D’où vient le sentiment qu’ont les Américains d’être un peuple exceptionnel et différent des autres ? Pour Thomas Bender, cet exceptionnalisme, dont la politique étrangère de George Bush est l’une des conséquences dramatiques, s’enracine dans la manière dont les Américains se racontent leur propre histoire. Dans A Nation Among Nations, il propose un autre récit, plus ouvert sur le monde, de la nation américaine.
– Vous pouvez écouter l’entretien (en anglais) ici :
Thomas Bender enseigne l’histoire à New York University. Ses premiers livres portaient sur l’histoire urbaine et intellectuelle des États-Unis et de New York en particulier. Il s’est toujours intéressé à l’enseignement de l’histoire et s’est beaucoup engagé dans les questions de pédagogie et d’organisation professionnelle de la communauté historienne américaine.
Depuis les années 1990, il s’efforce de transformer le récit classique de la nation américaine en le réinscrivant dans une histoire mondiale et transnationale. Après avoir dirigé un livre collectif sur ce sujet en 2002, il a publié en 2006 un livre intitulé A Nation Among Nations. America’s Place in World History qui a été salué comme une contribution importante à la réécriture de l’histoire des États-Unis. En étudiant cinq grands épisodes de l’histoire américaine depuis le XVIe siècle (la découverte de l’Amérique, la Révolution américaine, la guerre de Sécession, le moment impérial de la fin du XIXe siècle et l’époque du progressisme), il montre les connexions qui relient cette histoire à celle de l’Europe et d’autres parties du monde et invite les Américains à se penser comme un peuple parmi d’autres.
Il a notamment publié :
–New York Intellect : A History of Intellectual Life in New York City, from 1750 to the Beginnings of Our Own Time, New York, Alfred A. Knopf, 1987.
–Intellect and Public Life : Essays on the Social History of Academic Intellectuals in the United States, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1993.
– (sous sa direction), Rethinking American History in a Global Age, Berkeley, University of California Press, 2002.
–A Nation Among Nations. America’s Place in World History, New York, Hill & Wang, 2006.
La nation américaine, la mondialisation et le multiculturalisme
La Vie des Idées : Dans l’introduction de votre ouvrage, A Nation among Nations, vous écrivez que « ce livre propose de marquer la fin de l’histoire américaine telle que nous la connaissons. » Quelles sont vos critiques vis-à-vis de la manière dont l’histoire américaine a été racontée jusqu’à présent ?
Tom Bender : La première chose à dire est que l’histoire, en tant que discipline universitaire, s’est développée en même temps que la construction de l’État-nation. Un de ses buts, alors qu’elle s’institutionnalisait, a été de créer une histoire commune qui deviendrait la fondation d’une identité nationale. Cette particularité de l’histoire m’a paru devenir plus évidente que jamais pendant les années 1990, alors que nous avions tous ces débats sur la mondialisation et, aux États-Unis, le multiculturalisme ; il me semblait que ces deux débats suggéraient que l’État-nation n’était pas le vecteur naturel et inhérent de l’histoire, comme nous paraissions le présupposer, mais plutôt quelque chose dont il fallait examiner le mode de construction et les changements à travers le temps. Cela semblait suggérer qu’une histoire nationale est comme la somme, ou le résultat, de la collision d’histoires à la fois plus grandes que l’État et plus petites que lui – c’est-à-dire la mondialisation d’une part et nos grands débats sur le multiculturalisme d’autre part. C’est là que je me suis en quelque sorte éloigné de cette ancienne position pour réfléchir à la possibilité de construire un nouveau récit de la nation.
La question se posait également aux États-Unis – et cela devint pire quelques années plus tard, alors que je me mettais à travailler sur le livre, pendant les premières années de l’administration Bush – de cette espèce de retour de l’exceptionnalisme américain et de cette idée que nous, les Américains, ne partageons pas l’histoire du reste du monde. Les dernières années ont en particulier été marquées par cette idée que l’international, ce serait « tout… sauf nous ». Il est plutôt curieux de penser que nous ne ferions pas partie de « l’international ». D’ailleurs, lorsque les programmes d’études américaines (American Studies) furent créés dans les universités au début de la guerre froide, en même temps que les départements d’aires culturelles (Area Studies), ceux qui en étaient à l’origine ne paraissaient pas comprendre le fait que l’Amérique était une « zone » parmi d’autres à l’échelle internationale.
VDI : L’histoire globale suggère parfois que les historiens devraient abandonner la catégorie de la « nation » et se concentrer de façon plus spécifique sur les idées et les expériences globales. Votre position semble différente, puisque vous continuez de penser que la nation est une entité politique fondamentale. Comment concevez-vous la relation entre le national et le transnational ?
Tom Bender : Je pense que l’idée d’abandonner l’étude de la nation en faveur de celle de la mondialisation passe à côté du caractère absolument fondamental de l’État-nation. Je pense qu’il s’agit de la plus puissante force de mobilisation des hommes dans l’histoire, et quel qu’en soit le futur – bien que je ne pense pas qu’il disparaisse de sitôt – il subira différentes mutations. L’État-nation a contribué à façonner le monde dans lequel nous vivons, qui est le produit des XIXe et XXe siècles, je ne vois donc pas comment nous pourrions comprendre notre présent sans en tenir compte. Mais l’État-nation est-il aussi autonome et indépendant que nous le pensions ? Non. N’est-il pas également le produit de processus globaux qui influent sur lui ? Absolument. On peut voir l’État-nation comme flottant sur une mer de processus globaux, eux-mêmes profondément déterminés par les activités et les interactions des différents États-nations. Nous avons d’ailleurs pu constater ces dernières années que les gens ne peuvent pas traverser les frontières si facilement. L’idée que nous habiterions un monde homogène et sans frontière est une illusion. Le monde a pu être homogène pour certaines personnes, dans des contextes particuliers. Je pense que nous avons désormais, du moins je l’espère, une idée plus complexe de la nation et des processus globaux.
VDI : Que pensez vous des travaux, comme ceux de Frederick Cooper et Jane Burbank, qui tentent de réécrire l’histoire du monde à partir de la catégorie d’« empire », suggérant ainsi que les nations devraient être pensées comme des empires plutôt que comme des corps politiques nationaux stricto sensu ?
Tom Bender : Je pense que la réactualisation de l’idée d’empire est extrêmement importante. L’expérience que j’ai vécue en écrivant ce livre m’a beaucoup appris à ce sujet. Je pense que l’on peut distinguer trois types de communautés politiques dans le monde : il y a les empires, les États-nations et ce que j’appellerais – pour décrire ce qu’ont été les États-Unis au XXe siècle et ce à quoi la majeure partie des nations du XXe siècle, comme l’URSS, ont également aspiré – les « nations/empires », qui possèdent certaines des caractéristiques de l’État-nation mais avec les ambitions d’un empire. Je pense que ce terme d’« empire », du moins pour un américaniste, est assez frappant car les empires n’ont pas besoin de l’homogénéité indispensable aux États-nations – et ce à cause de la nature de la citoyenneté, qui est un élément fondamental de l’État-nation – car ils sont moins intéressés par la question des frontières. Le souci d’un empire est plutôt de préserver la dynastie ; si un empire perd une province, cela n’est pas dramatique. Pour un État-nation, en revanche, c’est une catastrophe.
Les empires n’ont, de même, pas besoin de continuité géographique entre leurs provinces : on peut avoir des colonies un peu partout dans le monde. Je pense que cette organisation permet de régler un grand nombre des problèmes multiculturels que nous avons dans les États-nations car il n’y a pas d’exigence d’uniformité, en fait il y a même différentes règles pour différentes sous-unités de l’empire. L’État-nation recherche à l’inverse une forme d’homogénéité et l’égalité entre les citoyens, au moins en théorie, même si nous savons que socialement ils ne sont pas égaux ; il s’agit donc là d’une toute autre série de problèmes. J’ai été frappé, récemment, par le livre écrit par Harold James, intitulé The Roman Predicament (Princeton University Press, 2006). Sa thèse principale est que les républiques finissent souvent par devenir des empires tout en essayant de sauver la nature républicaine de leurs institutions, car la seule façon de pouvoir sauver la république est de devenir un empire. Je viens justement de finir un livre avec l’historien Michael Geyer qui analyse l’Allemagne et les États-Unis au XXe siècle comme deux « nations/empires » en compétition l’une avec l’autre. Cette catégorie des « nations/empires » me paraît donc utile.
Un nouveau récit de la nation américaine
VDI : Dans chacun des cinq chapitres de votre livre, votre but est de montrer à quel point l’histoire américaine est imbriquée dans d’autres histoires. Vous vous intéressez aux épisodes les plus célèbres de l’histoire américaine, comme la découverte du continent ou la guerre d’Indépendance. Un des exemples les plus éclairants sur votre démarche semble être votre chapitre sur la guerre de Sécession. De quelle façon cette guerre en apparence interne, entre les États du Nord et ceux du Sud, s’inscrit-elle dans une histoire globale ?
Tom Bender : Il s’agit en effet d’un élément si central de l’histoire américaine qu’il paraît improbable qu’il fasse partie de quelque chose de plus large. Or il fait partie de ce dont nous étions justement en train de parler : la construction de l’État-nation moderne. Le Parti républicain l’avait bien compris : il voulait un État plus fort et plus centralisé que sous la période jacksonienne. Les processus de consolidation de l’État-nation étaient nombreux à cette époque et prenaient différentes formes : l’Allemagne, l’Italie ou le Japon sont les exemples les plus classiques. Mais d’autres sont moins connus : l’Argentine se centralise au même moment, et l’on peut voir le monde se diviser en deux catégories, les États-nations et les autres.
Une autre chose m’a vraiment frappé : durant toute cette période, disons de 1840 à 1880, la violence est partout dans le monde et notre guerre civile n’est qu’une guerre parmi d’autres. Selon certaines estimations, il y aurait eu 177 guerres durant cette période de quarante années, et un grand nombre d’entre elles étaient liées à la consolidation des États-nations modernes. Il faut aussi ajouter qu’Abraham Lincoln était véritablement fasciné par les révolutions de 1848 en Europe. L’idéologie de ces révolutions était la même que celle du Parti républicain. Les révolutionnaires défendaient la liberté, la nation et l’idée que la nation devait conduire à la liberté. Il n’y a donc pas qu’aux États-Unis que l’on assiste à l’émancipation de quatre millions d’esclaves, on a aussi l’émancipation, à la même période, de quarante millions de serfs en Russie. En plus de cette consolidation de l’État, on observe également une restructuration complète des notions de capital et de travail : « Free Labour » était le grand slogan du Parti républicain aux États-Unis, mais, en un certain sens, c’était un mot d’ordre que l’on retrouvait un peu partout, de même que le constitutionnalisme, le gouvernement parlementaire, etc.
VDI : Vous contestez également une autre idée courante sur l’histoire américaine, que Werner Sombart résumait il y a plus d’un siècle par une question devenue célèbre : « Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis ? » Quelle est votre réponse à ce qui semble être, en apparence, une exception américaine ?
Tom Bender : Cette question nous hante depuis 1904. Je pense en fait que Sombart avait tout simplement tort, et je vais expliquer pourquoi. Cette idée s’inscrit dans la thèse de l’exceptionnalisme américain. Cette thèse présuppose qu’il y a une norme par rapport à laquelle nous dévions. Mais dites-moi où était le socialisme partout ailleurs en 1904 ? Il est difficile de trouver des exemples. En 1912, nous avons eu un candidat socialiste à la présidence, qui obtint 6% des voix contre trois autres candidats. C’est la seule occasion où nous avons eu quatre candidats que l’on pourrait raisonnablement qualifier de « libéraux » ou du moins de progressistes, c’est-à-dire Teddy Roosevelt, Woodrow Wilson, William Taft et Eugene V. Debs pour le parti socialiste. Je pense que c’est tout de même pas mal, autant que n’importe où ailleurs, pour 1912. Mais, sans pour autant continuer à argumenter sur ce point précis, la véritable question est la norme : quelle était cette norme ? On présuppose l’existence d’une norme qui ne me paraît pas avoir existé. J’imagine qu’on pense le parti social-démocrate allemand comme la norme de cette époque, mais quelle était la norme globale ? Il n’y en avait pas. Il y avait un spectre de positions différentes et compliquées. Il s’agit donc d’une mauvaise question à laquelle nous avons donné bien des mauvaises réponses.
VDI : Comment situez-vous votre approche au sein d’autres courants historiques tels que l’histoire comparative, l’histoire connectée ou l’histoire globale ?
Tom Bender : D’une certaine manière, je finis par essayer de toutes les conjuguer. Au début de mon travail, je voulais m’affranchir de l’histoire comparative car l’histoire comparative n’est pas nécessairement de l’histoire « en temps réel » : on peut étudier de façon comparative l’esclavagisme chez les Grecs et dans les États du Sud avant la guerre de Sécession, mais ces deux contextes ne partagent pas la même histoire, donc j’étais a priori contre. Mais lorsque j’ai commencé à faire de l’histoire connectée, il devenait indispensable de commenter le fait que les évolutions avaient pris des formes différentes selon les lieux. Je pense donc que les histoires connectées et transnationales sont presque inévitablement, et implicitement, comparatives et ce n’est pas une mauvaise chose.
En ce qui concerne l’histoire globale, j’en suis arrivé à l’idée que des processus globaux sont à l’œuvre, qu’il y en a toujours eu mais qu’ils sont simplement beaucoup plus denses maintenant qu’ils ne l’étaient il y a un siècle ou deux. L’histoire nationale se relie à l’histoire globale à partir du moment où, quoique l’analyse des problèmes soit la même et les solutions possibles soient également les mêmes, les choix politiques adoptés dans chaque État sont liés à des traditions politiques et à des configurations d’intérêts en partie singulières. J’ai par exemple été frappé par le fait que, aux États-Unis, les principales oppositions aux réformes de l’ère progressive, au début du XXe siècle, venaient des milieux d’affaires ; c’était également le cas au Japon. Mais en Russie, en Argentine, et dans toute l’Amérique latine – et c’est encore le cas aujourd’hui – ce sont en revanche les propriétaires terriens qui se sont opposés aux réformes. Des problèmes identiques sont traités de manière différente selon les systèmes politiques locaux et donnent des résultats différents, qui modifient le rythme des réformes.
L’Amérique et le monde : hier et aujourd’hui
VDI : Votre livre a une visée politique et civique évidente. La présidence de George W. Bush et son mépris de l’opinion des autres nations dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » ont-ils influencé votre travail ?
Tom Bender : Ce n’étaient pas des motivations de départ. Comme je l’ai dit, j’ai commencé à réfléchir à tout ceci dans les années 1990, mais l’écriture du livre s’est faite sous la présidence de George Bush et il est vrai que j’avais constamment en tête cette idée que je voulais me battre contre la posture du « nous face au reste du monde », qui juge peu important de tenir compte de ce que pensent les autres. Certaines recensions de mon livre – je pense particulièrement à celle de The Economist qui commençait alors à prendre ses distances avec Bush, après l’avoir soutenu – ont souligné que le livre venait à propos et que les Américains devaient réapprendre cette leçon.
Une des choses dont j’ai pris conscience est qu’il s’agit en effet d’un réapprentissage et que l’histoire américaine n’a pas toujours été aussi « exceptionnaliste » qu’elle l’a été pendant ma vie. Le cadre intellectuel dans lequel nous réfléchissons est largement issu de la guerre froide. Jusqu’en 1940, ceux que l’on nomme les « grands historiens américains » – qui pensaient certes le « monde » seulement dans les limites de l’Atlantique Nord – comprenaient cependant que l’histoire américaine était enchevêtrée dans d’autres histoires, que l’on remonte à Francis Parkman au XIXe siècle ou à Henry Adams. Nous avons vécu dans une espèce de bulle pendant la guerre froide, et ce n’est probablement pas par hasard que nous en sommes un peu sortis avant d’y retomber aussitôt au cours des années 1990. Mais cette idée était là, et je voulais en effet que mon livre puisse l’infléchir.
VDI : Vous insistez sur le fait que les États-Unis ont toujours été, depuis la fin du XIXe siècle, « un empire qui s’ignore ». Peut-on dire que le refus des Américains de se penser comme une puissance impériale explique la politique étrangère de George W. Bush lors des huit dernières années ?
Tom Bender : En réalité, la chose la plus intéressante, selon moi, de la période Bush a justement été cette acceptation de l’empire. Historiquement, les Américains l’ont toujours nié. La gauche a toujours dit qu’il y avait un empire américain mais a toujours été critiquée à ce sujet. D’ailleurs, quand j’ai commencé à écrire ce livre et que je disais qu’il y aurait un chapitre sur l’empire, on me demandait : « Mais, comment pourrait-il y avoir un chapitre sur l’empire ? ». « Eh bien, parce que ! Il y a juste eu l’occupation des Philippines, ce petit moment. Et notre conquête du continent ». On me répondait : « Mais ce n’était qu’une expansion vers l’Ouest, pas un empire ! » Il y avait de multiples façons d’esquiver la question.
Mais, soudainement, il y a eu ce renouveau de l’idée d’empire – qui, d’ailleurs, n’est plus de bon ton aujourd’hui – pendant cinq ou six ans, que défendaient les néoconservateurs, ou l’historien Niall Ferguson qui invitait les Américains à prendre la suite du grand empire britannique. C’était la première fois dans l’historiographie américaine et dans le débat public américain que la droite et l’Amérique moyenne utilisaient le terme d’« empire » dans un sens positif. Mais cela n’a rien changé, cependant, au problème qui remonte à très loin dans notre histoire, et qui n’a pas changé depuis, à savoir notre incapacité à percevoir l’image que les autres ont de nous. Nous regardons seulement les motivations de nos actions, pas leurs conséquences. Les Américains affirment ainsi, même s’ils sont en train de faire des choses terribles : « C’est par bonté que nous sommes venus en Irak, pourquoi les Irakiens le ne comprennent-ils pas » ? De même, « c’est notre bonté qui nous avait conduits au Vietnam, nous voulions juste les libérer du communisme ».
Quand on pense à cette affirmation, il est vraiment stupéfiant que les Américains ne puissent pas voir que même un acte de générosité authentique de leur part peut parfois apparaître, de l’autre côté, comme une preuve supplémentaire du pouvoir américain sur d’autres peuples. Je pense qu’un vaste effort d’éducation sur les questions internationales est nécessaire dans cette société, sinon nous continuerons à agir comme nous le faisons parce que nous ne prêtons pas attention aux conséquences de nos actes, mais seulement à notre bonté ou à la droiture de nos actions, comme s’il s’agissait d’une idée absolue qu’un seul acteur peut connaître parfaitement et que les autres, ceux qui en subissent les conséquences, n’ont pas à connaître.
VDI : On peut s’interroger sur la capacité de la communauté historienne à disposer de suffisamment d’influence intellectuelle pour contrer les usages politiques de l’histoire. La relation entre la vie académique et le débat public est une préoccupation constante de votre recherche. Comment les historiens peuvent-ils promouvoir des récits nationaux plus ouverts ?
Tom Bender : C’est un grand défi. Je pense que les historiens, et notamment les historiens universitaires, doivent s’impliquer bien plus dans la manière dont nos enfants apprennent l’histoire à l’école, surtout au niveau de l’enseignement secondaire. C’est ce que j’essaye de faire maintenant. Je suis en train d’écrire un manuel d’histoire pour le premier cycle universitaire qui réinscrirait l’histoire américaine, ou du moins quelques-uns de ses épisodes, dans une perspective globale, comme je l’ai fait dans A Nation Among Nations. Je pense aussi que George W. Bush nous a aidé sur ce point en particulier. Les intellectuels américains n’ont pas, et n’ont jamais eu, un grand impact sur la vie publique – c’est ainsi que l’on a pu entendre dire pendant la campagne présidentielle que l’un des candidats était trop intelligent et trop diplômé ! – mais je pense qu’une des choses que Bush a réussie est d’avoir montré les limites de l’ignorance.
C’est une longue bataille qu’il faut mener en matière d’éducation. Je pense que les universitaires se sont trop enfermés dans leur petit monde à eux et cela a eu un coût, pour les étudiants et pour nous. Il ne suffit pas de lever la main et de dire que nous serions ravis de participer au débat public pour qu’on nous invite à le faire. À mon avis, les universitaires américains ont tendance à penser, peut-être parce qu’ils ont en tête l’image des intellectuels français jouissant d’un grand pouvoir et d’une grande influence sur la société, qu’il faut commencer par prendre la parole au sommet et qu’il s’agirait du seul lieu où l’influence est importante. En réalité, nous sommes dispersés dans tout le pays, et d’ailleurs l’éducation est contrôlée localement : il n’y a pas de cursus national. On n’a pas besoin de publier un article dans le New York Times pour dire aux gens ce qu’il faut faire au sujet de tel ou tel problème. C’est d’ailleurs un argument qui avait déjà été employé par Richard Rorty lors d’une précédente crise financière, dans les années 1980. Il disait à l’époque : « Écrivez dans les journaux locaux, leurs lecteurs sont des électeurs et des citoyens ! Parfois nous mettons la barre trop haut et n’obtenons rien, alors que si beaucoup de gens s’activaient sur des fronts différents nous pourrions accomplir beaucoup plus ».
Pour revenir à l’histoire, le marché des manuels scolaires a été sous-traité à des multinationales dont le seul intérêt est de vendre des livres. La droite républicaine a organisé des groupes d’intervention qui lisent ces manuels et font ensuite des dépositions devant les assemblées des États et les comités d’éducation, avec toutes sortes de plaintes scandaleuses sur la théorie de l’évolution et sur l’enseignement de l’histoire. Les historiens sont peu présents dans ces réunions ; il serait temps que l’on s’y montre !
Sur l’histoire globale, on peut consulter également sur La Vie des Idees l’article de Bernard Thomann, « Histoire et mondialisation »
Pour citer cet article :
Nicolas Delalande, « Pour en finir avec l’exception américaine. Entretien avec Thomas Bender »,
La Vie des idées
, 28 novembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Pour-en-finir-avec-l-exception-americaine
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