« Pause, désaffection ou approfondissement ? Comment démentir l’antienne sur l’essoufflement de l’altermondialisme, voire les annonces de disparition […] ? Ces questions ne sont pas nouvelles, elles ressurgissent fin janvier depuis quatre ans, à la date où se tient traditionnellement le Forum social mondial (FSM). Mais elles s’imposent plus fortement cette année [1] ». Cet extrait d’article n’a pas été publié par un organe de presse hostile à l’altermondialisme, mais dans l’édition du 17 janvier 2008 de Politis, qui est membre du collège des fondateurs d’Attac, la principale organisation altermondialiste en France. En effet, lorsqu’on évoque désormais le mouvement altermondialiste, le terme qui revient le plus souvent est celui d’essoufflement, même s’il paraît aussi extrêmement controversé, notamment aux yeux des altermondialistes eux-mêmes. Cette idée d’essoufflement devient presque un cliché. Elle n’est d’ailleurs pas si nouvelle puisqu’elle apparaît dans les médias en France dès avant le Forum social mondial de Porto Alegre début 2005, soit quelques mois avant la campagne référendaire sur le traité constitutionnel européen où les altermondialistes ont pourtant joué un rôle non négligeable et ont contribué à leur manière à la victoire du « non ». Elle s’accompagne généralement de deux questions auxquelles cet article va tenter de répondre.
La première concerne les médias. Pour quelles raisons ceux-ci ne parlent-ils plus du mouvement altermondialiste ? Les altermondialistes considèrent que les médias en général leur sont idéologiquement hostiles. Ils ne s’étonnent donc pas vraiment du manque d’intérêt de ces derniers pour leur mouvement. Néanmoins, cette vision est-elle suffisante pour expliquer cette désaffection progressive des médias pour les mouvements contestataires ?
La seconde question a trait au sentiment d’essoufflement à proprement parler. Pourquoi a-t-on effectivement ce sentiment que le mouvement s’essouffle ? Certains altermondialistes tendent à le nier et à accuser encore une fois les médias qui chercheraient, selon eux, à déstabiliser le mouvement à travers cette thématique de l’essoufflement. Il convient cependant de remarquer que cette question représente aussi un enjeu stratégique pour les altermondialistes. Les partisans du « statu quo » concernant le rôle des forums sociaux ou l’autonomie des mouvements sociaux ont ainsi tout intérêt à nier l’existence d’un quelconque essoufflement, tandis que les partisans de la « rupture », eux, ont intérêt à mettre l’accent sur la « panne » du mouvement pour appeler à des changements profonds.
La problématique de l’essoufflement ne doit pas masquer cependant ce qui se joue en ce moment dans le « paysage contestataire ». En raison des déceptions de plus en plus grandes vis-à-vis des forums sociaux et de l’influence de plus en plus notable des expériences gouvernementales alternatives en Amérique latine, celui-ci est en train d’évoluer de façon décisive et de se reconfigurer autour de deux pôles. Le premier est un pôle altermondialiste classique qui s’appuie principalement sur le processus des forums sociaux et sur un certain nombre de principes (que nous appellerons ici « consensus altermondialiste ») dans l’objectif d’instaurer une « autre mondialisation ». Le second pôle, qui tend à émerger sur la base d’une rupture par rapport au premier, est un pôle qui s’intitule lui-même « post-altermondialiste ». Il s’appuie sur une volonté de convergence entre mouvements sociaux, organisations politiques et gouvernements antilibéraux d’Amérique latine dans l’objectif de construire un « socialisme du XXIe siècle ».
La grande indifférence médiatique
Nombreux sont les altermondialistes qui nient toute notion d’essoufflement de leur mouvement. Pour eux, ce serait une invention des grands médias. Sous l’influence d’intérêts économiques, ceux-ci chercheraient à minimiser, voire à passer sous silence l’importance de la contestation altermondialiste. Les altermondialistes estiment, en effet, que les médias leur seraient spontanément hostiles car, comme l’expliquait Bernard Cassen, le président d’honneur d’Attac-France, lors d’un colloque le 26 janvier 2008, ils se considèrent comme partie prenante de la mondialisation libérale et même « un vecteur idéologique de la mondialisation [2] ». C’est la raison pour laquelle les altermondialistes ont rapidement voulu créer leurs propres médias. Indymedia (Independent Media Center), qui est un réseau global de médias alternatifs, a été ainsi lancé à l’occasion des manifestations de Seattle fin 1999. Des médias critiques plus traditionnels jouent également un rôle important dans la diffusion des idées altermondialistes. En France, des organes de presse tels que Alternatives économiques, Charlie hebdo, Le Monde diplomatique, Politis et Témoignage chrétien sont ainsi membres du collège des fondateurs d’Attac. Il est à noter qu’une partie de cette presse traverse d’importantes difficultés. Cela a été le cas de Politis, qui a été placé en redressement judiciaire en 2006 avant d’être sauvé par la souscription de ses lecteurs, mais aussi du Monde diplomatique, dont les ventes sont en nette baisse depuis quelques années [3]. Enfin, de nombreuses structures altermondialistes, comme Action critique médias (Acrimed), l’Agence multimédia d’information citoyenne (AMIC) ou l’Observatoire français des médias (OFM), se sont spécialisées dans la critique des médias.
En 2008, le Forum social mondial a pris la forme d’un FSM « décentralisé ». Cela s’est traduit par l’organisation de manifestations dans le monde entier tout au long de la semaine du 21 janvier, avec, en particulier le 22, des conférences de presse dans vingt-deux villes, dont une à Paris à la mairie du 2e arrondissement, et le 26, une journée mondiale de mobilisations et d’actions. Ce jour-là, quelque 800 événements se sont produits dans plus de 80 pays, principalement au Brésil, en Espagne, aux États-Unis, en France, en Italie et au Mexique, montrant encore une fois le caractère globalement très « latin » de la contestation altermondialiste [4]. En France, diverses manifestations ont été organisées un peu partout dans le pays et un colloque [5] a réuni à Paris cinq membres du Conseil international du FSM, la plus haute instance altermondialiste. Or, il faut bien admettre que la couverture de ces événements par les médias a été extrêmement faible. Le contraste est particulièrement frappant par rapport à l’intérêt que les médias ont pu porter à l’altermondialisme, par exemple, à l’occasion des manifestations et des exactions violentes lors du G8 de Gênes en juillet 2001 ou du Forum social européen (FSE) organisé dans la région parisienne en novembre 2003.
Alors, comment peut-on expliquer l’indifférence de plus en plus manifeste des médias vis-à-vis de l’altermondialisme ? Il est vrai que quelques médias doivent se réjouir d’une certaine forme de reflux de la contestation altermondialiste, mais il semble difficile de généraliser ce point de vue à l’ensemble des médias. En effet, la presse même la plus ouverte à la cause altermondialiste, comme Libération ou L’Humanité, a accordé très peu de place au FSM de 2008. Libération n’a publié qu’une brève de 12 lignes en page 19 de son édition du 28 janvier 2008 à propos de la journée mondiale de mobilisations et d’actions organisée deux jours plus tôt. En outre, les médias, quelle que soit leur orientation générale, ont dans un passé récent largement couvert les manifestations contestataires. Le quotidien Les Echos, qui n’est certainement pas le plus pro-altermondialiste, a ainsi publié un numéro hors série très complet et plutôt nuancé juste avant le FSE de 2003. On ne peut donc en conclure que ce désintérêt des médias à l’égard de l’altermondialisme s’explique par leur prétendue hostilité généralisée vis-à-vis de ce mouvement, et ce, pour des raisons purement idéologiques.
Contrairement à ce qu’affirment un grand nombre d’altermondialistes, les raisons de cette indifférence croissante des médias ne sont pas uniquement d’ordre idéologique. Elles paraissent davantage liées aux contraintes imposées par la logique médiatique. Or, les formes d’expression privilégiées des contestataires de la « mondialisation libérale » durant la phase que l’on peut qualifier d’« antimondialisation », entre les manifestations de Seattle (1999) et celles de Gênes (2001), à savoir les contre-sommets et les mobilisations spectaculaires lors de sommets officiels (G8, Banque mondiale-FMI, OMC), d’ailleurs souvent émaillées de violence, s’inscrivaient alors parfaitement dans la logique médiatique. L’« antimondialisation » constituait un phénomène à la fois nouveau et spectaculaire, parfois violent, avec en son sein de « bons clients » comme José Bové, qui permettaient aux médias de pouvoir personnifier ce mouvement naissant. Il représentait même une aubaine pour les grands médias en leur offrant de la matière pour enfin intéresser le public aux sommets internationaux. Cet aspect novateur s’est également étendu aux premiers forums sociaux mondiaux (à Porto Alegre en 2001 et 2002) et européens (à Florence en 2002 et dans la région parisienne en 2003), d’autant qu’ils attiraient un grand nombre de militants. Cet intérêt médiatique s’explique aussi parce que ce mouvement se situait alors bien dans l’« air du temps » caractérisé par la montée en puissance de ce que l’on appelle la « société civile globale » et le caractère central de la mondialisation dans le débat international. Enfin, l’intérêt qu’il suscitait provenait également du fait que les violences de l’antiglobalisation représentaient à ce moment-là la principale menace sécuritaire pour les pays occidentaux, craignant une sorte d’« Intifada » globale dont les événements de Gênes paraissaient être la préfiguration.
Cet attrait des médias pour l’altermondialisme s’est toutefois progressivement estompé, ses formes d’expression correspondant de moins en moins à la logique médiatique, dans un contexte beaucoup moins porteur. On peut dater le tournant du mois d’octobre 2004 avec le FSE de Londres. En effet, les forums sociaux, qui deviennent à partir de 2001-2002 les principaux rendez-vous altermondialistes, recèlent au bout du compte très peu d’informations pertinentes pour un journaliste non militant. Cela s’explique en particulier par l’absence volontaire de porte-parole officiel, de conférences et de communiqués de presse, de synthèse finale ou d’alternative clairement définie, d’autant que les thèmes abordés dans ces forums sont à la fois extrêmement divers et souvent très abstraits pour le grand public, en tout cas la plupart du temps très éloignés de ses préoccupations concrètes. Par ailleurs, la forme que prennent les forums sociaux – des centaines de conférences et de stands d’organisations – ne rend pas la tâche aisée pour un journaliste. A l’évidence, la couverture de ces événements ne peut être que limitée et partielle. Outre la routinisation après l’« effet nouveauté » des premiers forums, ces tendances structurelles ont été aggravées par un certain nombre d’évolutions récentes. A partir de 2004, le FSM quitte la ville de Porto Alegre (même si l’édition de 2005 y a été tout de même organisée). Or, Porto Alegre était devenu un véritable symbole de l’altermondialisme, qui permettait notamment aux médias d’organiser une sorte de « match » annuel Davos-Porto Alegre. Depuis 2005, les conférences plénières où pouvaient s’exprimer les figures altermondialistes les plus connues ont été supprimées au profit de séminaires et autres ateliers de travail.
La désertion de plus en plus patente des personnalités politiques françaises a aussi amoindri l’intérêt de la presse française pour les forums sociaux. En 2002, plusieurs candidats de gauche à l’élection présidentielle s’étaient rendus au FSM : Olivier Besancenot, Jean-Pierre Chevènement et Noël Mamère. Le gouvernement français y était représenté par six ministres – Marie-George Buffet, Guy Hascoët, Charles Josselin, Marie-Noëlle Lienemann, Jean-Luc Mélenchon et Christian Paul –, tandis que le président Chirac et le premier ministre Lionel Jospin avait dépêché des émissaires sur place. Enfin, on pouvait y noter aussi la présence du premier secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, et du secrétaire général du Rassemblement pour la République (RPR), Serge Lepeltier. En 2007, ni Ségolène Royal, ni Marie-George Buffet, ni même José Bové ne se sont rendus au FSM de Nairobi. Olivier Besancenot, Clémentine Autain et Alain Lipietz ont été les seules personnalités politiques de premier plan à y être présentes. La lisibilité des forums sociaux mondiaux devient aussi plus difficile avec l’organisation en 2006 d’un FSM « polycentrique » dans trois villes différentes (Bamako, Caracas et Karachi), et, plus généralement, de forums dans des localisations très éloignées de la sphère d’intérêt du public (Mali, Venezuela, Pakistan, Kenya pour le FSM, Grèce pour le FSE). Enfin, en 2008, l’organisation d’un FSM « décentralisé » a été un facteur supplémentaire qui a pu expliquer le très faible intérêt des médias pour cette manifestation et, au-delà, pour l’altermondialisme en général. En effet, les mobilisations dans le cadre de ce dernier forum ont été très peu visibles en raison de leur dispersion extrême et des faibles affluences (à l’exception notable des manifestations qui se sont déroulées au Brésil et au Mexique). La principale manifestation du 26 janvier à Paris organisée par le Comité d’initiative pour les forums sociaux, qui regroupe les principaux mouvements altermondialistes français, n’a réuni que 800 personnes selon les organisateurs et 300 selon la police [6]. Environ 750 personnes étaient présentes au FSM 2008 à Ivry durant une semaine de festivités marquées notamment par le premier festival du film altermondialiste et un Forum social des jeunes [7].
Ce désintérêt des médias a été aussi alimenté en France par la grave crise traversée par Attac en 2005-2006 et l’échec de la candidature Bové à la présidentielle de 2007. Enfin, il est évident que, depuis les attentats du 11 septembre 2001 et la priorité accordée à la lutte contre le terrorisme, la thématique de la mondialisation n’est plus au centre du débat ou, du moins, s’est déplacée vers d’autres enjeux où l’altermondialisme paraît moins audible : délocalisations, montée en puissance de la Chine et de l’Inde, réchauffement climatique, etc. De même, la « menace » représentée par les violences altermondialistes a été brusquement dévaluée au profit du terrorisme islamiste. Cette évolution paraît d’autant plus préoccupante pour les altermondialistes qu’aujourd’hui, on a tendance à penser que, si les médias ne parlent pas d’un événement, c’est qu’il ne se passe plus rien.
La fin du « consensus altermondialiste »
Alors, comment expliquer ce sentiment d’essoufflement, partagé même par certains altermondialistes ? Dans un article récent, le politologue Eric Agrikoliansky considère que ce sentiment serait principalement lié à « quelques illusions bien ancrées qui servent depuis une dizaine d’années de cadres cardinaux pour décrire et percevoir les mouvements altermondialistes, leur réalité et leur avenir [8] ». Pour lui, en effet, il existe un décalage entre la réalité de ce qu’est le mouvement altermondialiste et les représentations que peuvent en avoir un certain nombre d’acteurs (journalistes, chercheurs, militants). La réalité montre ainsi que le mouvement est beaucoup moins international, inédit et homogène que ce que pensent généralement ces acteurs. Or, ces perceptions erronées auraient notamment été à l’origine d’attentes disproportionnées qui sont aujourd’hui déçues. C’est ce qui pourrait, d’après lui, expliquer ce sentiment d’essoufflement.
On ne peut nier l’existence d’un tel sentiment. Il ne s’agit pas d’une simple invention des médias. Ce sentiment est lié en grande partie à une déception et certainement à une attente trop élevée à l’égard de l’altermondialisme. Mais on peut aller plus loin que ce qu’affirme Eric Agrikoliansky dans son article. En effet, le mouvement a suscité un vif espoir, celui de devenir le mouvement d’émancipation du XXIe siècle [9] dont la lourde charge serait de définir puis de mettre en œuvre une grande alternative au capitalisme globalisé, réouvrant ainsi le grand chantier de l’« histoire », c’est-à-dire le grand conflit sur le meilleur système économique et social, dont Francis Fukuyama avait pourtant annoncé la fin en 1989 [10]. Or, pour le moment, les altermondialistes ne voient toujours rien venir de ce côté-là et les rancœurs se tournent avant tout vers les forums sociaux, dont le rôle principal était justement de servir d’incubateur pour la construction d’un « autre monde ».
Face à cette désillusion de plus en plus manifeste, ce que l’on pourrait appeler le « consensus altermondialiste » s’est fissuré et a même volé en éclat dans la période la plus récente. Le « consensus altermondialiste » se caractérisait principalement par un accord des altermondialistes sur le rôle central des forums sociaux, sur les principes contenus dans la Charte des principes du Forum social mondial, texte fondamental pour eux, adopté après le premier FSM en 2001, et sur ce qui a été appelé l’« esprit de Porto Alegre ». Cet « esprit », en particulier défendu par les créateurs brésiliens du FSM, Chico Whitaker et Candido Grzybowski, fait référence à un strict respect de la Charte des principes du FSM et à l’état d’esprit qui régnait lors des premiers forums de Porto Alegre, entre 2001 et 2003. Les altermondialistes se sont accordés en effet pendant des années sur l’idée que le FSM était la pierre angulaire de leur mouvement et que, conformément à ce que stipule le premier article de la Charte des principes, celui-ci devait être « un espace de rencontre ouvert visant à approfondir la réflexion, le débat d’idées démocratique, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté d’expériences, et l’articulation en vue d’actions efficaces, d’instances et de mouvements de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain ».
Cet espace devait en particulier être basé sur un principe d’« horizontalité », c’est-à-dire sur un strict respect de l’égalité et de la diversité des participants. Chacun devait pouvoir s’y exprimer en toute liberté. Il ne devait exister par conséquent aucune instance dirigeante et aucune hiérarchie entre les organisations qui y participent. Selon Chico Whitaker, le FSM devait être ainsi « un espace sans hiérarchie, sans inégalité de pouvoir, sans exclusion, sans imposition d’option organisationnelle [11] » où personne ne devait « imposer ses idées ou son rythme aux autres [12] » et où toute forme de synthèse ne pourrait conduire qu’à une « homogénéisation appauvrissante [13] ». Cela impliquait également un respect du pluralisme idéologique, qui était toutefois limité par l’obligation d’adhérer au rejet du néolibéralisme contenu dans la Charte, mais qui aboutissait de fait à un relativisme idéologique par refus d’adopter une position idéologique plutôt qu’une autre. Un autre principe sur lequel les altermondialistes s’accordaient était celui de l’autonomisation des mouvements sociaux par rapport aux partis politiques et aux gouvernements. Ainsi seules les organisations de la société civile sont admises au sein du FSM, les organisations politiques et les mouvements armés en étant exclus.
Il existait aussi un consensus chez les altermondialistes sur un refus de toute transformation du Forum social mondial en une formation politique et, au-delà, de toute forme d’aspiration à une conquête du pouvoir. Dans ce contexte, le FSM devait être, d’une certaine manière, l’antithèse de l’Internationale communiste. La plus grande crainte de la plupart des altermondialistes était, en effet, que le FSM se transforme en une organisation politique ou en une Internationale structurée. Candido Grzybowski estime ainsi que « le FSM perdrait beaucoup s’il était transformé en une force politique centralisée, qui serait une sorte de nouveau mouvement international de la gauche [14] ». En définitive, le FSM contribuerait à créer « un nouveau mode d’exercice du pouvoir dans un monde où il n’y a pas de domination [15] » (C. Whitaker), ainsi qu’« une nouvelle culture citoyenne [16] » (C. Grzybowski). Chico Whitaker résumait cette position de la manière suivante dans un entretien accordé à Libération le 26 janvier 2008 :
Le FSM […] a été conçu comme un espace de débats, d’idées et de réflexion. Il est illusoire de penser qu’il doit se traduire par une plateforme de résolutions, sauf à se perdre dans des luttes purement idéologiques. Le changement que l’on veut, il n’est pas incarné par Lula au Brésil ou Chavez au Venezuela. On veut incuber de la désobéissance aux règles établies, faire en sorte qu’une multitude s’en empare.
Enfin, les tenants de l’« esprit de Porto Alegre » refusent d’admettre qu’il existe un essoufflement du mouvement et notamment du FSM. A propos du FSM 2008, Chico Whitaker explique ainsi qu’« avec cette décentralisation totale, le succès est phénoménal, la mobilisation énorme », que l’« on n’est pas en perte de vitesse, on change de méthode » et même que les thèses altermondialistes « gagnent du terrain [17] ».
Or, ce « consensus » s’est progressivement délité à mesure que la confiance dans la capacité des forums sociaux à accoucher d’une alternative s’évanouissait. Pour certains contestataires, il est de plus en plus évident que l’alternative ne se situe plus symboliquement à Porto Alegre, mais bien à Caracas ou à La Paz. Le meilleur moyen d’y parvenir ne passe plus par les forums sociaux, mais bien par un engagement proprement politique et une expérience gouvernementale sur le modèle chaviste ou eviste [18]. L’objectif final n’est plus une « autre mondialisation » aux contours volontairement flous afin de n’exclure aucun point de vue, mais bel et bien le « socialisme du XXIe siècle » tant vanté par le président venezuélien Hugo Chavez [19].
L’un des premiers à avoir dénoncé les limites des forums sociaux est sans doute Bernard Cassen, qui est aussi l’un des co-créateurs du FSM. Celui-ci a tout d’abord émis l’idée d’un « consensus de Porto Alegre » dans une tribune publiée dans Libération en janvier 2004 [20]. Il a proposé d’appeler « consensus de Porto Alegre », en opposition au « consensus de Washington », « l’élaboration progressive, au niveau mondial, d’un corpus de plus en plus largement partagé par les acteurs sociaux […] d’analyses et de propositions en rupture avec les politiques libérales [21] ». Il souhaitait donc que, dans le cadre du FSM, les altermondialistes s’entendent sur quelques propositions susceptibles de faire l’objet d’un consensus. Cette idée a été soutenue début 2004 par le Conseil d’administration d’Attac-France. Un an plus tard, lors du FSM de 2005, Bernard Cassen présentait aux côtés de dix-huit autres personnalités altermondialistes éminentes un Manifeste de Porto Alegre. L’ambition de ce texte qui contenait « Douze propositions pour un autre monde possible » était, d’après lui, de « donner un coup d’accélérateur vers une traduction politique de nos propositions [22] ». Cette initiative a été rejetée par les tenants de l’« esprit de Porto Alegre », Candido Grzybowski estimant, par exemple, que « cela va contre l’esprit du forum [23] ».
Bernard Cassen n’a cependant pas été le seul à critiquer de plus en plus ouvertement l’« esprit de Porto Alegre ». Walden Bello, qui est l’une des principales figures altermondialistes du Sud, membre du Conseil international du FSM et signataire du Manifeste de Porto Alegre, souhaite également que le FSM prenne une nouvelle forme. Pour lui, le FSM ne doit pas être simplement un forum de discussion et d’idées, « un festival annuel à impact social limité [24] », qui serait isolé de toute action. Le forum doit au contraire être davantage ancré dans les luttes politiques globales. Il s’oppose donc à ce qu’il considère être la conception libérale de la notion d’« espace ouvert » de certains fondateurs du FSM, faisant implicitement référence à Chico Whitaker et à Candido Grzybowski. Il estime que le FSM doit par conséquent prendre des positions politiques fermes ou s’engager en faveur de luttes spécifiques.
Les désillusions de plus en plus grandes vis-à-vis des forums sociaux et la crise d’Attac en France, qui a abouti au départ forcé du tandem Bernard Cassen-Jacques Nikonoff de la direction de l’association, ont conduit progressivement à une rupture entre les créateurs du Forum social mondial, qui a été plus ou moins scellée en 2008. Or, cette rupture semble briser le « consensus altermondialiste » qui existait jusqu’à présent. En juillet 2005, Bernard Cassen parle déjà à propos du FSM d’« un certain essoufflement de la formule inaugurée en 2001 [25] ». A partir de 2006, il s’interroge sérieusement sur l’utilité même des forums sociaux. Cette année-là, à Bamako, lors du FSM polycentrique, il explique que les forums étaient « arrivés à une étape, qui est une fin de cycle ». Pour lui, « le risque est grand que les forums continuent à tourner en rond, sombrent dans la routine [26] ».
Ce n’est d’ailleurs pas fortuit si sa critique n’est au fond pas très différente de celle formulée par Hugo Chavez lors du FSM polycentrique de Caracas. Celui-ci avait alors appelé les altermondialistes à transformer leur mouvement en « un grand mouvement articulé, mondial, anti-impérialiste et alternatif […] de lutte » car, selon lui, « ce serait terrible » si le FSM n’était, au bout du compte, qu’« un forum touristique et folklorique » où « l’on discute et l’on discute sans arriver à des conclusions [27] ». Bernard Cassen est même allé jusqu’à se demander s’il allait participer au Forum social européen (FSE) d’Athènes en mai 2006, avant de s’y rendre finalement [28]. Pour lui, l’essoufflement de l’altermondialisme et en particulier des forums sociaux sont donc un phénomène tangible, ce qui tendrait à démontrer que cette notion d’essoufflement constitue un enjeu stratégique au sein du mouvement. En août 2007, il annonce ainsi plus ou moins la mort de l’altermondialisme dans un entretien accordé au Nouvel observateur [29]. Il y explique que « l’altermondialisme, c’est terminé. Voilà le fond de ma pensée. C’était un cycle. Nous pourrions nous inspirer des pays d’Amérique latine (Venezuela ou Bolivie notamment) où l’on n’a pas peur d’employer les mots « souveraineté populaire » et « nationalisation ». Visiblement, il se passe quelque chose là-bas et nous devrions en tirer les leçons. Il y a sans doute un créneau à exploiter, pas forcément pour créer un parti et faire de l’ingénierie politique, mais pour donner un cadre de référence, définir un socle idéologique dans lequel puisse se reconnaître une gauche radicale mais de gouvernement. Mais cela signifie qu’il faut rompre avec beaucoup de gens et de pratiques et je ne pense absolument pas qu’Attac puisse le faire » [compte tenu de la nouvelle orientation de l’association après la démission de Jacques Nikonoff]. En 2008, un pas supplémentaire est franchi avec la création d’une nouvelle organisation, Mémoire des luttes, à laquelle appartiennent entre autre Bernard Cassen et Ignacio Ramonet, et surtout d’un nouveau concept : le « post-altermondialisme ».
Mémoire des luttes a ainsi organisé, avec la revue Utopie critique, un colloque à Paris le 26 janvier 2008, dans le cadre de la journée mondiale d’action et de mobilisations, qui a réuni cinq membres du Conseil international du FSM : Samir Amin, Walden Bello, Bernard Cassen, François Houtart et Emir Sader. On peut remarquer la présence, durant cette réunion, de sept des dix-neuf signataires du Manifeste de Porto Alegre de 2005 (Riccardo Petrella et Ignacio Ramonet, outre les cinq membres du CI), et des partisans parmi les plus fervents de l’expérience Chavez au Venezuela (Walden Bello, Bernard Cassen, François Houtart, Ignacio Ramonet, etc.). Mémoire des luttes et Utopie critique ont d’ores et déjà publié plusieurs textes, dont « Vers un Manifeste pour un socialisme XXIe siècle », l’expression même de « socialisme du XXIe siècle » montrant la proximité idéologique de ces organisations avec la « révolution bolivarienne » menée au Venezuela, et un « Appel final lors du colloque "Altermondialisme et post-altermondialisme" ». Ces textes et les interventions lors de ce colloque tendent à briser un certain nombre de tabous qui caractérisaient jusqu’alors l’altermondialisme et qui étaient au cœur du « consensus altermondialiste ». Mémoire des luttes et Utopie critique ont ainsi pour objectif d’élaborer un Manifeste pour un socialisme du XXIe siècle « dans la perspective de construction ultérieure d’un projet proprement politique, mis en œuvre par un pouvoir démocratique et social », ce Manifeste devant servir de « soubassement des futures politiques publiques [30] ». Ils ont donc pour horizon la conquête du pouvoir, qui passe par de « nouvelles formes d’articulation [31] » entre mouvements sociaux, partis politiques et gouvernements et notamment par la prise en compte des « processus de transformation sociale que l’on observe notamment en Amérique latine [32] ». Bernard Cassen souhaite par conséquent mettre un terme aux « convergences parallèles », expression qu’il emprunte à Aldo Moro, « entre un mouvement altermondialiste, des partis et des gouvernements qui vont tous dans le même sens, mais sans jamais se rencontrer ». Pour lui, il convient de « faire converger les "convergences parallèles" à partir de points d’appui dans le monde sur la base de luttes sociales, de positions politiques et de politiques de certains gouvernements [33] ». Emir Sader, lui aussi, appelle à un rétablissement des rapports entre sphères sociales et politiques comme l’ont montré les expériences alternatives en Amérique latine (Bolivie, Equateur, Venezuela) et à « sortir de la fétichisation de l’autonomie des mouvements sociaux [34] ».
Les partisans de cette approche remettent également en cause le pluralisme idéologique altermondialiste en parlant explicitement de rejet du capitalisme, de socialisme, de la « réalité occultée de la lutte des classes [35] » ou encore de nationalisations. Cela explique bien évidemment le recours, ô combien symbolique, à la notion de post-altermondialisme, pour bien marquer la rupture par rapport à l’altermondialisme dont ils souhaitent un approfondissement et un dépassement [36]. Ils proposent d’ailleurs d’appeler cette démarche post-altermondialiste : « convergences socialistes et internationalistes [37] ». Que plusieurs grands noms de l’altermondialisme s’associent à cette initiative, en particulier cinq membres du Conseil internationale du FSM, marque sans aucun doute la fin d’une époque et la création d’un nouveau pôle de contestation du capitalisme globalisé.
Fin de cycle
A l’évidence, un cycle du mouvement de contestation de la « mondialisation libérale » est en train de s’achever, tandis qu’un nouveau est sans doute en train de démarrer. La concomitance de la très faible visibilité du FSM « décentralisé » et du lancement du « post-altermondialisme » en est le symptôme le plus notable.
Le cycle qui s’est achevé a été dominé par le processus des forums sociaux. Il a achoppé sur deux points fondamentaux. Le premier a été l’extrême difficulté des altermondialistes à articuler, notamment dans le cadre de ces forums, la diversité croissante des parties prenantes de cette forme de contestation et l’élaboration d’un programme cohérent pour l’édification d’une « autre mondialisation ». Le respect absolu de la diversité et des points de vue de chacun a conduit à une incapacité à pouvoir définir une alternative et donc en grande partie à une désillusion qui explique largement le sentiment d’essoufflement actuel. Le second point d’achoppement tient au rapport que les altermondialistes entretiennent avec l’engagement politique et les pouvoirs, dans un contexte où des gouvernements parvenus au pouvoir depuis la fin des années 1990 en Amérique latine mettent en œuvre des politiques assez proches des idées défendues par certains d’entre eux. C’est le cas au Venezuela (Hugo Chavez), au Brésil (Lula), qui va vite décevoir la plupart des altermondialistes, en Bolivie (Evo Morales) ou en Equateur (Rafael Correa). En effet, durant cette période, la volonté d’engagement politique a semblé de plus en plus manifeste chez les altermondialistes : à l’occasion du référendum sur le traité constitutionnel européen en France en 2005, autour de l’enjeu de la candidature unitaire antilibérale puis de la candidature de José Bové à l’élection présidentielle de 2007, de la victoire électorale en Bolivie fin 2005 d’Evo Morales, lui-même acteur du « mouvement social », ou de l’« autre campagne » des zapatistes lors de l’élection présidentielle au Mexique en 2006.
Désespérant de voir émerger un jour une alternative dans le cadre des forums sociaux, certains contestataires ont vu dans les alternatives politiques latino-américaines la mise en œuvre concrète de leurs idées. Cela a conduit à remettre totalement en cause le « consensus » qui existait jusqu’alors entre les altermondialistes et à envisager « la nécessité d’entrer dans un post-altermondialisme de combat pour dégager les perspectives d’un socialisme du XXIe siècle [38] ». Il s’agit à l’évidence d’un événement considérable pour le mouvement de contestation de la « mondialisation libérale ». Il est encore bien trop tôt pour pouvoir en mesurer les conséquences. Rien n’indique cependant que ce soit le meilleur moyen de relancer la dynamique contestataire et de lutter contre les deux tendances qui semblent la caractériser depuis quelques années, à savoir l’impuissance et la marginalisation. L’histoire du mouvement nous enseigne malgré tout à rester très prudent car celui-ci a fait l’objet depuis son émergence de tant de jugements qui se sont finalement révélés erronés, et a montré jusqu’à présent une grande capacité à rebondir.