Ouverture et enclosure
Dans son film documentaire, Les Glaneurs et la glaneuse (2000), Agnès Varda revisite la pratique traditionnelle du glanage dans la France d’aujourd’hui. Son voyage à travers le pays à la recherche de déchets et d’objets de rebuts variés commence justement par la terre et par les tonnes de pommes de terre trop peu uniformes pour la vente en supermarché. En fouillant le tas de légumes imparfaits, elle trouve rapidement la première des pommes de terre en forme de cœur qui deviendra le symbole de son film et de sa suite, Les glaneurs et la glaneuse : deux ans après en 2002. Des grappes de raisin à l’art du collage, des pommes aux installations, Varda juxtapose avec fluidité nos usages de ressources tangibles et plus intangibles – ce qui « tombe entre les mots », comme le viticulteur et psychanalyste Jean Laplanche le dit poétiquement de son œuvre. Le film de Varda me servira ici de point de départ pour explorer les deux processus parallèles d’ouverture et d’enclosure.
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Au cours des dernières années, l’omniprésence de la numérisation et de la mondialisation a fait de la connaissance, de la culture et de l’information des atouts majeurs du vingt et unième siècle. Une des questions cruciales (et polémiques) auxquelles font face nos sociétés contemporaines est de savoir comment assurer l’utilisation durable de ressources facilement collectées et diffusées. Des formes nouvelles de collaboration sont apparues au sein de communautés de passionnés sur l’Internet ainsi que dans le milieu universitaire. Les acceptions solidement établies des notions de créateur et d’utilisateur sont remises en question par une foule croissante d’initiatives qui ont en commun l’idée de partage : de Facebook à YouTube, du libre accès (open access) au code source ouvert (open source), voire à l’innovation ouverte (open innovation), des licences Creative Commons à la Public Library of Science, le libre accès et l’ouverture numériques sont dans tous les esprits.
Le terme anglais de commons recouvre deux acceptions en français : celle des « communaux » au sens historique de terres partagées dans une commune, et celle des « biens communs » ou des « communs », termes utilisés dans le contexte actuel de l’économie numérique.
Il ne fait aucun doute que ces initiatives sont apparues en réaction à l’expansion des droits de la propriété intellectuelle, le régime légal qui protège les données intangibles. Cette expansion concerne trois domaines : les sujets (la protection s’applique non seulement à des textes, de la musique ou des films, mais aussi à des bases de données, des logiciels, des séquences ADN et aussi potentiellement à des savoirs traditionnels), le temps (on observe un allongement progressif de la durée de couverture de la protection) et l’espace (même si elles sont toujours soumises à la législation nationale, de la convention de Berne en 1886 à l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [ADPIC, ou TRIPS en anglais] en 1994, les politiques concernant la propriété intellectuelle évoluent de plus en plus dans le contexte complexe des accords et des conventions internationaux). Prenez la polémique sur Pirate Bay, les manifestations et les boycotts contre l’accord commercial anti-contrefaçon (ACAC, ou ACTA en anglais) ou contre la Stop Online Piracy Act (SOPA), et vous aurez une petite idée des enjeux.
On a pu décrire la façon dont les droits de la propriété intellectuelle restreignent et circonscrivent de plus en plus l’activité créative comme un « second mouvement d’enclosure » ou d’« appropriation des terres numérique ». Si la numérisation donne lieu à un mouvement qui apparaît pour la seconde fois, c’est qu’il a eu un prédécesseur : un « premier » mouvement d’enclosure. Pour tenter de comprendre la tension entre enclosure et ouverture telle que nous l’observons aujourd’hui, il faut prendre en compte les principes historiques et théoriques sous-jacents qui ont construit notre compréhension et notre réaction à ces phénomènes. Même si nous pensons parfois nous être débarrassés de l’espace physique, la terre, sous de multiples représentations, contamine et structure nos manières de concevoir l’ouverture et l’enclosure de l’Internet. Inévitablement, les terres réelles et métaphoriques (une image complexe que l’on peut utiliser aussi bien pour défendre la propriété privée que pour la critiquer) occuperont une place importante dans ce débat.
Le « premier » mouvement d’enclosure
En 1700, l’Angleterre était encore formée de larges étendues de champs ouverts, de pâturages et de parcours, mais en 1840, la plupart avaient été recouvertes de clôtures et transformées en propriété privée. L’enclosure commence véritablement avec le statut de Merton en 1235 et se poursuit progressivement sur plusieurs siècles pour atteindre son point culminant durant les vingt années entre 1765 et 1785. L’enclosure implique de poser des clôtures sur ce qui était auparavant des champs ouverts, connus sous le nom de terrains communaux ou commons. Cet article s’efforce de préciser certaines des raisons pour lesquelles cette notion persiste aujourd’hui dans nos sociétés connectées et hautement techniques. Pour expliquer comment la gestion des forêts et des pâturages d’hier est devenue la recherche et la collecte d’informations aujourd’hui, et pourquoi les communs fournissent une image puissante du partage au vingt et unième siècle, il nous faut examiner les concepts d’utilisation et de droits d’utilisation.
Avant l’enclosure, les terrains communaux n’ont jamais été un espace de liberté absolue. Ils appartenaient au maître du manoir et cette propriété de fait n’était jamais remise en question : techniquement, il s’agissait des terres non cultivées du manoir sur lequel ils étaient situés. Ce qui empêchait l’enclosure immédiate et complète des terrains communaux, c’était la reconnaissance de longue date de droits d’utilisation de la terre particuliers et coutumiers, qui étaient souvent fortement réglementés. Les occupants du domaine au fait de ces usages comprenaient des roturiers qui possédaient des terres, ceux qui occupaient des fermes, des auberges et des moulins et, au plus bas de l’échelle sociale, des paysans sans terre. Tous possédaient le droit d’utiliser pour eux-mêmes une partie des communaux pour l’élevage ou la collecte de noix. On assurait les droits communs liés à chacune de ces catégories de diverses manières. Profondément locales, les particularités de ces usages dépendaient d’un nombre presque infini de variables.
Dans le contexte de l’ouverture et de l’enclosure, le terme d’« utilisation » recouvre un éventail complexe d’activités et d’agents. Une de ces traditions les plus connues était le droit de glanage, c’est-à-dire le droit de ramasser les céréales non coupées ou tombées qui restaient dans le champ après la récolte, sujet bien connu du tableau de Jean-François Millet Les Glaneuses en 1857 et, bien sur, du film de Varda. Outre ces collectes après la récolte, le glanage apparaît fréquemment dans les publications victoriennes, et des titres tels que Les Glanures du jardin de l’église et Glanures des poètes attestent la nature fondamentalement collective et consumériste de la créativité à une époque où le statut d’auteur subissait, tout comme aujourd’hui, de profonds bouleversements. Reflétant une recomposition plus vaste des pratiques au fil des générations au point de devenir omniprésent dans la vie des paysans, le glanage est néanmoins passé du statut de coutume à celui de crime. La logique de l’enclosure a fait d’un usage jadis coutumier l’équivalent d’une intrusion ou d’une incursion illégale sur une propriété privée.
Régi par une lex loci, la loi locale du manoir, la coutume servait à invoquer une utilisation ancienne, qui prenait par là même l’apparence d’un droit ou d’un privilège même si celui-ci n’était que rarement, voire jamais, consigné par écrit. Par conséquent, c’est du concept de droit commun (le droit d’utiliser des biens communs en tant que terres symboliques ou tangibles) dont nous parlons lorsque nous parlons de biens communs (que cela soit dans le sens « ancien » de communaux ou dans le sens contemporain plus métaphorique). À l’évidence, l’enclosure est affaire de terre. Ce qu’elle a amené à un niveau plus profond, c’est un changement radical dans les traditions et les coutumes du tissu social dans son ensemble. Au fil d’un processus long et controversé s’étalant sur plusieurs siècles, nous avons observé le remplacement des économies agricoles et locales par le capitalisme et l’industrialisation, et le dépassement de l’industrialisation par l’ère de l’information. Confrontés à un second mouvement d’enclosure – qui concerne l’esprit plutôt que la terre –, nous devrions garder en mémoire cette histoire et en tirer des leçons.
Ouverture
Même si on ne peut réduire l’appel à l’ouverture à une simple réaction à l’enclosure, il serait tout aussi erroné de nier que les deux phénomènes sont étroitement liés. Un grand nombre des initiatives auxquelles nous sommes habitués en tant qu’acteurs de l’ouverture s’est appuyé sur une critique d’un régime de droits à la propriété intellectuelle excessif. Des positions visionnaires et influentes comme celles des Creative Commons (CC) résument certaines préoccupations récurrentes : « réaliser entièrement le potentiel de l’Internet – l’accès universel à la recherche, à l’éducation, la participation pleine à la culture et amener une nouvelle ère de développement, de croissance et de productivité. » Même s’il est né à l’ère numérique il y a à peine vingt ans et s’il est contemporain du succès de l’Internet, le mouvement d’ouverture, d’un point de vue conceptuel, s’inspire d’une histoire vieille de plusieurs siècles. Pour un mouvement numérique, il ne s’agit pas d’une entité homogène mais d’un réseau en ligne distribué d’initiatives faiblement liées entre elles et parfois même en conflit les unes avec les autres, qui impliquent des militants comme des chercheurs.
Né avec l’apparition des logiciels libres et du code source ouvert, le mouvement d’ouverture met en avant l’accès au savoir, les vertus du partage et l’éthique de la participation et de la collaboration. Partie prenante du Web 2.0 et bientôt de la génération du Web 3.0 qui pointe à l’horizon, une multitude de plateformes numériques s’est développée sous l’étiquette « open » ou se réclamant des vertus des « communs ». Le potentiel de l’innovation en réseau, de l’externalisation ouverte (crowdsourcing) et de la collaboration est au cœur du mouvement d’ouverture. Dans la stratégie très médiatisée « Europe 2020 », l’« ouverture » est l’une des actions clés de l’Union pour l’innovation de la Commission européenne. Des mouvements comme A2K, des portails comme Open Science ou Science Commons, la multiplication et l’impact des revues en libre accès qui éclipsent les canaux traditionnels, comme la Public Library of Science, soulignent l’importance de l’ouverture dans une économie de l’information et le fait qu’elle rivalise aujourd’hui avec l’idée que les droits de la propriété intellectuelle soient un préalable à toute activité d’innovation. L’ouverture recouvre un continuum qui va de l’éthique du hacker à la gouvernance mondiale des entreprises. L’UNESCO (2011) considère que l’ouverture est un bien public mondial et soutient le libre accès « au profit de la circulation mondiale du savoir, de l’innovation et d’un développement socio-économique équitable. »
Les communs de l’information
Pourquoi dès lors l’idée de biens communs a-t-elle connu un tel succès en tant qu’alternative viable à l’expansion de la propriété intellectuelle dans nos sociétés connectées et hautement techniques ?
L’ère de l’information en ligne mondialisée et saturée de médias dépend de communs de l’information, concept familier à quiconque a jamais visité une bibliothèque universitaire américaine bien fournie, où l’on désigne par cette formule les ordinateurs mis au service des professeurs et des étudiants. Parler de communs dans le contexte actuel implique un environnement à deux niveaux. L’un des communs est toujours, malgré les preuves que nous pensons avoir du contraire, hautement tangible. Mais il en existe un second, intangible et informationnel, réductible à des bits et des zéros. Le fait que ces deux niveaux aient des connotations spatiales permet de comparer les informations, les ondes et l’Internet au complexe système d’irrigation andalou, vieux de plusieurs siècles, ou au mode de partage des meilleures vagues par les surfeurs sur les côtes de l’Australie ou de la Californie.
Décentrés et déterritorialisés, ces communs semblent à première vue dotés d’enjeux bien différents de ceux d’il y a plusieurs siècles. Si les ressources physiques, comme les prairies ou les poissons, peuvent être surexploitées ou se raréfier, l’information, le savoir, les symboles et les textes sont au contraire des valeurs que l’on recherche sur des pâturages virtuels infinis. Les communs de l’information représentent donc la dernière étape de la déconnexion avec la terre ; lorsqu’on utilise ce terme au vingt et unième siècle, on imagine un espace virtuel et numérique plutôt que des champs et des collines verdoyantes dans la campagne anglaise. À quel moment les communs ont-ils pris sens dans ce cadre contemporain ? Quand est-il devenu normal d’y adjoindre le mot « information », et de transformer un concept principalement historique et matériel en un espace symbolique, plutôt que tangible ? Il est extrêmement difficile, et peut-être impossible, de dire précisément quand ce changement a commencé. On peut affirmer sans exagération que les communs de l’information sont dépendants de l’apparition de l’Internet. Il est également admis que les conditions de base de la mondialisation constituent la structure environnante au sein de laquelle il nous faut conceptualiser cette évolution particulière.
Essentiellement, l’efficacité du concept de communs de l’information implique de reconnaître la spécificité des ressources informationnelles et de leur utilisation. Les communs de l’information sont simplement faits d’un matériau différent de la terre, du gazon et de l’herbe. Les ressources informationnelles sont non rivales (mon utilisation des informations n’empêchera pas la vôtre ; de fait, nous pouvons tous deux utiliser la même ressource simultanément sans que cela engendre d’effet néfaste) et non excluantes (même si la production d’informations peut, au départ, être chère, il est difficile avec les nouvelles technologies d’empêcher qu’il y ait un nombre infini d’utilisateurs avec un coût marginal nul). Le premier de ces critères est essentiel à ceux qui souhaitent réfuter la tristement célèbre « tragédie des biens communs » de Garrett Hardin, dans une situation où l’information est à la fois le résultat et la condition première de la production. En effet, la « tragédie des biens communs » est quasiment un passage obligé des études portant sur la gestion des communs, quelle que soit leur orientation épistémologique. Hardin avance un argument simple : dans un pré ouvert à tous, chaque éleveur ne se comportera pas de façon altruiste et tentera au contraire de faire paître autant de bétail que possible sur les communaux, même si les conséquences ultimes de ce comportement lui sont défavorables. Tant qu’il y a un équilibre entre ce que les terres peuvent accueillir et les utilisations qui en sont faites, tout va pour le mieux. Malheureusement, cet état d’équilibre est illusoire puisque « la logique inhérente aux biens communs est d’engendrer inexorablement la tragédie. »
Hardin décrit une situation où personne n’a le pouvoir de refuser à un autre le droit d’utilisation et où l’intérêt personnel prévaut toujours. S’il n’y a pas de profit possible, l’incitation à investir est nulle. Les ressources livrées à elles-mêmes sur les communs disparaîtront purement et simplement. Si les communs ne peuvent s’autogérer et la raison prévaloir, il faut faire quelque chose. Hardin envisage plusieurs possibilités pour gouverner les communs : en faire une propriété privée, en distribuer l’accès par une loterie ou sur le principe du « premier arrivé, premier servi », ce qui sont toutes des options concevables. La détentrice du prix Nobel Elinor Ostrom développe un propos très différent, et ses recherches montrent qu’il existe une multitude d’exemples de moyen terme, où la solution au problème des biens communs n’est ni la privatisation complète, ni l’intervention étatique absolue. L’une des principales difficultés de ces deux solutions est qu’elles sont imposées de l’extérieur ou d’en haut à ceux qui utilisent les biens communs, qu’il s’agisse d’agriculteurs ou de surfeurs. Dans les deux cas, ce sont des réponses descendantes à des pratiques ascendantes.
Il se trouve que les agriculteurs andalous se débrouillent très bien tout seuls en distribuant l’eau par un système d’irrigation complexe et en réglant les conflits grâce à un tribunal autonome établi sur la place de la ville. Les surfeurs s’appuient sur certaines normes et certains codes informels pour s’assurer que leur utilisation des vagues correspond aux attentes et à la morale de leur communauté. En fin de compte, même si ces exemples sont spécifiques, locaux et limités, ils sont suffisamment nombreux pour infirmer les affirmations absolutistes qui veulent que tout finisse toujours mal. Comme l’avance Carol Rose, Hardin a peut-être négligé un autre genre : lorsque l’on considère que les communs sont en fait une comédie.
Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire qu’il est moins probable qu’une tragédie telle que la conçoit Hardin puisse se produire sur les communs de l’information. Mais les barrières se multiplient aussi sur ce terrain. Elles ne sont pas faites de bois ou de fil barbelé, mais rendent néanmoins de plus en plus difficile l’accès à l’information, au savoir et aux expressions culturelles. Un verrou n’a pas besoin d’être en acier pour être solide : il peut remplir son office en étant invisible et caché dans du code. L’utilisation croissante de contrats de licence rend plus complexe notre compréhension de ce que nous pouvons ou non faire en tant qu’utilisateurs. Il y a bel et bien des limites temporelles et spatiales à l’utilisation de certains contenus numériques, qui devraient pourtant rester dans le domaine public. Ces obstacles sont omniprésents dans la jungle qui entoure les ressources informationnelles de valeur.
Lorsque nous naviguons sur les communs de l’information, certaines parties nous semblent à tous points de vue différentes des communaux ruraux, tandis que sur d’autres, nous circulons les yeux fermés. La terminologie nous est pourtant familière : nous parlons du mouvement des biens communs numériques (Digital Commons), nous utilisons des licences Creative Commons, nous soutenons les travaux des Science Commons ou de l’Electronic Frontier Foundation. Ce n’est pas un hasard si des institutions et des organismes de premier plan vont à l’encontre d’une privatisation accrue des communs de l’information. Si les enjeux du mouvement Open Source sont nouveaux, ils n’en suivent pas moins les traces de précurseurs historiques tels que la Commons Preservation Society, la société de protection des communaux qui luttait en faveur des espaces ouverts au dix-neuvième siècle à Londres. De la même manière, la liste des initiatives visant à reconquérir certaines des terres déjà perdues ou à recréer des communs de l’information en science, dans l’enseignement supérieur ou dans la culture est impressionnante : on peut citer, parmi d’autres, la Public Library of Science, Science Commons, le projet Public Knowledge et le projet Gutenberg.
Passé et présent des biens communs : mettre l’accent sur l’utilisation
S’il faut choisir un dénominateur commun, un fil conducteur de ces trajectoires est le fait que les communs de l’information, tout comme leurs ancêtres sur la terre ferme, sont d’abord liés à la coutume et aux droits des utilisateurs, et ensuite seulement à la terre. Il y a cependant quelque chose de paradoxal dans la facilité avec laquelle l’environnement de cette nouvelle ressource peut se lire au prisme de l’ancienne économie des communaux. Pour Yochai Benkler, la production mondiale peer-to-peer d’aujourd’hui est une activité où la technologie de l’information permet la participation directe dans un réseau décentralisé, en dehors des relations du marché. Cela a un sens de parler de communs dans le contexte technologique actuel parce que le fondement d’une économie en réseau est l’accès à l’information et sa circulation continue, ce qui implique nécessairement des formes durables de droits d’utilisation.
L’explication du rôle emblématique des communs dans un environnement fondé sur l’information est donc sa capacité à transformer les consommateurs en producteurs. Dans le domaine de la communication de la recherche, des récepteurs passifs deviennent des fournisseurs actifs. Dans la sphère culturelle, le consommateur qui passe des disques ou le DJ devient producteur. Des adolescents affalés sur leur canapé transforment leur existence insipide de consommateurs en « une vie où l’on peut participer individuellement et collectivement à la réalisation de quelque chose de nouveau. » Dans l’énoncé de ses missions, l’Electronic Frontier Foundation commence par dire que « de l’Internet à l’iPod, les technologies de la liberté transforment notre société et nous responsabilisent en tant que porte-paroles, citoyens, créateurs et consommateurs », tandis que les licences Creative Commons permettent « d’offrir aux créateurs une solution optimale pour protéger leurs œuvres tout en en encourageant certaines utilisations. »
Souligner l’utilisation soulève logiquement la question de la coutume et celle de savoir si les communs de l’information disposent d’une quelconque tradition en la matière. « Depuis la nuit des temps », la mesure habituelle de la défense des droits coutumiers, est une notion presque incompréhensible pour le détenteur de fichiers ou de droits d’aujourd’hui (qui, ne l’oublions pas, peut être une seule et même personne). Le fait de devoir à une génération antérieure les droits que nous détenons, avant qu’ils soient légués à la génération suivante, et l’idée qu’il faille suspendre, voire abandonner, la gratification instantanée au profit d’un engagement à long terme, sont des comportements démodés en passe de devenir archaïques, surtout sur l’Internet, où la coutume est souvent assimilée à une forme de réglementation, qui ne mérite donc qu’une attention négligeable. Les communs n’ont jamais été un espace non régulé. Leur utilisation dépendait de formes de conduite et de rites coutumiers, c’est-à-dire de formes de réglementation. C’est le cas des terrains communaux comme des communs de l’information. Les moyens précis de créer cette gouvernance dans notre société mondiale et connectée sont sujets à débat, mais il n’en demeure pas moins que nous avons très peu, si ce n’est aucune, institution dédiée à la protection des biens communs et de nos ressources informationnelles communes.
On ne peut manquer de remarquer le parfum d’utopie qui entoure les communs de l’information. En réaction à l’expansionnisme de la propriété intellectuelle, on a parfois tendance à penser les communs comme un Éden perdu, heureusement dénué des défauts de la propriété intellectuelle. Ils constituent aujourd’hui une sorte d’autre idéalisé, un rempart inébranlable contre les violentes attaques des détenteurs de copyrights, un Dr Jeckyll bienveillant qui esquiverait les agressions de Mr Hyde. Invoquer les vertus des communs devient un réflexe pavlovien face à un système de la propriété intellectuelle aujourd’hui biaisé : c’est un espace d’affirmation. Que les communs soient arrivés à cette position n’est guère surprenant si l’on considère la polarisation des arguments qui alimentent les guerres du copyright, mais cela n’est pas sans poser certains problèmes. Le présupposé implicite qui veut que, malgré une pression extérieure importante, la félicité et le consensus règnent à l’intérieur des communs est problématique. Refuser de voir les lignes de fracture internes, les accrocs et les conflits d’intérêts qui parcourent les communs n’est pas seulement contre-productif, c’est dangereux. L’idéalisation n’est jamais une bonne chose. Considérer les communs comme un espace libre, sans aucune règle, règlement ou consigne particulière sur les utilisations qui en sont faites, induit lourdement en erreur. Il est tout aussi problématique de supposer que les utilisateurs des communs sont philanthropiques par nature, et qu’ils invitent quiconque le souhaite à les rejoindre sur les communs. La xénophobie, qui « nous » sépare d’« eux », est un aspect de l’économie des communs qui démontre ce qu’ils peuvent avoir d’intolérant. Négliger les aspects géopolitiques les moins reluisants des communs de l’information, c’est sous-estimer la complexité des relations de pouvoir qui sous-tendent la matrice de l’ouverture et de l’enclosure.
Nous comprenons les communs d’aujourd’hui en les comparant à ceux d’hier ; nous connaissons mieux la nature des ressources informationnelles grâce aux leçons que nous avons apprises sur les utilisations passées et présentes des ressources tangibles ; nous remarquons que les mêmes arguments sur l’amélioration et le progrès sont utilisés dans l’histoire de l’enclosure et pour la fermeture de l’espace symbolique aujourd’hui. Nous comptons sur l’histoire pour comprendre le présent.
Les glaneurs, c’est nous
Le film d’Agnès Varda est un puissant plaidoyer contre le consumérisme de la société moderne, que les progrès technologiques ne font que souligner. Les machines qui ont remplacé le travail manuel ont beau être rapides et économiques, elles laissent à terre des fruits et des légumes parfaitement comestibles par leurs manoeuvres automatisées. Des pommes de terre en forme de cœur, des pommes trop petites ou trop grosses, des raisins abandonnés sur les coteaux des vignes – qui, sans correspondre à la taille ou à la qualité propres à l’étiquette de l’appellation, sont tout aussi mangeables et buvables que les légumes uniformes des étals de supermarché. S’il y a une part de tristesse dans le documentaire par ailleurs très positif d’Agnès Varda, c’est lorsqu’elle remarque que le glanage n’est plus l’acte collectif et social que montraient le tableau de Millet et les autres œuvres d’art moins connues qu’elle découvre durant son périple.
Le glanage était une activité sociale où l’on était vu et reconnu par les autres. Dans toutes les régions que Varda visite, les règles et les réglementations apparaissent de façon récurrente. Parfois, comme dans le cas des parcs à huîtres de Noirmoutiers, il y a autant d’estimations du nombre d’huîtres que l’on est autorisé à ramasser et de la distance à maintenir par rapport aux parcs qu’il y a de personnes interrogées. Si ces glaneurs divergent sur des points mineurs, personne ne met en doute le fait que l’utilisation de la ressource dépend de règles précises et d’une conduite respectueuse. Varda parle à ceux qui glanent et à ceux qui ouvrent leurs vergers ou leurs champs de pommes de terre aux glaneurs. Elle visite la cuisine d’un chef étoilé du Guide Rouge auquel les grands-parents ont enseigné la frugalité et qui ne jette jamais rien dans son restaurant. Lorsqu’elle filme les vagabonds, les chômeurs et les sans-abri, elle n’élude jamais le fait que la frontière entre le glanage et la pauvreté est parfois très mince. Nécessité pour certains, tradition et plaisir pour d’autres, ou encore révolte contre le consumérisme de la société, le glanage remplit bien des fonctions.
Dans l’une des scènes les plus mémorables du film, Agnès Varda filme Maître Dessaud dans un champ de choux, comme pour mettre malicieusement la loi à sa vraie place. Vêtu de sa robe noire d’avocat et tenant sa « Bible », le Code pénal, à la main, Maître Dessaud explique qu’une fois la récolte terminée, on peut glaner les choux qui l’entourent « en toute impunité. » Certes, les choux sont bien différents des expressions culturelles, mais Varda remarque judicieusement, en passant du champ de choux aux fragments d’expressions culturelles qu’elle capte à l’aide de sa petite caméra portative : « la glaneuse, c’est moi ». Et comme c’est vrai ! Les glaneurs, c’est nous.
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Cet article résume l’un des chapitres du livre de l’auteur Terms of Use : Negotiating the Jungle of the Intellectual Commons. Toronto : University of Toronto Press, 2008.