Le changement climatique intéresse de plus en plus les philosophes moraux et politiques. La justice climatique est un champ de recherche jeune mais en pleine expansion qui aborde les nombreux problèmes normatifs soulevés par le changement climatique. Comme le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) l’atteste dans son dernier rapport, « L’atténuation et l’adaptation soulèvent des questions d’équité et de justice. […] Dans de nombreux domaines d’application, l’élaboration de politiques climatiques exige jugements de valeur et considérations éthiques » [1]. Ce groupe d’experts a même consacré un chapitre entier de son rapport de 2014 aux problèmes normatifs soulevés par le changement climatique [2]. Qu’a à dire le philosophe sur cet objet qu’on tient la plupart du temps pour un problème fondamentalement scientifique, politique et économique ?
Dans La justice climatique mondiale, Olivier Godard montre l’apport considérable de la philosophie politique aux débats en cours sur le changement climatique. Ce petit livre est l’un des premiers à avoir été écrit en français sur la justice climatique, et il est sans doute celui qui présente le mieux les débats sur le sujet dans la littérature anglophone. Il permet d’aborder un champ de recherche philosophique qui prend, tout comme le sujet qu’elle étudie, chaque année plus d’ampleur. Son auteur présente les grandes lignes des débats politiques et philosophiques sur la justice climatique mondiale, ainsi que les questions difficiles de justice distributive soulevées par le changement climatique.
Le but du livre est de présenter le double paysage intellectuel dans lequel s’inscrivent les discussions sur la justice climatique : les débats politiques, dans lesquels de nombreux acteurs du monde en développement utilisent cette expression pour souligner la responsabilité particulière des pays industrialisés ; mais aussi et surtout les débats académiques, qui sont centrés sur les problèmes de la répartition des droits d’émission et de la responsabilité historique. La question de fond de l’ouvrage porte sur la possibilité de construire un socle théorique solide sur lequel bâtir l’édifice d’une justice mondiale.
L’idée de justice climatique mondiale en débat
Le livre s’ouvre sur la présentation de certaines données des sciences du climat permettant de caractériser le problème climatique. Les questions philosophiques sont abordées à partir du deuxième chapitre, qui passe en revue les théories de la justice mondiale les plus influentes. L’auteur expose les différentes composantes de l’idée de justice mondiale, comme les modalités de la justice (commutative, réparatrice et distributive). Il se focalise sur la justice distributive pour montrer la pluralité des positions en présence, qui vont du rejet de l’idée d’une justice mondiale aux théories cosmopolitiques en passant par certaines théories intermédiaires.
C’est par ce biais que peut s’appréhender l’idée de justice climatique mondiale, L’auteur examine les principes de répartition des obligations entre les États qui ont été proposés par les gouvernements, les acteurs de la société civile et les experts. Ces principes de justice climatique distributive sont rassemblés dans un tableau synthétique (p. 41), dans lequel nous trouvons notamment le principe du pollueur-payeur, qui pose que les pays doivent payer en fonction de leur émissions historiques et présentes de gaz à effet de serre (GES), ou encore le principe, très discuté dans la littérature, de répartition égale des droits d’émission à toute la population mondiale.Une qualité appréciable du livre est de nous guider dans l’exploration de la thématique complexe de la distribution des coûts et bénéfices liés aux émissions de GES.
Passant en revue un large spectre de principes d’équité dont il examine les justifications et les implications respectives, l’auteur présente les différentes manières de penser le partage équitable du budget-carbone, c’est-à-dire la quantité d’émissions qu’il reste à l’humanité avant d’exercer une interférence dangereuse avec le système climatique. Il recense quatre grandes inspirations à l’origine des différents principes d’équité : assurer le respect des droits préexistants ou compenser leur violation ; faire payer en fonction des capacités de chacun ; tenir compte de la responsabilité dans la formation du problème ; tenir compte des circonstances particulières à chaque pays. Ces différentes inspirations débouchent sur différents principes de justice climatique, comme celui du pollueur-payeur, ou celui de la capacité de payer, qui demande aux pays de contribuer à la lutte internationale contre le changement climatique en fonction de leurs capacités financières.
Il ressort de ce repérage qu’un consensus sur une solution juste aux problèmes de justice distributive soulevés par le changement climatique semble très difficile à obtenir en raison des divergences de vue entre les acteurs et les experts. Une des forces de l’ouvrage est de montrer que cette difficulté est présente à la fois dans les négociations internationales sur le climat et dans les débats philosophiques, qui ont eu tendance à construire des modèles théoriques concurrents plutôt qu’à rechercher le consensus sur des normes communes. Le désaccord sur les principes de la juste répartition du fardeau climatique n’est pas exclusivement de nature politique ; il est également philosophique. Il semblerait donc que la réponse à l’interrogation de fond de l’ouvrage (existe-t-il un socle théorique suffisamment solide pour bâtir une justice mondiale ?) soit négative.
Une actualisation de la philosophie politique de Locke ?
En plus d’étudier la manière dont les questions de justice sont abordées dans le cadre des négociations climatiques entre États, Olivier Godard montre comment ces questions ont été abordées par certains théoriciens de la justice climatique en puisant dans les ressources normatives qui leur sont léguées par l’histoire de la philosophie. Certains auteurs utilisent ainsi la théorie lockéenne de l’appropriation des ressources naturelles pour penser la justice climatique (p. 65-71). Dans son Second traité du gouvernement, Locke énonce la fameuse clause selon laquelle l’appropriation privée n’est légitime que « là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité » [3]. Si cette clause servait, au XVIIe siècle de limite à l’appropriation de ressources naturelles comme les terres, les fruits et le gibier, elle joue désormais un rôle important dans la justification de la réduction des émissions des pays développés. La capacité absorbante de l’atmosphère étant perçue comme un service naturel en raréfaction, il convient de s’assurer que son utilisation par certains ne prive pas les autres de la possibilité de faire de même. Puisque l’atmosphère est une ressource naturelle au même titre que les terres, il semble tout à fait légitime d’y appliquer la clause lockéenne.
Cette actualisation se heurte néanmoins à des limites majeures. La plus importante, que l’auteur ne mentionne pas, est que l’approche lockéenne présente le problème climatique de manière erronée. Le changement climatique n’est pas un problème de raréfaction d’un service naturel ; c’est un problème de dérèglement d’un système biosphérique, le cycle du carbone. La capacité absorbante de l’atmosphère n’est pas limitée ; le problème est justement que cet évier naturel continue à absorber du carbone au delà de seuils critiques dans le système climatique. S’il existe ici un problème qui a trait aux ressources naturelles, c’est moins du point de vue de leur rareté que de leur abondance : nous avons trop de pétrole, de charbon et de gaz pour maintenir la concentration de carbone dans l’atmosphère à un niveau qui ne soit pas dangereux [4].
Le problème épineux de la responsabilité historique
La thématique principale de l’ouvrage est celle de la responsabilité historique. Cette expression renvoie à la responsabilité pour les émissions historiques, celles qui ont eu lieu avant 1990, date à partir de laquelle la perturbation anthropique du système climatique ne pouvait plus raisonnablement être mise en question. À travers une argumentation très serrée et analytique, qui reflète bien la démarche qui domine dans les recherches anglophones sur la justice climatique, l’auteur montre les difficultés qui s’attachent à la détermination des conditions d’engagement d’une responsabilité historique. Il examine d’abord l’argument de l’ignorance excusable, selon lequel les individus et collectivités ayant émis des GES avant 1990 pouvaient légitimement ignorer les effets néfastes de leurs actions. Il développe ensuite le contre-argument du bénéficiaire-payeur, selon lequel les émetteurs présents doivent payer pour les conséquences des émissions historiques en vertu du fait qu’ils en ont bénéficié. Il enchaîne alors avec un contre-argument au contre-argument, puis propose une solution de repli au contre-argument du contre-argument, pour terminer sur un contre-argument à la solution de repli au contre-argument du contre-argument… Tout cela en moins de dix pages (p. 92-99) !
Toute cette argumentation conduit finalement l’auteur à rejeter la responsabilité historique. Selon lui, cette notion n’a aucun rôle à jouer dans les questions de justice climatique. En défendant cette position, Olivier Godard sort de son travail de repérage pour prendre position contre la plupart des théoriciens de la justice climatique. Ce glissement n’est pas facile à détecter, notamment pour les lecteurs qui ne sont pas encore familiers avec le champ de recherche. La majorité des philosophes cités par l’auteur estiment en effet que la responsabilité historique joue un rôle fondamental dans l’attribution des devoirs de justice climatique aux différents pays. Henry Shue, Stephen Gardiner, Steve Vanderheiden, Simon Caney, Peter Singer et Dale Jamieson (pour ne mentionner que les auteurs plus influents) défendent en effet tous que la responsabilité historique est une composante centrale de l’idée de justice climatique [5].
Et pour cause : les arguments que l’auteur utilise pour rejeter l’idée de responsabilité historique sont discutables. Il estime notamment que les innovations techniques et le progrès des connaissances dont le monde entier a profité grâce à l’industrialisation des pays développés représentent « une compensation largement suffisante pour les effets négatifs des émissions de GES » (p. 96). Il oublie néanmoins que les bénéfices de l’industrialisation ont été répartis de manière extrêmement inégale, et que certains pays ont principalement subi les coûts de ce processus, une réalité que le changement climatique illustre très bien. De même, lorsqu’il conteste la pertinence du principe du bénéficiaire-payeur en mobilisant toute une série d’expériences de pensée (p. 97-98), il oublie ce qu’il écrit un peu plus loin sur la difficulté des paraboles à représenter un problème aussi complexe que le changement climatique (p. 101). Bref, en prétendant que les tentatives de justification de l’idée de responsabilité historique ont échoué, l’auteur adopte une position fortement controversée qui contraste avec le travail convaincant de repérage qu’il a effectué dans le reste du livre.
Un désaccord insurmontable ?
Une fois l’idée de responsabilité historique rejetée, l’ouvrage conclut que la responsabilité de la société internationale envers les victimes du changement climatique relève non d’un devoir de justice distributive, mais d’un devoir d’assistance. Cette conclusion minimaliste est également discutable. Ici aussi, la plupart des philosophes défendent la position inverse. Certes, la justice climatique s’apparente à un champ de bataille composé de théories rivales ; elle a cependant produit des résultats substantiels, et la justification de devoirs de justice mondiale exigeants et de politiques climatiques ambitieuses en fait certainement partie. Malgré les désaccords théoriques qui subsistent après plus de vingt ans de débats philosophiques, un consensus solide a effectivement émergé au niveau pratique sur le contenu des devoirs de justice et les principaux titulaires de ces devoirs. Pour la majorité des chercheurs qui écrivent sur la justice climatique, les pays développés doivent financer la plupart des politiques de réduction des émissions, d’aide à l’adaptation aux impacts climatiques, et de compensation des effets néfastes qui n’ont pu être évités. Le ton majoritairement négatif, voire réfutatif du livre ne permet pas de saisir cet élément crucial.
Dans son ensemble, La justice climatique mondiale fournit des éléments utiles pour nous aider à appréhender un champ de recherche nouveau et en plein développement. L’ouvrage présente clairement des questions philosophiques qui ne cessent d’être débattues dans la littérature et dans les négociations climatiques. S’il fait un bon compagnon pour entrer dans ces discussions académiques et politiques très complexes, il offre aussi matière à discussion pour le lecteur averti.
Olivier Godard, La justice climatique mondiale, Paris, La Découverte, 2015, 125 p., 10 €.