’histoire de la rencontre européo-malaise d’une vision binaire réductrice, et restitue au monde insulindien tout autant son inscription globale que son autonomie historique. D’une part, les élites javanaises entretenaient des liens anciens avec la péninsule arabique, l’empire ottoman, la chine impériale, mais aussi le monde persan et l’Inde moghole. D’autre part, même après l’arrivée des Européens, ce monde insulindien ne se détermine pas en priorité par rapport à eux ; leur arrivée n’est au fond qu’un élément parmi d’autres.

Il en résulte un grand effet de dépaysement, dont les avantages et les effets heuristiques sont manifestes, on l’a dit, mais qui a aussi un coût. La très grande érudition de l’auteur [5] expose le lecteur à une avalanche de notions, de termes et de noms de lieux qui exigent aussi une lecture très attentive. Le lexique et les cartes sont des aides précieuses ; une chronologie moins sèche aurait été bienvenue. Telles sont assurément les inéluctables contraintes d’une histoire connectée qui mobilise un savoir aussi vaste, sur des univers qui ne sont guère familiers au lecteur français. Aussi doit-on remercier l’auteur de nous livrer le détail de toutes ces chroniques javanaises qui nous sont inaccessibles. Une réserve toutefois : le texte oscille parfois entre l’exposition et l’exégèse, livré à l’indétermination du style indirect libre, comme si la séduction exercée par la chronique et l’envoûtement de la narration l’emportaient sur la prudence analytique et la mise à distance critique dont l’auteur sait faire preuve par ailleurs dans des raisonnements d’une élégante subtilité. Tout se passe comme s’il baissait la garde de temps à autre, et s’abandonnait au plaisir de la narration captivante. De même, l’exposé de la critique des sources, efficace et heuristique, vient parfois un peu tard dans le fil de l’ouvrage.

Reste que des perspectives fortes sont ouvertes. L’ouvrage offre en particulier une superbe leçon d’anthropologie politique appliquée, en analysant les grands traités malais de la royauté. Ancrés dans une « nappe profonde d’énoncés » (p. 347) héritée à la fois des littératures hindou-bouddhistes de l’âge classique et de l’islam malais, ces traités mettent en avant une conception protocolaire et très ritualisée de l’action royale, fondée sur la figure du souverain immobile exprimant sa puissance par son impassibilité ascétique. Le negara (l’ordre politique) procède d’une mise en ordre de la nature comme de la société par un roi-jardinier appelant chacun à persévérer dans l’accomplissement des devoirs que lui impose son état.

L’auteur applique ici sa méthode d’histoire symétrique et d’aller-retour entre Asie et Occident. Il repère d’abord la circulation de la geste alexandrine : l’empereur macédonien apparaît sous le nom d’Alexandre le Bicornu et donne figure à la mythologie impériale. Mais surtout, dans ces traités, on repère la possibilité du tyrannicide, discutée par les calvinistes des Pays-Bas ou les penseurs monarchomaques français du temps, et aussi l’importance de l’inspiration mystique et du recours à l’astrologie comme art de gouvernement, que l’auteur rapporte aux textes européens exactement contemporains que publient Giordano Bruno (Expulsion de la bête triomphante) ou Jean Bodin (Démonomanie des sorciers), textes oubliés qui nous étonnent tant paraît exotique cette combinaison de la mystique et de la politique : l’effet de dépaysement est saisissant, mais ce n’est pas le monde malais qui nous étonne, c’est l’époque, cette fin de XVIe siècle antérieure au grand « tournant anti-mystique » de l’Occident catholique des années 1660-1680, et qui nous paraît si étranger. L’exotisme, en l’occurrence, est d’abord occidental. Mais la commensurabilité des modèles politiques est ici frappante, à rebours de tous nos préjugés. La méthode de l’auteur démontre en l’occurrence son efficacité.

Romain Bertrand qualifie d’« expérimentation historiographique » cette histoire connectée qui entend pratiquer une « exploration thématique conjointe et parallèle » plutôt qu’une comparaison structurelle terme à terme, entre deux univers qui se sont trouvés mis en contact de manière contingente. Le plus important est que cette exploration passe par une histoire située des pratiques, appuyée sur la description et l’analyse des instruments dont usent les acteurs. Sous cet angle, la réussite est éclatante. Elle signale un véritable tournant historiographique.

par Philippe Minard, le 4 avril 2012

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Pour citer cet article :

Philippe Minard, « Pour l’histoire connectée », La Vie des idées , 4 avril 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Pour-l-histoire-connectee

Nota bene :

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Notes

[1Sanjay Subrahmanyam, «  Par-delà l’incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes  », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 54-4 bis, supplément 2007, p. 34-53. Sur La Vie des Idées, voir l’entretien d’Anne-Julie Etter et Thomas Grillot avec Sanjay Subrahmanyam, «  Le goût de l’archive est polyglotte  », 27 janvier 2012.

[2Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010, et La Force de l’empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Alfortville, éditions è®e, 2009. Sur La Vie des Idées, voir la recension d’Éric Monnet, «  Le charbon et l’Empire  », 21 janvier 2010.

[3Serge Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, Paris, rééd. Seuil, 2006  ; Romain Bertrand, «  Rencontres impériales. L’histoire connectée et les relations euro-asiatiques  », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 54-4 bis, supplément 2007, p. 69-89  ; Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer, Paris, Payot, 2010. Voir également le récent Jean-Paul Zuniga (dir.), Pratiques du transnational, Paris, CRH-EHESS, 2012.

[4Olivier Pétré-Grenouilleau («  La galaxie histoire-monde  », Le Débat, n° 154, mars-avril 2009, p. 50) fait un total contresens (délibéré  ?) sur le propos tenu dans Caroline Douki, Philippe Minard, «  Pour un changement d’échelle historiographique  », in Laurent Testot (dir.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Auxerre, éditions Sciences Humaines, 2008, p. 161-176.

[5Érudition dont attestent les notes très (trop  ?) volumineuses. Regrettons simplement que les traductions françaises de certains livres ne soient pas mentionnées : ne faut-il pas encourager les éditeurs à traduire les livres de sciences sociales étrangers  ?

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