Frédéric Lordon entend établir que l’on peut prendre au sérieux les affects individuels sans pour autant renoncer à l’étude des structures sociales. Les spécialistes des sciences sociales seront peut-être étonnés de constater que cette idée a son origine dans une lecture d’un philosophe du XVIIe siècle, Spinoza. L’auteur, dans la suite de l’ouvrage, justifie ce choix et délimite clairement le statut de cette « science sociale philosophique ». Faire du concept spinoziste de conatus le postulat d’une théorie sociale de l’action ne signifie pas reprendre la totalité de l’ontologie spinoziste dont il dérive. C’est partir de l’hypothèse que l’homme, en tant qu’être naturel, cherche à augmenter sa puissance d’agir et que, affecté par d’autres êtres qui favorisent ou diminuent celle-ci, en faisant naître en lui des sentiments de joie ou de tristesse, il est déterminé à désirer et agir dans tel ou tel sens.
L’idée centrale de l’ouvrage est que les affects, réels et efficaces, sont à comprendre comme un effet, sur les individus, des structures sociales, et qu’ils reproduisent ou subvertissent celles-ci. La prise en compte des affects singuliers et collectifs permet ainsi, en réintroduisant la contingence dans la vie des institutions, d’articuler la structure et l’histoire.
Prendre les affects au sérieux
Cette perspective spinoziste permet à l’auteur, tout au long de l’ouvrage, 1) de construire une typologie des affects du capitalisme 2) de rendre compte de la motivation des individus sans avoir recours aux concepts de contrainte, de liberté, de servitude volontaire ou d’aliénation et 3) de proposer une théorie originale des crises du capitalisme, en rupture avec les interprétations traditionnelles de celles-ci.
- Les capitalismes pré-fordien, fordiste et néo-libéral ont chacun mis en place, selon F. Lordon, un régime de désirs et d’affects : affects tristes de la mise au travail, de la subordination salariale et du labeur abrutissant, pour le premier ; affects joyeux liés à l’entrée du salariat dans la consommation de masse, pour le second ; enfin, pour le troisième, affects joyeux intrinsèques de la « réalisation de soi » dans et par le travail salarié. Chaque stade du capitalisme est donc inséparable d’un imaginaire, qui ne cesse de se renouveler, celui de la réalisation de soi prenant le pas, aujourd’hui, sur celui de la marchandise.
- F. Lordon entend rendre compte de ces affects sans recourir ni à l’idée de contrainte (ils ne sont pas extorqués aux agents), ni à celle de liberté (ils n’ont pas leur origine dans un libre consentement), ni aux concepts intermédiaires de servitude volontaire (les agents s’enchaîneraient eux-mêmes à des affects qui les feraient agir à l’encontre de leurs intérêts) ou d’aliénation. La théorie spinoziste des affects permet, en contournant ces concepts, de mettre à jour le « travail épithumogénique », celui par lequel les institutions configurent les affects des agents.
- Une telle théorie permet enfin à l’auteur de réinterpréter le concept de crise. Dans des pages convaincantes, F. Lordon soutient que l’état de crise n’est complètement constitué qu’après qu’il s’est inscrit comme tel dans les esprits. Il en va ainsi parce que les contradictions des institutions engendrent dans les esprits des affects eux-mêmes contradictoires, jusqu’à, parfois, ce point où la balance affective passe le seuil de l’intolérable. C’est la prise en compte de ces affects individuels et collectifs, dans leur diversité, qui fait échapper l’économie au déterminisme historique.
La critique de la « métaphysique libérale »
Si la théorie spinoziste des affects permet de mieux comprendre la fonction de ces derniers dans la vie des structures sociales, c’est d’abord parce qu’elle critique et écarte une théorie du sujet libre, ou « humanisme théorique ». Cette théorie est, selon l’auteur, à la fois une pièce centrale de l’imaginaire libéral et un obstacle à la compréhension de la nature et de la puissance des affects sociaux : les hommes se pensent comme des « puissances autosuffisantes [...] capables de construire leurs vies sur la base de leur simple vouloir » (249). En prenant appui sur cet « antisubjectivisme » spinoziste, F. Lordon peut mener une critique aiguë des discours contemporains sur la liberté des sujets, ceux par exemple de la théorie économique du capital humain, « où l’on est invité à accumuler ici du capital beauté, santé, tonus, joie de vivre, comme ailleurs du capital compétence, motivation, flexibilité » (248).
L’auteur n’entendant pas faire œuvre d’historien de la philosophie, il serait injuste de lui objecter que son interprétation de Spinoza n’est pas la seule possible. Le lecteur est par contre en droit de questionner les effets de cette interprétation dans le champ des sciences sociales. Un de ces effets concerne l’interprétation des fondements du libéralisme, tant politique qu’économique. Est-il vraiment fondé dans un tel subjectivisme, c’est-à-dire dans l’idée d’un sujet autosuffisant ? On pourrait objecter à l’auteur que le libéralisme peut être fondé diversement, aussi bien dans une anthropologie de type hobbesien (les sujets rationnels, calculant librement sur la base de leurs intérêts, en viennent à poser des institutions libérales) que dans une raison morale de type kantien. Et peut-on vraiment dire que le libéralisme implique l’idée d’autosuffisance ? Cela ne semble être le cas ni chez A. Smith ni, à partir d’une autre conception de la liberté, chez Tocqueville, théoricien de l’association, pour lequel l’autosuffisance est un des dangers qui guettent les sociétés démocratiques.
Le monde social comme jeu de forces
Un second effet de la reprise de la théorie des affects de Spinoza concerne non plus l’interprétation des fondements du libéralisme, mais la théorie de la société que l’auteur entend substituer à la théorie libérale. F. Lordon cherche à construire un imaginaire « anti-libéral » et « anti-subjectiviste » en partant des prémisses spinozistes : l’homme « par construction, ne peut pas penser par lui-même, ni rien faire par lui-même » (254).
Ici non plus la question n’est pas essentielle de savoir si une telle ontologie du social peut être légitimement tirée de Spinoza. C’est de savoir si elle convaincante, si, comme l’auteur le pense avec Bourdieu, « la plupart des champs, en tant que champs de forces et champs de luttes, sont des lieux hautement politiques », au sens « d’arènes où prennent place des rapports de puissances » (206). La théorie du social que construit l’auteur sur la base de la critique du concept de liberté semble en fait avoir autant d’affinités avec une conception du monde nietzschéenne, réduisant tout rapport social à un heurt de volontés de puissance, qu’avec la théorie politique de Spinoza. L’auteur estime que la politique n’est, selon le mot de Foucault, que la guerre continuée par d’autres moyens : « le monde social n’est que jeu de forces » (217).
Mais tout rapport social se ramène-t-il à un rapport de forces ? L’auteur n’envisage dans cet ouvrage, pour l’essentiel, que le rapport salarial. Qu’en est-il des autres champs, et même du champ politique ? Existe-t-il une place, dans cette théorie, pour une perspective normative, considérant que telle ou telle institution (l’État de droit, par exemple) est une institution rationnelle – à la rationalité certes limitée et perfectible – et non la simple résultante d’un rapport de forces ? Il est possible, dans le cadre de la théorie de Spinoza, de montrer comment ces institutions surgissent de la coexistence des conatus – et c’est sans doute là l’intention de l’auteur (le point de vue normatif s’enracinerait alors dans « le refus de céder » son droit naturel, 208-209). Mais peut-on alors maintenir que « le monde social n’est que jeu de forces », sans encourir l’objection de tomber dans une théorie réductrice et relativiste ?
Qu’en est-il, plus particulièrement, de ce rapport social qu’est le rapport aux experts ? La question mérite d’autant plus d’être posée que c’est dans ce rapport que se développent, aujourd’hui, toute une gamme d’affects que l’auteur, dans cet ouvrage, n’envisage pas.
Les affects sociaux contemporains
Un des effets de l’ontologie du social qui sous-tend cet essai est qu’elle ne permet d’appréhender les affects sociaux que le long d’un axe dont les deux bornes sont la reproduction des structures et la subversion de celles-ci, l’acceptation et la rébellion. Les études concrètes d’affects sociaux que contient l’ouvrage concernent les trois époques du capitalisme et, à la fin, les conflits ouvriers en France dans les années 70. Il est symptomatique que cette théorie n’aborde à aucun moment les affects que l’on range commodément sous le concept de populisme : les sentiments sceptiques, sécuritaires ou protestataires qui se développent aujourd’hui partout en Europe (le mot « indignation » figure bien dans l’ouvrage, mais il renvoie aux conflits ouvriers des années 70, celui de Lip par exemple, jamais aux « indignés » du sud de l’Europe et aux mouvements protestataires contemporains).
Cette étroite sélection des affects sociaux semble bien être en rapport avec l’ontologie du social sur laquelle repose l’ouvrage. Si le social n’est qu’un rapport de forces, l’analyse sociologique est conduite (1) à privilégier le rapport salarial, paradigme du rapport de forces et (2) à privilégier, dans l’interprétation de ce rapport et des autres, l’axe qui va de l’acceptation à la rébellion. On peut se demander toutefois si une telle ontologie du social ne ferme pas d’emblée l’étude des autres rapports sociaux et des affects qui s’y développent, et n’interdit pas par-là même d’explorer certains aspects de la théorie de Spinoza que l’auteur ne mobilise pas, voire d’autres philosophies de l’affectivité qui pourraient éclairer ces affects.
Une sociologie des affects peut difficilement ne pas considérer, aujourd’hui, l’ensemble des affects qui se développent dans le rapport aux experts (scientifiques, médecins, journalistes, enseignants, etc.). Les affects de confiance, de doute ou de méfiance qui s’y déploient sont-ils seulement les indices des divers degrés de l’échelle qui va de l’acceptation à la rébellion ? Ces affects peuvent finir, certes, par produire un changement. Mais rien n’autorise à interpréter a priori la méfiance croissante à l’égard des experts comme une libération par rapport à une relation de pouvoir oppressive. La méfiance d’une partie de l’opinion à l’égard des journalistes, par exemple, peut aussi bien contribuer à la critique d’une institution rationnelle – en tant qu’elle est une pièce majeure de la démocratie – longtemps marquée par le paternalisme, qu’être un signe du développement, au sein de l’opinion, de tendances ambivalentes, voire antidémocratiques [1].
Le rapport des citoyens au savoir pourrait bien ne pas se laisser réduire à leur rapport au pouvoir, et les affects correspondants s’y déployer sur un autre axe que celui qui va de l’acceptation à la rébellion. Même si, comme l’auteur le souligne, il y a bien des états intermédiaires entre ces deux derniers pôles, il existe toute une gamme d’affects qui échappent à cet axe parce qu’ils sont suscités davantage par des situations marquées par la contingence et l’incertitude que par l’oppression – ce qui n’exclut nullement, dans certains champs, l’existence de celle-ci et des affects qu’elle nourrit. Les multiples figures contemporaines de la peur, les sentiments d’impuissance, le fatalisme, le désespoir ou, inversement et suscité par les mêmes situations, l’espoir qui nourrit le volontarisme utopique, ou encore le scepticisme de masse, vécu dans l’indifférence ou le désarroi, ne sont-ils que des états intermédiaires entre l’acceptation et la rébellion ? Ces affects semblent plutôt constituer les diverses réponses des individus aux nouveaux risques (plus ou moins calculables, comme ceux liés à tel ou tel choix professionnel ou familial), aux nouvelles formes d’incertitude (au sens que Knight et Keynes donnaient à ce terme : un risque, dont la probabilité est, pour les citoyens, radicalement inassignable, celui de l’effondrement de l’euro par exemple) et aux nouvelles certitudes (celle des processus perçus, à tort ou à raison, comme inexorables, par exemple le changement climatique).
Il serait possible d’éclairer ces affects, sans les rabattre d’emblée sur l’axe qui va de l’acceptation à la rébellion, à partir de l’Éthique, qui analyse précisément les affects dans leur rapport au temps et à l’incertitude. Il convient de reconnaître, pour rendre justice à l’auteur sur ce point, qu’il envisage parfois certains des affects contemporains dans cette perspective, comme lorsqu’il analyse les fluctuations de l’électeur tiraillé entre son intérêt de contribuable et son attachement à des valeurs de gauche (135).
Le « travail épithumogénique »
La seconde thèse de l’ouvrage relative aux affects, celle selon laquelle leur genèse peut être comprise sans faire appel aux explications traditionnellement avancées (contrainte, liberté, servitude volontaire, aliénation) est particulièrement stimulante, et devrait être considérée par toute tentative de rendre compte des affects contemporains. L’auteur a en particulier une conscience aiguë de l’insuffisance de la notion de servitude volontaire, « accommodation, mais purement verbale, de cette insoluble contradiction d’une liberté postulée en principe irréfragable, mais jugée circonstanciellement exercée pour le pire » (233).
Renonçant à ces concepts, F. Lordon estime qu’il est possible de rendre compte de la production des affects par les institutions dans le cadre de sa théorie déterministe :
Le travail épithumogénique de production d’un salariat content a donc pour objet d’organiser la division du travail sous l’égide du désir-maître du capital, c’est-à-dire d’y distribuer les individus, mais en s’assurant que leurs désirs ont été refaits de telle sorte qu’ils aient l’assignation joyeuse. (238)
Mais en quoi une telle théorie de la « violence symbolique », assignant à chacun les désirs qui conviennent à sa place dans la société et inhibant en lui les autres désirs, se distingue-t-elle vraiment d’une théorie de l’aliénation, voire de la manipulation, c’est-à-dire de la contrainte ? Comment peut-on « réjouir » les travailleurs, comme le dit l’auteur, sans qu’ils se réjouissent, c’est-à-dire sans considérer qu’ils ont conscience d’un intérêt réel, dans une situation donnée, pris à leur travail ? Une telle conscience est d’ailleurs parfaitement compatible avec une critique de cette situation et de ce travail, et avec un désir de les transformer. Cela ne doit-il pas conduire à réintroduire l’idée d’activité jusque dans les réactions affectives face aux situations dans lesquelles l’individu se trouve ? Paradoxalement, c’est de la rébellion même que l’activité finit par disparaître. De même que le social se réduit à une lutte de volontés de puissance, l’individu semble n’être plus qu’un champ d’affrontement des affects, où, comme chez Nietzsche, le plus puissant finit par triompher : « la psyché n’est qu’un lieu sur lequel s’affrontent les affects... » (136). On comprend, certes, que F. Lordon cherche à éviter une conception romantique selon laquelle « contestations et révoltes seraient les propres du libre arbitre et de lui seul, rébellions accessibles seulement à des âmes inconditionnées » (102). Mais ces formules ne risquent-elles pas de sous-estimer l’activité du sujet, par lequel il construit ses réactions ?
La contingence des crises
La troisième thèse, celle du rôle central des affects dans le déroulement des crises, introduit un réel élément de contingence dans les structures sociales, par un mécanisme que l’auteur étudie finement (chaque complexion affective singulière ayant ses seuils propres de tolérance, la dynamique des affects collectifs est toujours susceptible de bifurcation, 100). La détermination des affects est donc compatible, pour l’auteur, avec la contingence de l’histoire. Plus précisément, l’ontologie du social sur laquelle repose cet ouvrage (la société comme « jeu de forces »), qui conduit à privilégier l’axe qui va de la reproduction à la subversion, débouche sur une théorie de l’histoire comme successions de ruptures mettant en place des structures arbitraires (204).
Cette reconnaissance de la contingence de l’histoire est cependant fortement dépendante du cadre théorique adopté par l’auteur. Quand les rapports sociaux ne sont que des rapports de force, il n’y a de place que pour l’être ou le non-être, la subsistance ou la destruction. On peut même se demander si ce cadre ne conduit pas à réintroduire une vision nécessitariste de l’histoire. Faute, en effet, de pouvoir assigner un lieu aux affects qui ne relèvent ni de l’acceptation ni de la rébellion, l’auteur est souvent amené à les réinscrire sur cet axe en les rangeant sous la catégorie de la rébellion latente (207). Mais cette notion de latence, d’origine biologique (une activité temporairement suspendue) ne réintroduit-elle pas l’idée d’une maturation, et par là celle d’un mouvement inéluctable vers une fin, dont seul le point critique est imprévisible ? Peut-on dire que les affects populistes contemporains sont une révolte latente ? Ne sont-ils pas encore plus ambivalents et contingents que ne le pense l’auteur ?