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Recension Histoire

Misère de l’histoire universelle

À propos de : D. C. North, J. J. Wallis, B. R. Weingast, Violence et ordres sociaux, Gallimard.


par Anton Perdoncin , le 20 avril 2011


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Pourquoi certaines sociétés sont-elles plus violentes que d’autres ? Parcourant 10 000 ans d’histoire, Douglass North et ses coauteurs insistent sur le rôle des institutions dans la pacification des rapports sociaux. Pour Anton Perdoncin, cette théorie élitiste, libérale et européocentriste repose sur une conception erronée de la violence, qui en occulte les aspects proprement politiques.

Recensé : Douglass C. North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, traduit de l’anglais par Myriam Dennehy (éd. originale : 2009). 460 p., 21 €.

La traduction française [1] du dernier livre de Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast [2] a paru il y a quelques mois [3]. Les adeptes du big think seront servis : couvrant un spectre chronologique de 10 000 ans, l’ouvrage propose un cadre conceptuel pour penser l’intégralité de l’histoire de l’humanité. La tâche semble démesurée, mégalomaniaque presque, puisque les auteurs (par la suite NWW) ont l’ambition de fonder un nouveau paradigme unificateur pour l’ensemble des sciences sociales. L’ouvrage se fonde pourtant sur quelques idées simples, que North a popularisées dans ses précédents écrits [4] : les sources de la croissance économique doivent être recherchées dans les institutions propres à chaque société et non dans les logiques d’accumulation du capital et de progrès technique, qui n’en sont que les manifestations ; ces institutions sont adossées à des croyances, qui leur donnent sens et les légitiment ; elles suscitent la création plus ou moins aisée d’organisations politiques, économiques et sociales (partis, entreprises, syndicats, associations, églises, etc.) ; les droits de propriété sont au cœur de l’analyse des processus économiques et leur garantie par le système juridique est nécessaire au développement des échanges. C’est ainsi une analyse institutionnaliste de l’histoire de l’humanité que les auteurs proposent dans cet ouvrage.

Tout commence par une idée-force : toutes les sociétés depuis les origines de l’humanité ont été confrontées à la difficile gestion de la violence en leur sein ; les diverses manières dont elles ont répondu à ce défi conditionnent les types d’interactions possibles entre individus et sont ainsi au fondement des ordres sociaux qui se sont succédé dans l’histoire. Différents types d’institutions – définies comme les règles du jeu qui structurent les organisations et les relations interhumaines – sont mises en place, dont l’objectif ultime est de mettre la violence à distance, de pacifier les rapports au sein des élites.

L’originalité de l’approche, outre l’aspect institutionnaliste, serait donc double : d’une part prendre acte de l’incapacité de la science économique à intégrer la question politique majeure de la violence dans ses cadres analytiques ; d’autre part, prendre le parti radical d’une analyse portant exclusivement sur les élites dirigeantes et les différents arrangements (juridiques notamment) en leur sein. La question de la mise à distance, ou de la forclusion de la violence n’est ainsi pensée qu’en termes élitaires : quelles rentes ou quels avantages le système institutionnel permet-il de créer et de pérenniser, qui désincitent les diverses fractions de l’élite – les « spécialistes de la violence » – de recourir à la force ? Répartition des richesses et répartition du pouvoir doivent alors s’équilibrer en s’ajustant au système institutionnel.

L’objectif de l’ouvrage est politique : de l’analyse découle l’idée selon laquelle il est vain, voire nuisible, de chercher à imposer aux sociétés en développement un modèle calqué sur les schémas de développement des sociétés occidentales. Il s’agirait plutôt, à l’opposé des préconisations issues du consensus de Washington, de comprendre comment les institutions spécifiques de ces sociétés, adossées à des systèmes de croyance spécifiques, peuvent (ou pas) mener à des formes de croissance économique et de développement.

Typologie des ordres sociaux et gestion de la violence

Trois types d’arrangements institutionnels, appelés « ordres sociaux », se sont, d’après les auteurs, succédé dans l’histoire, dont deux coexistent encore de nos jours : l’ordre social primitif des chasseurs-cueilleurs ; les ordres sociaux d’accès limité, aussi appelés États naturels ; et les ordres sociaux d’accès ouvert, autrement dit les sociétés occidentales « de marché ». Chaque type d’ordre social impose un mode différent de gestion institutionnelle de la compétition, et donc de la violence, au sein des élites : « La première étape pour limiter la violence dépend de cette question : comment les puissants s’engagent-ils de façon crédible à cesser les hostilités entre eux ? […] Le contrôle de la violence dépend de la structure et du maintien des relations entre puissants » (p. 41).

NWW ne font qu’évoquer l’ordre social des chasseurs-cueilleurs sans s’y arrêter. Ils concentrent en revanche leur attention sur les deux autres formes d’ordre social. Les États naturels sont issus de la première révolution sociale de l’histoire de l’humanité (révolution néolithique) mais continuent à être prédominants actuellement. Ils sont caractérisés par une structure institutionnelle de gestion de la violence fondée sur la manipulation des intérêts économiques, autrement dit la création de rentes (matérielles et/ou symboliques). Les spécialistes de la violence, les élites, entretiennent des relations personnelles d’interconnaissance fortes et s’entendent pour limiter l’accès aux positions de pouvoir et de prestige ; la création d’organisations publiques et privées est, elle aussi, restreinte aux seules élites. Le régime d’accumulation est lent et erratique : la croissance économique n’est pas nulle, mais l’économie étant fortement vulnérable à des chocs (climatiques, politiques, etc.) qui font vaciller l’édifice institutionnel, les périodes de croissance sont le plus souvent compensées par des périodes de récession aussi fréquentes et prolongées. La logique d’attribution de rentes dans les États naturels ne saurait ainsi être confondue avec un objectif de croissance économique : NWW insistent sur le fait que l’objectif premier des coalitions dirigeantes n’est pas nécessairement la croissance mais la stabilité politique. Les régimes politiques se maintiennent sans consentement généralisé des administrés ou grâce à la manipulation de formes très contrôlées d’expression politique (vote censitaire, élections truquées, etc.). Les droits de propriété sont fragiles, ce qui contribue à la nécessité d’une restriction de l’accès aux positions de pouvoir. L’État est réduit et centralisé autour de la coalition des élites dirigeantes qui maintiennent leurs privilèges grâce à une hiérarchie sociale forte et inégalitaire, des relations très personnalisées, un système juridique inique, et un usage potentiel diffus de la violence. La solution trouvée dans les ordres sociaux d’accès limité au problème de la violence réside donc dans la formation de coalitions dont les membres jouissent de privilèges spéciaux (prestige, droits de propriété sur la terre, accès aux ressources primaires, etc.).

Ces États naturels sont stables mais non statiques, et les coalitions dominantes peuvent changer. Les auteurs distinguent trois types d’États naturels, en fonction de leur capacité à donner naissance et à supporter des organisations : les États naturels fragiles (les auteurs citent en exemple Haïti, l’Irak, la Somalie ou l’Afghanistan contemporains) ; les États naturels élémentaires ou primaires (par exemple la République romaine et de l’Angleterre prémoderne) ; enfin, les États naturels matures (par exemple la Russie contemporaine). Un même État naturel peut passer d’un type à un autre et/ou emprunter diverses caractéristiques à plusieurs de ces types.

Par contraste, les ordres sociaux d’accès ouvert sont issus de la seconde révolution sociale de l’histoire de l’humanité (la révolution industrielle), et témoignent d’une capacité élargie de formation d’organisations socialement reconnues et d’un accès non limité aux organisations publiques et privées. Les relations personnelles entre élites conservent un rôle important mais sont supplantées par des relations très largement impersonnelles, fondées sur la disjonction entre statut et identité personnelle et sur un système juridique équitable. Le modèle d’accès ouvert se définit par un niveau plus élevé de développement politique et économique, par un régime d’accumulation plus stable, où les périodes de croissance sont plus fréquentes et plus durables que les périodes de récession, par une « société civile » vigoureuse et diversifiée, et par un État plus étendu et plus décentralisé. L’État de droit garantit l’équité de traitement des citoyens ainsi que la sécurité des droits de propriétés. C’est ici la concurrence politique et économique et non la manipulation de rentes qui permet d’attribuer des avantages aux élites et de restreindre l’usage de la violence : les citoyens jouissent à égalité d’un libre accès au marché économique et à la sphère politique, ainsi que d’une capacité égale à créer des organisations indépendantes. Trois éléments sont alors primordiaux : la centralisation des forces militaires et policières, et leur contrôle par le système politique, l’illégitimité de tout usage de la violence hors du cadre étatique, et, enfin, l’ouverture concomitante des systèmes économiques et politiques qui empêche le pouvoir politique de manipuler les intérêts économiques et ces derniers de pénétrer et contrôler le pouvoir politique.

Toute la question est alors de savoir comment l’on passe de l’accès restreint à l’accès ouvert. La transition consiste en la mise en place progressive par les élites d’arrangements institutionnels qui se diffusent peu à peu à l’ensemble de la société. Les élites créent d’abord un État de droit pour elles-mêmes : leurs privilèges sont ainsi transformés en droits. Leurs relations se dépersonnalisent peu à peu et les organisations élitaires publiques et privées (on peut penser aux formes de représentation politique ou aux organisations économiques) se pérennisent. Enfin, le contrôle sur l’armée est centralisé. Les auteurs trouvent l’illustration de cette transition dans l’histoire des sociétés occidentales au XIXe siècle, qui voient l’instauration progressive de régimes démocratiques et la montée en puissance de l’économie de marché. Le lien entre économie de marché, démocratie et croissance est donc fort : l’ouverture politique et économique est, selon les auteurs, la condition du passage d’une économie de la stagnation à une économie de la croissance. Les ressorts de la croissance économique résident dans l’ouverture progressive des ordres sociaux fermés.

Précisons que l’ouvrage n’a pas vocation à fournir une théorie directement testable empiriquement, mais un cadre conceptuel général permettant de rendre compte, de manière non téléologique, du changement social. Les études historiques de cas sont convoquées comme des exemples ou des illustrations attestant de la cohérence du modèle, et non comme des validations empiriques. Tout ou presque est donc dans le geste théorique. Il est bien entendu impossible, dans le cadre de cette recension [5], de résumer de manière exhaustive l’ensemble des arguments et des cas analysés dans cet ouvrage foisonnant [6]. Nous développerons principalement trois critiques, qui mènent à relativiser fortement le caractère novateur de l’ouvrage. C’est d’abord à une histoire par le haut, élitaire et formaliste que les auteurs nous invitent ; c’est ensuite une théorie qui prétend articuler ordres sociaux et violence, mais qui s’adosse au contraire à une conception de la violence comme force de déstabilisation, essentiellement extérieure à la politique ; c’est enfin un cadre d’interprétation à tendance évolutionnaire et occidentalo-centrique.

Élitisme et juridisme : une histoire sans rapports sociaux

Le parti-pris élitaire de l’ouvrage est cohérent avec le postulat institutionnaliste, et se double d’une conception continuiste de l’histoire : puisque ce sont les institutions qui sont au fondement de la croissance et de l’ordre social et politique, alors tout changement économique, social ou politique ne peut provenir que de transformations de ces institutions. Ces transformations pourraient être de type révolutionnaire, mais tel n’est pas le point de vue des auteurs qui les qualifient de « réformes institutionnelles ». L’hypothèse continuiste est donc structurante : l’histoire est la continuation/transformation permanente et perpétuelle des institutions. Dès lors, seules les élites comptent, c’est-à-dire les individus et les groupes qui ont le pouvoir de provoquer ou d’exercer ces modifications : « Comme en Grande-Bretagne, la réforme allait venir des élites, en particulier de celles qui n’avaient pu renverser les privilèges acquis » (p. 340). Ce sont donc les élites qui actionnent la grande roue de l’histoire, qui décident des types de privilèges et de droits qui sont ouverts et du moment de l’ouverture. La conquête de droits politiques et sociaux est pensée exclusivement du haut vers le bas, comme une extension progressive des droits élitaires à l’ensemble du corps social. Cet élitisme devient problématique lorsqu’il est érigé en modalité unique d’analyse : l’histoire des élites se transforme en histoire élitaire qui « oublie » fort commodément les rapports sociaux.

La théorie de la transition est en outre marquée par un tropisme libéral. Les auteurs fondent leur analyse sur les théories libérales anglo-saxonnes du XVIIIe siècle (la théorie whig, The Federalist de Madison, notamment), élaborées dans le cadre de la lutte contre l’absolutisme royal : d’où une insistance toute particulière sur la question de la manipulation des rentes ou des privilèges économiques comme la source principale d’instabilité, et l’enjeu majeur des luttes politiques. D’où aussi l’insistance sur la logique d’extension progressive des droits (et surtout des droits politiques, de la citoyenneté) comme enjeu politique fondamental et marqueur du degré de démocratisation d’une société. Un tel tropisme constitue une forme de juridisme sui generis  : l’extension des droits est à la fois le marqueur et le facteur majeur de changement social. L’état du droit est alors déconnecté de l’état des rapports sociaux : les auteurs font certes des rivalités entre fractions des élites dirigeantes le moteur principal de la transformation des privilèges en droit, mais c’est une manière de restreindre les rapports sociaux aux seuls rapports entre élites.

La transition d’un État naturel à une société ouverte se caractérise, selon les auteurs, par un double processus d’ouverture économique et politique, dont l’un des indices serait l’augmentation du nombre d’organisations autonomes. NWW montrent par exemple comment la multiplication des entreprises et des partis politiques au cours du XIXe siècle s’adosse à des mutations institutionnelles majeures permettant aux élites de transformer leurs privilèges en droits (extension du droit de la concurrence, ou encore, en France, vote des lois républicaines des années 1870-1880 qui scellent l’intégration des corps intermédiaires à l’espace politique). Mais à aucun moment les auteurs ne s’attachent à rendre compte de la manière dont les acteurs économiques se sont saisis des modifications du droit, ni à caractériser ces mutations juridiques : les auteurs infèrent automatiquement de l’évolution du droit une transformation des pratiques, conséquence logique du formalisme juridiste [7].

Par exemple, la multiplication des organisations politiques, procède d’une « nouvelle expérience » (p. 294) dont les auteurs ne parlent pas : l’émergence de la classe ouvrière comme acteur historique contestant la domination économique et politique de la bourgeoisie. Assurément, les classes laborieuses n’ont pas attendu l’ouverture légale pour entrer dans le jeu politique et si l’ouverture a bien eu lieu, c’est au fil de luttes acharnées. Au plan économique, on assiste à une même confusion entre droit et pratiques : les auteurs en viennent à considérer que les formalités de la concurrence expriment une concurrence réelle, et à caractériser l’ordre économique comme « ouvert » sur la seule base de dispositifs purement formels d’ouverture. Faire de la libre concurrence et des libertés formelles des éléments nodaux de la caractérisation du système dans son ensemble est au mieux naïf, au pire mystificateur.

Violence et politique : le chaos et l’ordre

NWW défendent une conception exclusive des rapports entre violence et politique. La violence n’intervient en effet que comme un input dans le modèle, dont les conséquences sont risquées et imprévisibles. Elle n’est donc jamais analysée en elle-même : le concept de « violence », dont le contenu implique pourtant de multiples enjeux de catégorisation, de légitimation ou délégitimation, est pris comme un bloc, un facteur explicatif spécifique [8]. Son traitement semble atrophié par rapport à celui dont bénéficie le concept d’ordre social. La violence, réduite à la rivalité armée entre membres des élites, est essentiellement une force de désintégration sociale et politique, un vecteur de chaos, l’ordre social se définissant précisément comme l’ensemble des procédures mises en œuvre afin de la forclore [9].

Les institutions ont en effet pour fonction, selon NWW, de circonscrire la violence, de manière plus ou moins efficace selon les sociétés, assertion qui témoigne d’une articulation contestable des rapports entre violence et politique : dire que le but premier des agencements institutionnels est de contenir la violence afin de garantir l’ordre politique, c’est penser violence et politique sur un mode exclusif. La violence serait la sortie de l’ordre et donc la sortie du politique ; le progrès social passerait alors par plus d’ordre, « l’amélioration de la condition humaine » (p. 385) et la « gestion de la recrudescence potentielle de violence » (p. 385) [10].

Plus fondamentalement, l’analyse que NWW proposent de la violence, loin d’être novatrice, réactive d’anciennes théorisations qui leur font oublier les possibles usages politiques de la violence. Les auteurs semblent incapables de saisir en quoi la violence peut aussi être utilisée comme outil de gouvernement, d’affirmation d’une domination des élites, ou de certaines parties des élites, sur l’ensemble du corps social. Il faudrait ainsi relativiser leur idée selon laquelle les élites ont toujours intérêt à s’entendre pour limiter la violence : tout dépend des groupes sociaux qui sont chargés d’en user et de ceux sur qui elle s’abat. Les multiples guerres de prédation qui ont sévi ou sévissent encore en Afrique en sont un exemple [11].

Cette conception exclusive se traduit enfin par une incapacité à prendre en considération des formes de violence contestataire. Incapacité qui est d’ailleurs liée au biais élitaire étudié précédemment : leur focalisation sur les élites ne leur permet pas d’envisager toute forme de violence qui prendrait sa source dans un désaccord sur les fondements de l’ordre social et politique. Biais élitiste et tropisme réformiste se conjuguent. En témoigne l’analyse pour le moins surprenante qui est faite des mouvements de contestation populaire du XIXe siècle. 1848 est ainsi qualifié d’« épisode de violence populaire » et la Commune quasiment passée sous silence. Les auteurs affirment même que « la vie politique française obéissait à une norme qui voulait que l’armée n’intervienne pas dans les conflits politiques, bien qu’elle fût elle-même soumise en dernière instance au pouvoir civil » (p. 336). Doit-on en déduire que les répressions de 1830, 1848 et de la Commune ne constituent pas des événements politiques [12] ? Le qualificatif de « violence populaire » est donc un moyen de dépolitiser les soulèvements populaires du XIXe siècle, comme si le politique se réduisait aux seules élites [13].

Une histoire sans histoire ou l’apothéose des sociétés libérales occidentales

Le cadre interprétatif proposé par les auteurs se résout in fine en une théorie anhistorique idéologiquement orientée vers la légitimation de la domination des sociétés occidentales dites « de marché », autrement dit des sociétés capitalistes modernes (dénomination jamais utilisée par les auteurs).

Les concepts tels que droits de propriété, incitations, rentes, ou encore élites, sont utilisés pour analyser indifféremment des sociétés historiquement hétérogènes. On doit reconnaître qu’une telle extension est consubstantielle au projet lui-même : la virtuosité des auteurs à manier des concepts qu’ils appliquent de manière transversale et transhistorique ne cesse d’étonner. Cet appareillage conceptuel est une puissante machine de mise en cohérence de faits et de construction de séries, qui permet une montée en généralité (en universalité même) impossible autrement. Mais le problème est moins l’usage de concepts à portée globale que l’absence de prise en compte de leur historicité. La montée en généralité repose exclusivement sur la puissance intellectuelle indéniable des auteurs, mais elle n’en demeure pas moins très insatisfaisante. Le cadre théorique massif et systématique élaboré par les auteurs n’est d’ailleurs pas convoqué lorsque ces derniers analysent des cas historiques précis (voir p. 106-116 par exemple)… D’où la question qui ne manque pas de surgir : à quoi bon ?

Le concept d’élite, par exemple, mérite d’être historicisé, comme le propose Christophe Charle, dans son ouvrage Les Élites de la République, 1880-1900, paru en 1987. Charle remarque que l’usage du terme « élite » n’apparaît, comme mode d’autodésignation par les classes dirigeantes européennes, qu’à la fin du XIXe siècle, ce qui rend anachronique l’usage que NWW font du terme. Si l’on s’intéresse plus particulièrement à la France et à cette période critique du tournant du XXe siècle, analysée par les auteurs, il faut remarquer que l’élitisme est, lui-même, l’objet d’un conflit entre fractions de classe au sein de l’élite, qui va mener à la domination d’un pôle où sont associés milieux des affaires, de la haute administration et du pouvoir gouvernemental et à la mise en place, encore instables sous la IIIe République, d’un système oligarchique d’alliance entre milieux politiques et milieux économiques, et non d’une concurrence ouverte pour l’accès aux positions. Autant d’éléments passés sous silence par les auteurs, et qui contredisent radicalement l’analyse libérale de la France comme société « ouverte ». Plus généralement, l’usage anhistorique du terme « élite » pour qualifier les classes dirigeantes tout au long de l’histoire de l’humanité fait ainsi l’impasse sur l’analyse de ce qui fonde cette domination.

On peut finalement s’interroger sur l’intérêt même de cet échafaudage théorique. Pourquoi ce rétrécissement des dix derniers millénaires, subsumés sous la même catégorie d’État naturel, et cette dilatation du dernier siècle et demi occidental représentant les sociétés d’accès ouvert ? Quant à l’universalisation à laquelle les auteurs se livrent, elle est d’autant plus suspecte qu’elle s’appuie quasi exclusivement sur des analyses de cas occidentaux (principalement britanniques et, marginalement français et états-uniens [14]), ce qui vient renforcer la thèse défendue par Jack Goody dans Le Vol de l’histoire  : les historiens ont tendance à conceptualiser le passé à partir de phénomènes européens, versant ainsi dans l’ethnocentrisme et l’évolutionnisme, et considérant à tort que l’Occident a été seul inventeur de la démocratie, du capitalisme de marché, de la liberté ou de l’individualisme [15].Les auteurs se défendent pourtant de tout occidentalo-centrisme comme de tout évolutionnisme : changement et progrès ne sont pas équivalents, la transition n’a rien d’automatique et des régressions sont possibles [16]. Le problème de leur typologie des ordres sociaux demeure néanmoins puisqu’une seule et même catégorie permet de rendre compte d’une situation présente (la coexistence dans le monde contemporain de deux grands types de sociétés : à accès restreint ou ouvert) et d’une succession temporelle (puisque les sociétés d’accès ouvert viennent chronologiquement après les États naturels). L’ordre d’accès limité serait ainsi un mode d’organisation partagé par la Mésopotamie du IIIe siècle, l’Angleterre des Tudors et la Russie de Poutine. Tout se passe comme si, d’une part, les mondes « restreints » et les mondes « ouverts » étaient étanches les uns aux autres, et, d’autre part, les ordres sociaux à accès restreints actuels étaient homologues aux ordres restreints du passé. Cela revient à faire l’impasse sur une analyse pourtant nécessaire des conséquences économiques, politiques et culturelles de l’expansion mondiale du capitalisme au XXe siècle, sur la colonisation, sur les rapports postcoloniaux entretenus entre les anciennes métropoles et leurs ex-vassaux, sur les échanges commerciaux et culturels, ainsi que sur les flux migratoires entre monde « développé » et monde « en développement ».

Enfin, si le schéma d’analyse n’est sans doute pas téléologique, il n’en demeure pas moins qu’il mène à l’idée d’une supériorité des sociétés occidentales « de marché », fondée sur leur « efficacité adaptative » ; ce qui accrédite l’idée selon laquelle les sociétés capitalistes modernes seraient, du point de vue de leurs institutions et de leur organisation, supérieures aux sociétés « prémodernes » ou aux sociétés non occidentales en développement. L’assimilation entre sociétés prémodernes et sociétés contemporaines non-occidentales en développement renoue ainsi les fils d’un préjugé évolutionnaire, qui fut un temps structurant en anthropologie, mais que l’on espérait abandonné depuis longtemps.

L’ouvrage se clôt d’ailleurs sur une clarification idéologique où l’on voit perspective élitaire, préjugé libéral et perspective évolutionnaire se doubler d’un puissant dédain pour la contestation populaire et d’une fausse naïveté à l’égard du jeu politique : la démocratie serait un « jeu à somme positive » ouvert et concurrentiel, où les « pauvres » seraient toujours susceptibles de céder aux sirènes du « populisme », instrumentalisation du vote qui constituerait la « face obscure de la démocratie » (p. 404). Un spectre hante l’Europe… Que reste-t-il de l’ouvrage ? L’ultime pirouette des auteurs le dit avec suffisamment d’éloquence : « Le cadre conceptuel que nous avons exposé ici n’échappe pas à ces considérations : emporté par la marche du monde, il est déjà obsolète » (p. 412).

par Anton Perdoncin, le 20 avril 2011

Pour citer cet article :

Anton Perdoncin, « Misère de l’histoire universelle », La Vie des idées , 20 avril 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Misere-de-l-histoire-universelle

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1La rapidité avec laquelle le livre a été publié en français doit être notée : il n’est en effet pas courant qu’un ouvrage soit traduit quasi-simultanément en français, dans la «  Bibliothèque des sciences humaines  » chez Gallimard, espace, s’il en est, de publication d’ouvrages théoriques de référence.

[2Douglass C. North est professeur d’économie politique à l’université de Washington et co-lauréat (avec Robert Fogel) du prix Nobel d’économie en 1993  ; John Joseph Wallis est historien de l’économie et enseigne à l’université du Maryland  ; Barry R. Weingast est professeur de sciences politiques à l’Institut Hoover de l’université de Stanford.

[3Je tiens à remercier Christian Bessy, Nicolas Delalande et Éric Monnet pour leurs précieuses remarques et suggestions sur des versions antérieures de ce texte.

[4On peut se référer aux ouvrages suivants de Douglass C. North : Le processus du développement économique, Paris, Éditions d’Organisation, 2005 [1999]  ; Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990  ; Structure and Change in Economic History, New York, Norton, 1981. Pour une discussion de la théorie institutionnaliste de North, au miroir de la théorie du désencastrement de Polanyi, voir Claude Didry et Caroline Vincensini, «  Au-delà de la dichotomie marché-institutions : l’institutionnalisme de Douglass North face au défi de Karl Polanyi  », Revue française de Socio-Économie, n° 5, 2010, p. 205-224.

[5Pour d’autres recensions on se référera utilement à Cyril Hédoin, «  Note de lecture : Violence and Social Orders, de D. North, J. Wallis et B. Weingast  » (en ligne) : http://rationalitelimitee.wordpress.com/2009/07/05/note-de-lecture-violence-and-social-orders-de-d-north-j-wallis-et-b-weingast/, 2009, consulté le 1er mars 2011  ; ainsi qu’à Robert A. Margo, «  Violence and Social Orders  : a conceptual framework for interpreting recorded human history  » (en ligne) : http://eh.net/book_reviews/violence-and-social-orders-conceptual-framework-interpreting-recorded-human-history, 2009, consulté le 1er mars 2011.

[6Certains aspects sont volontairement passés sous silence, notamment les éléments empiriques (très discutables par ailleurs) présentés en début d’ouvrage, la discussion des théories wébériennes de l’État, l’usage du cadre théorique (sans modélisation) de la théorie des jeux, ou encore le détail des interprétations historiques.

[7Voir l’article de Claire Lemercier, publié dans La Vie des idées, pour une analyse de ce problème récurrent en économie (à savoir la réduction du droit aux seuls dispositifs formels, et la nécessité de le réinscrire dans les pratiques et les rapports sociaux) : Claire Lemercier, «  Napoléon contre la croissance  ? À propos de droit, d’économie et d’histoire  », La Vie des idées, 21 novembre 2008 : http://www.laviedesidees.fr/Napoleon-contre-la-croissance.html, consulté le 21 mars 2011.

[8Nous nous permettons de renvoyer, pour une tentative de prise de distance par rapport à cette vision réifiante de la violence, à Cécile Lavergne et Anton Perdoncin (dir.), numéro thématique «  Décrire la violence  », Tracés, n° 19, 2010.

[9De nombreux travaux se sont attachés à déconstruire une telle vision normative des rapports entre ordre social et violence. NWW font le choix de les ignorer. On peut notamment renvoyer le lecteur aux ouvrages de Charles Tilly sur la violence contestataire et, plus spécifiquement, à l’introduction de Boris Gobille à la traduction du texte «  La violence collective dans une perspective européenne  » («  Charles Tilly et la violence collective : moment critique et formation conceptuelle, 1968-1979  », Tracés, n° 19, 2010, p. 173-182). Des travaux récents abordent très explicitement la question posée par NWW, notamment Stathis N. Kalyvas, Ian Shapiro et Tarek Masoud (dir.), Order, Conflict, and Violence, New York, Cambridge University Press, 2008.

[10C’est d’ailleurs l’une des tâches assignées au «  nouveau  » paradigme que les auteurs cherchent à fonder que de fournir des connaissances en vue d’une telle amélioration et gestion.

[11Ajoutons d’ailleurs que ces guerres civiles étaient entretenues de manière plus ou moins directe par cette société démocratique «  d’accès ouvert  » qu’est la France  ; voir François-Xavier Verschave, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998.

[12On pourrait ajouter que la violence des élites n’est pas seulement répressive au XIXe siècle : les révolutions bourgeoises, d’inspiration libérale, ont aussi eu recours à la violence pour transformer l’ordre politique, notamment lors de guerres d’émancipation nationale (on peut penser, par exemple, à la fondation de l’État italien).

[13Les groupes socialistes et les mouvements syndicaux sont conçus ailleurs comme des «  organismes extérieurs  » aux partis, au même titre que les associations d’anciens combattants et les entreprises commerciales, «  ayant pour mission de sensibiliser l’opinion, plutôt que de remporter les élections et de constituer un gouvernement.  » (p. 321) Les auteurs ne conçoivent d’autres formes de prise de pouvoir que par les urnes, reléguant ainsi les mouvements révolutionnaires à des phénomènes de conscientisation extrapolitiques.

[14Universalisation du «  monde anglo-saxon  » qui constitue, selon Claude Didry et Caroline Vincensini (art. cit. p. 217-218) un des trois «  mondes institutionnels  » distingués par North pour rendre compte des écarts de performance économique entre sociétés.

[15Voir Jack Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, coll. «  NRF Essais  », 2010. On peut noter, avec une pointe d’ironie, que l’ouvrage de Goody est traduit en même temps que celui de NWW et publié lui aussi chez Gallimard, mais dans une autre collection.

[16Pour une réflexion sur les risques évolutionnistes liés aux typologies historiques et à leur dénomination, voir Charles Tilly, «  La violence collective dans une perspective européenne  », Tracés, n° 19, 2010 [1969], p. 211-212  ; voir aussi pour un raisonnement plus général sur la macrohistoire : Charles Tilly, Big Structures. Large Processes, Huge Comparisons, New York, Russell Sage Foundation, 1984.

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