Recherche

Recension Société

Padre Pio : un christ au XXe siècle

À propos de : Sergio Luzzatto, Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc, Gallimard, 2013.


par Virgile Cirefice , le 13 février 2014


Télécharger l'article : PDF

Canonisé par Jean-Paul II, Padre Pio fait l’objet d’une dévotion populaire très marquée, notamment dans le sud de l’Italie. À l’écart de toute hagiographie, Sergio Luzzatto livre un récit critique de l’histoire du frère capucin et pose la question de la sainteté à l’époque contemporaine.

Recensé : Sergio Luzzatto, Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc, traduit de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2013, 528 pp., 30 €.

Les éditions Gallimard viennent de publier, dans une excellente traduction, le livre de Sergio Luzzatto paru en Italie en 2007 : Padre Pio, miracles et politique à l’âge laïc. L’auteur, professeur d’histoire moderne à l’Université de Turin, est avant tout un spécialiste de la Révolution française. Il publie cependant régulièrement des études touchant à la culture et aux symboles politiques de la période contemporaine. Parmi elles, on peut notamment citer Il corpo del Duce [1], paru en 1998, qui étudie le rapport complexe de la nouvelle république italienne au corps de Benito Mussolini, plusieurs fois déplacé, symbole de la justice pour les uns, du nécessaire pardon pour les autres. Une fois encore, Sergio Luzzatto s’intéresse à l’Italie contemporaine. Dans Padre Pio, il raconte l’histoire d’un frère capucin du sud de l’Italie ayant vu apparaître sur ses membres les stigmates de la passion du Christ. Pendant cinquante ans, jusqu’à sa mort en 1968, il vit dans son monastère de San Giovanni Rotondo, où, malgré les doutes d’une partie de l’Église, il est entouré d’une foule de fidèles. Finalement béatifié et canonisé par Jean-Paul II, Padre Pio fait, aujourd’hui encore, l’objet d’une dévotion extraordinaire.

L’auteur mène dans cet ouvrage une étude sur la sainteté dans le monde contemporain, le statut des stigmates à l’époque de la médecine moderne et veut montrer que celui qui fait aujourd’hui consensus au sein de l’Église catholique n’a pas toujours eu la confiance de celle-ci. Sergio Luzzatto ne cherche pas à se prononcer sur le caractère surnaturel ou fantaisiste des stigmates de Padre Pio, mais bien à étudier rigoureusement les problèmes que pose la sainteté au XXe siècle. Il revendique ainsi une double filiation méthodologique : celle des anthropologues, qui renoncent à « distinguer la réalité de la légende », et celle des médiévistes, « par nature, agnostiques ».

Pour cela, l’auteur s’appuie sur un corpus conséquent, cherchant à la fois à définir la position de la hiérarchie catholique par les documents du Vatican, et particulièrement de la Congrégation du Saint-Office, et à saisir les manifestations de dévotion populaire grâce aux lettres envoyées à Padre Pio. Il mène aussi un travail rigoureux à partir des rapports d’expertise diligentés par l’Église, des pamphlets hostiles émanant de chrétiens comme d’athées, et de multiples récits hagiographiques.

La sainteté au XXe siècle

Sergio Luzzatto s’attache à définir la figure du saint au XXe siècle par de stimulantes comparaisons avec les saints du Moyen Âge, et notamment avec l’autre grand stigmatisé, Saint François, mettant en évidence certaines analogies frappantes. Il met aussi en parallèle les guérisons miraculeuses de Padre Pio avec les récits thaumaturgiques de Marc Bloch, relevant des similitudes et allant même jusqu’à trouver « une mentalité collective aux structures analogues ». [2]

Le livre montre bien l’importance de Pio dans l’histoire des stigmates : c’est la première fois que ceux-ci apparaissent sur le corps d’un ministre de Dieu. Alors que Saint François n’avait jamais été amené à célébrer l’eucharistie, Padre Pio démultiplie la portée de cette dernière par ses mains ensanglantées. Parce que le catholicisme du XXe siècle continue de reposer sur la prédominance du geste, ces stigmates ont une portée extraordinaire. Les récits qui accompagnent cet épisode de sainteté sont alors à la fois d’ordre hagiographique et évangélique, Padre Pio constituant, par ses stigmates, une sorte d’Alter Christus.

Les réticences du Vatican

Faire l’histoire de Padre Pio, c’est aussi retracer quarante ans d’affrontements internes au sein de l’Église catholique. En effet, l’ouvrage met bien en évidence les fortes réticences de la hiérarchie ecclésiastique face à ce nouveau saint du Mezzogiorno, mais aussi les très nombreux appuis que compte Padre Pio dans l’Église. Comme au Moyen Âge, se posent deux questions majeures pour le Vatican, l’une théologique, l’autre touchant à son autorité. D’abord, est-il possible d’admettre l’existence d’un autre Christ sans reconnaître que la passion de Jésus Christ fut incomplète ? Ensuite, la reconnaissance populaire de la sainteté pose problème : seul le Vatican peut décider de la sainteté d’un individu. Reconnaître un saint proclamé par les fidèles reviendrait à saper les fondements de son autorité. C’est là toute la tension que l’on retrouve dans l’histoire de Padre Pio.

L’auteur détaille les hésitations de la hiérarchie catholique face à l’ampleur du phénomène. Son ouvrage s’attarde d’ailleurs longuement sur les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire la période de défiance du Vatican à l’égard du capucin. Sergio Luzzatto montre ainsi que pendant plusieurs années, l’Église cherche à isoler voire à déplacer Padre Pio et lui interdit même, de 1931 à 1933, de célébrer la messe et de confesser les fidèles. L’apparition des stigmates en 1918 ne suffit pas à faire de Padre Pio un saint. Il faut près de trente ans pour que l’Église l’accepte en son sein et même dans la période suivante, leurs rapports sont loin d’être idylliques.

Ainsi après la parenthèse favorable à Padre Pio que constitua le pontificat de Pie XII, Jean XXIII semble à nouveau particulièrement sceptique et le qualifie même, dans l’un de ses écrits privés, « [d’]idole d’étoupe ». Mais à cette période, la figure du saint, connue en Italie et en dehors, échappe désormais au Vatican qui ne peut plus influer sur elle autant qu’avant. Dès lors, Padre Pio est progressivement intégré au système cultuel du Vatican. Ce mouvement s’achève en 1999, lorsque le pape Jean-Paul II, qui avait lui-même, jeune séminariste, rendu visite au saint, décide sa béatification.

Miracle et politique

L’auteur s’applique également à déterminer les événements politiques qui ont pu profiter à Padre Pio. Il apparaît ainsi que dans le climat extrêmement délétère du biennio rosso [3], ce dernier a reçu l’appui des anciens combattants opposés à la municipalité socialiste. Devenu l’un de leurs symboles dans la région, il est même dénoncé comme agitateur à la Chambre des députés par les socialistes italiens lors des débats faisant suite au massacre de quatorze d’entre eux dans la ville même de Padre Pio, San Giovanni Rotondo, en 1920.

Faisant l’histoire méthodique du clérico-fascisme, Sergio Luzzatto montre bien comment le capucin a bénéficié du rapprochement de l’État italien et de l’Église, plus d’un demi-siècle après le déchirement de l’unité italienne. Cet appui politique est encore plus flagrant après la guerre : les fonds destinés à construire le gigantesque hôpital de San Giovanni viennent en partie de dons privés, mais aussi des Nations Unies et du plan Marshall. La démocratie chrétienne alors au pouvoir, en concurrence politique avec le parti communiste, a ainsi cherché à favoriser les projets fortement marqués du sceau du catholicisme.

L’un des mérites du livre est de retracer l’itinéraire des quelques fidèles qui gravitent autour de la figure du saint et organisent sa notoriété. Il s’agit à la fois de capucins qui comprennent bien l’intérêt que l’ordre peut en tirer, de fidèles qui ont quitté leurs familles pour vivre près du monastère, ou bien d’intrigants, au premier rang desquels Sergio Luzzatto place Emanuele Brunatto, reconnu aujourd’hui par les fidèles comme « l’homme qui sauva Padre Pio » de l’oubli – du nom d’un livre qui lui fut consacré au début des années 2000. [4] L’auteur montre la façon dont Emanuele Brunatto, à la fois entrepreneur, espion fasciste à Paris et spécialiste du marché noir, utilise très tôt la figure de Padre Pio tout en faisant sa promotion. C’est notamment lui qui lance la collecte pour la construction de son hôpital, y contribuant personnellement de manière importante. S’il semble globalement, à la suite des nombreux rapports du Saint-Office, exempter Padre Pio de toute vénalité – malgré la levée de son vœu de pauvreté par le pape pour lui permettre de gérer personnellement son hôpital – Sergio Luzzatto met bien en lumière la galaxie d’intermédiaires qui organisent et profitent de la notoriété grandissante du saint tout en favorisant l’essor du culte de ce dernier au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Ce livre présente ainsi l’intérêt d’offrir un point de vue extérieur sur Padre Pio, au delà des très nombreuses hagiographies qui ont été écrites dès les années 1930. Il montre bien comment la figure obscure d’un capucin du Mezzogiorno aurait pu sombrer dans l’oubli à cause de la condamnation de la Congrégation du Saint-Office, et comment elle s’est en revanche imposée, grâce à des événements politiques favorables, à l’appui tardif d’une partie de la hiérarchie catholique et à la détermination d’une nébuleuse de fidèles et d’intermédiaires bien décidés à profiter de l’aubaine qu’elle constituait.

Mais c’est surtout par la déconstruction rigoureuse de ce qu’il appelle la « méthode hagiographique » que Sergio Luzzatto convainc le plus, en soulignant comment les aspects les plus relayés, aujourd’hui encore, de la personnalité du saint – son mysticisme, son sens de l’humour, sa rigueur morale – trouvent le plus souvent leur origine dans les mêmes textes, répétés et recopiés à l’infini, jusqu’à devenir des vérités inattaquables pour les fidèles de Padre Pio. La multiplication des occurrences étant perçue comme multiplication des sources, ces éléments, parfois douteux, prennent une importance considérable. Ce processus conduit ainsi à faire « passer pour histoire de la sainteté ce qui en vérité n’en est que la mémoire ».

par Virgile Cirefice, le 13 février 2014

Pour citer cet article :

Virgile Cirefice, « Padre Pio : un christ au XXe siècle », La Vie des idées , 13 février 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Padre-Pio-un-christ-au-XXe-siecle

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Sergio Luzzatto, Il corpo del Duce. Un cadavere tra immaginazione, storia e memoria, Turin, Einaudi, 1998.

[2Marc Bloch, Les rois thaumaturges : Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre, Paris : Gallimard, 1983 [1924].

[3Nom donné à la période d’affrontements sanglants entre socialistes et droite nationaliste dans les deux ans qui suivent la première guerre mondiale.

[4Francobaldo Chiocci, L’uomo che salvò Padre Pio : vita, avventure e morte di Emanuele Brunatto, Rome :Adnkronos Libri, 2003.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet