Recensé : Michel de Fornel et Albert Ogien (dir.), Bourdieu, théoricien de la pratique, Paris, EHESS, « Raisons pratiques », 2011, 283 p., 24 €.
La sociologie de Pierre Bourdieu fait l’objet depuis une dizaine d’années d’une série de publications qui redistribuent la réception de sa pensée dans le champ des sciences sociales [1], et en renouvellent le sens et la portée [2]. On pourrait pourtant s’étonner du choix qu’a fait la collection « Raisons pratiques » de consacrer son dernier numéro à la théorie de la pratique de Bourdieu : la ligne éditoriale de la collection, créée dans les années 1990, est en effet marquée par une prise de distance vis-à-vis de la sociologie critique, voire par un positionnement épistémologique résolument pragmatique et pragmatiste. Pourtant, de la part des coordinateurs de cet ouvrage, Michel de Fornel et Albert Ogien, l’enjeu était d’ « engager [la] discussion qui n’a pas pu se nouer du vivant de Bourdieu au sujet de ce qu’une théorie de la pratique devrait être » (p. 11). Marqué par un réel souci de pluridisciplinarité – sociologues, philosophes et linguistiques y sont représentés –, cet ouvrage réaffirme l’actualité de cette pensée. À travers quatre entrées thématiques (Théorie, Politique, Langage, Action), la théorie de la pratique est interrogée à la fois sous l’angle des problèmes épistémologiques auxquels elle se heurte, de la conception du politique et de l’accès à la sphère politique qu’elle implique, de la sociolinguistique qui l’accompagne, et des axiomes de la théorie de l’action sociale qu’elle propose [3].
L’intérêt majeur de cet ouvrage est de resituer la théorie de la pratique dans la dynamique des héritages divers qui l’irriguent : Bachelard et Cassirer (Frédéric Vandenberghe), le matérialisme historique de Marx (Bruno Karsenti), le criticisme de Kant (Claude Gautier), la sociolinguistique de Labov et Troubetzkoy (Michel de Fornel), la philosophie du langage ordinaire de John L. Austin (Bruno Ambroise), ou encore la phénoménologie sociale de Husserl, Schütz et Garfinkel (Laurent Perreau). Les confrontations théoriques sont donc abondamment mobilisées afin de montrer les dettes, réappropriations, filiations, inhérentes à la sociologie critique. Elles tracent en creux non pas une figure unifiée du théoricien de la pratique qu’a été Bourdieu, mais en proposent au contraire différents portraits théoriques. Ainsi se justifie la nécessité de continuer à dialoguer avec cette pensée qui comme le soulignent les coordinateurs du volume (p. 9-10), a trop fait les frais dans les années 1990 d’une réception arcboutée sur des réflexes soit de « réfutation a priori » ou de « répétition adulatrice [4] ». Ce sont ces différentes redescriptions du Bourdieu théoricien de la pratique qui fondent la puissance interprétative de cet ouvrage collectif, placé sous le signe d’un pluralisme vivant et dynamique. Pluralisme qui s’éprouve dans des positionnements critiques et interprétatifs non congruents, voire parfois clairement antagoniques.
Fondements de la théorie de la pratique
L’ouvrage propose en premier lieu une approche synoptique et cumulative des fondements épistémologiques de la théorie de la pratique. Elle a vocation à dépasser les antinomies entre objectivisme et subjectivisme qui traversent l’histoire des sciences sociales, comme le rappelle notamment James Bohman : le subjectivisme des explications intentionnelles (en particulier des théories de l’acteur rationnel) ; et l’objectivisme de la structure sociale durkheimienne ou du structuralisme lévi-straussien. La pratique, cette nature sociale qui intègre réflexivité et affectivité (p. 10), s’analyse en effet comme une improvisation orchestrée sans chef d’orchestre [5], autrement dit comme une réalité à double face, structurée et structurante : structurée par les rapports sociaux objectifs qui ont engendré l’habitus, et ancrée dans la perception subjective des conditions sociales de perception des agents. À ce titre, la théorie de la pratique autorise une saisie des régularités sans recourir à l’intentionnalité, et une description cartographique du social, de sa stabilité et de sa reproduction à travers l’analyse des différents champs sociaux, indissociablement champs de luttes positionnels où se jouent la compétition pour le monopole d’un capital spécifique, et champs de production de l’autorité et de la légitimité sociales, à travers des rapports de domination mais aussi de résistance.
Ce projet s’adosse à un rationalisme critique qui trouve ses racines dans une synthèse originale de l’épistémologie de Bachelard et de Cassirer, dont Frédéric Vandenberghe propose une reconstruction magistrale. L’adhésion de Bourdieu à la rupture épistémologique théorisée par Bachelard s’origine dans une position constructiviste qui revendique la rupture avec un réalisme naïf : les faits sociaux, comme les faits scientifiques, doivent être construits de manière systématique. Le sociologue se doit de rompre avec l’expérience immédiate doxique du sens commun, et donc avec les explications ordinaires du social [6]. C’est parce que l’espace invisible des relations entre les individus constitue l’ens realissimum de la connaissance sociologique, que la sociologie de Bourdieu est une sociologie critique : la vocation du sociologue est de dévoiler le caractère arbitraire de la réalité sociale, de la dénaturaliser en mettant au jour les rapports de domination qui la structurent. Cette thèse a une double implication : d’une part l’aveuglement des agents sociaux, ou leur méconnaissance des rapports de domination, et d’autre part le privilège du sociologue dans le travail d’objectivation de ces relations. Le chercheur développe en effet une réflexivité particulière, comme l’explicite Laurent Perreau, qui rend possible ce travail d’objectivation : d’une part en rapportant les productions scientifiques aux conditions sociales de leur émergence, et en pratiquant la socio-analyse, c’est-à-dire l’élucidation des conditions sous lesquelles le sociologue peut se reconnaître comme sujet social [7] (p. 261).
Participant aussi du refus d’une philosophie intellectualiste du langage, l’anthropologie linguistique constitue, selon Michel de Fornel, un des aspects décisifs de la théorie de la pratique. Elle aurait pour tâche de « mettre conjointement au jour la compétence grammaticale et ses conditions de production et de réception » (p. 183). La confrontation que l’auteur propose avec des linguistes comme Labov et Troubeztkoy se prolonge dans l’article de Bruno Ambroise, qui reconstruit la filiation entre Bourdieu et la théorie des actes de langage d’Austin. C’est en effet la notion de performatif qui autorise Bourdieu à faire dériver l’efficacité linguistique des énoncés, de l’autorité sociale des locuteurs qui les profèrent. Les actes de parole fonctionnent ainsi selon une « rationalité pratique, c’est-à-dire relatives aux intérêts et aux rapports de pouvoir propres à chaque univers de discours » (p. 209).
Apories de la théorie de la pratique : un structuralisme qui s’ignore ?
Au delà d’un simple souci d’explicitation, la ligne éditoriale de la collection supposait une lecture hétérodoxe de la théorie de la pratique de Bourdieu. Cette orientation est patente dans le souci marqué de continuer à identifier et expliciter les apories, voire les impasses qui travaillent son œuvre. Le constat de départ aura sans doute orienté la ligne critique du numéro, puisque c’est sur le poids de la contrainte sociale en regard de la sous détermination des capacités réflexives, qu’insistent les coordinateurs de l’ouvrage ; et donc si la théorie de la pratique prétendait dépasser l’opposition épistémologique entre subjectivisme et objectivisme, c’est pourtant sur le deuxième terme qu’elle tendrait tendanciellement à basculer.
De nombreux articles insistent en effet sur le refus d’accepter la réduction des agents sociaux à des « idiots culturels », corrélative de la dénonciation de l’asymétrie entre savoir savant et savoir ordinaire, voire de la position de surplomb du sociologue qu’impliquerait la rupture épistémologique. Bohman reprend par exemple une critique classique à partir de l’analyse de deux cas empiriques, le don et l’intimidation verbale, celle du « sophisme fonctionnaliste » déjà formulée notamment par Jon Elster [8]. Il y aurait une circularité de l’explication induite par les concepts centraux de la théorie de la pratique : le système de dispositions qu’est l’habitus serait reconstruit à partir des effets qu’il est censé produire sur les actions, sans que soient décrits les mécanismes rendant compte de la manière dont ces effets opèrent. Comme l’écrit Bohman, « il est possible que parfois […] le refus d’un acte d’intimidation puisse favoriser la reproduction des rapports de pouvoir et des habitus originels ; mais il arrive que ce ne soit pas le cas » (p. 30) et c’est précisément ce que la théorie de Bourdieu ne permet pas de décrire. Bourdieu tomberait donc sous le coup des critiques qu’il adresse au structuralisme : les identités sociales constitutives qu’il décrit sont trop rigides, et ne permettent pas de comprendre la dimension proprement d’improvisation qui est censée être au cœur de la pratique. Ogien opère une critique similaire en montrant que la théorie de la pratique interdit de penser une autonomie du mental – les raisons d’agir des agents étant réduites à des épiphénomènes – sans laquelle la compétence réflexive propre aux agents sociaux ne peut pas être prise en compte dans le travail sociologique, et sur la scène politique. Au seul sociologue revient le privilège de la production de la critique sociale. La force de la sociologie critique de Bourdieu, qui propose une théorie incorporée du pouvoir et de la violence symbolique, serait aussi sa faiblesse, puisqu’elle rendrait caduque toute disponibilité interprétative des agents en vue de la résistance ou de la transformation des rapports de domination. Bohman et Ogien proposent alors dans des formulations convergentes une réinterprétation pragmatiste de la théorie de la pratique [9], afin de « maintenir libre et ouvert l’espace social dans lequel les agents exercent leurs capacités critiques » (p. 46).
C’est par une analyse minutieuse et chronologique des textes et travaux sur le don que le texte d’Ilana F. Silber propose également de mettre au jour des contradictions internes à la pensée de Bourdieu. Dans la trajectoire théorique de ce dernier, le don peut être considéré comme paradigmatique de sa théorie de la pratique : il est le lieu d’expression de la violence symbolique puisque l’échange désintéressé est critiqué – dans les travaux d’ethnologie kabyle – comme une fiction dissimulant l’inégalité de l’échange. Mais il est aussi une pratique où s’observe de manière privilégiée l’opération fondamentale d’alchimie sociale qui transforme n’importe quel type de capital en capital symbolique. Selon Silber, des thèses contradictoires sont associées à la pratique de don, rangé à la fois dans la classe des phénomènes factices qu’il s’agirait de dévoiler, et dans les pratiques éradiquées par le néolibéralisme qu’il s’agirait de cultiver à nouveau (p. 240). En ce sens, le don manifesterait une tension problématique dans l’œuvre de Bourdieu entre deux manières de faire de la sociologie : l’une descriptive et analytique, l’autre normative et prescriptive (p. 242).
La révision théorique que propose Cyril Lemieux trace une voie originale pour appréhender l’oscillation théorique entre ces deux pôles. Elle s’intéresse au concept de champ dont la définition et l’extension ne sont pas stabilisées. Si la notion de jeu social [10] peut et doit recevoir selon Lemieux un sens anthropologique universel, en revanche le concept de champ doit être systématiquement limité à un usage socio-historique précis, qui en garantit la portée heuristique et descriptive. L’auteur suggère alors de penser la transformation actuelle des champs en espaces de service, dans un mouvement d’infléchissement qui signifie la fin de leur autonomie, telle que Bourdieu l’analyse au sujet du champ journalistique dans Sur la télévision. L’art, la science, le droit, le sport ont désormais selon Lemieux « l’obligation de répondre à la demande de clients, d’usagers, de financeurs » (p. 93), ce qui pose la question de la marchandisation des activités aux finalités, historiquement, les moins économiques.
Bourdieu philosophe de la pratique de connaissance
Il y aurait donc quelque chose à gagner d’une relecture tendanciellement subjectiviste de la théorie de Bourdieu, qui s’appliquerait à redonner une place de choix à l’improvisation au cœur de la pratique, et permettrait de réinjecter une part d’indétermination et de « jeu » dans le schème général de la théorie. Perreau s’y attelle en proposant de rétablir « la perspective phénoménologique comme un point de vue intégré à la constitution de la conceptualité bourdieusienne » (p. 258). Car ce qu’il s’agit d’élucider, c’est la nouvelle figure du sujet qu’invente Bourdieu : « une forme de subjectivité qui résiste à sa négation objectiviste, mais qui doit toute son identité au monde historique et social » (p. 262). À cette fin, Perreau montre les apports possibles de la phénoménologie sociale dans ses multiples dimensions, en particulier pour produire une analyse plus fine de la temporalité à l’œuvre dans les pratiques humaines.
En contrepoint de ces lectures, l’article de Claude Gautier manifeste une réelle position dissensuelle dans l’économie générale de l’ouvrage. En replaçant la théorie de Bourdieu dans la filiation du criticisme kantien, sa thèse consiste à montrer que la logique même de la pratique théorique n’autorise aucune position d’extériorité, bien au contraire. Faire ce procès à Bourdieu serait nier ou mésinterpréter sa dénonciation des illusions de la position scolastique [11]. L’extériorité ne doit pas se comprendre de façon dogmatique comme une position de surplomb, mais bien comme une idée régulatrice. Car le but de l’objectivation scientifique est l’explicitation des présupposés de l’implication de la position de sujet dans son objet de connaissance. L’extériorité du point de vue est donc bien ce qui « détermine tendanciellement la pratique de connaissance (…) en tant qu’elle est rendue pensable comme le privilège d’une condition – la skholè – […]. Elle est à ce titre l’horizon depuis lequel le savant peut déployer un certain regard critique. » (p. 277). Il s’agirait au fond de ne pas confondre la revendication d’extériorité et le statut d’extériorité. On pourrait alors reprendre une objection d’Ambroise : comment le discours scientifique, certes animé par des prétentions à l’universalité et débarrassé des illusions de la position scolastique, peut-il devenir comme l’appelle Bourdieu de ses vœux, le modèle du discours politique [12] ? Car il n’en reste pas moins soumis à des intérêts spécifiques. À vouloir faire du discours savant (supposé universel) le paradigme du discours politique, le risque est comme le rappelle Ambroise, « de confisquer la parole du "peuple" (des classes dominées) en faisant mine de lui offrir les moyens d’en avoir une », autrement dit de reconduire une logique de dépossession politique.
Bruno Karsenti rejoint Gautier en ce qu’il distingue le projet bourdieusien d’une critique d’interprète associée à la posture de l’ethnologue. C’est la possibilité même d’un structuralisme de la pratique qui fait l’objet de ce texte à l’argumentation dense et complexe. Une lecture de L’idéologie Allemande de Marx en constitue le point de départ, où la différence anthropologique est définie comme capacité à produire ses moyens d’existence, processus matériel et historique qui, d’emblée, établit l’opposition entre travail intellectuel et travail matériel. La pratique humaine comprise en ce sens « divise en différenciant et différencie en inégalisant » (p. 108), autrement dit produit l’exploitation. Or, la force de Bourdieu serait pour Karsenti d’avoir ressaisi cette contradiction inaugurale au niveau de l’expérience corporelle. En effet, la socialisation est pensée comme une dialectique d’intériorisation / extériorisation, une dynamique d’ajustement des corps aux situations mondaines. Dès lors le décalage entre le temps des dispositions incorporées et celui des situations, jette le doute selon Karsenti sur la possibilité d’analyser la structuration objective du monde et ses changements historiques, du seul point de vue de la pratique. Redécrire le projet bourdieusien dans la matrice structuraliste et matérialiste, reviendrait alors à poser à nouveaux frais la question de l’élucidation des contradictions qui sont la trame de l’histoire humaine.
Visée émancipatrice de la théorie de la pratique
Le pluralisme de ce numéro encourage ainsi à un usage non totalisant de la théorie de la pratique de Bourdieu, un usage s’autorisant des emprunts, importations, mais aussi des révisions, clarifications, qui peuvent certes menacer l’économie générale de sa théorie, mais peut-être trouver au contact de l’enquête empirique des ressources pour des reformulations heuristiques. La contribution de Bertrand Geay est de ce point de vue exemplaire puisqu’à l’appui d’une enquête de terrain sur les mobilisations étudiantes de 2006, il montre que la sociologie critique fournit des outils décisifs pour analyser « le sens pratique protestataire », et qu’elle peut s’articuler à une posture compréhensive. Ainsi, Geay fait la sociologie d’une critique sociale émergeant des pratiques de luttes elles-mêmes et de leur inscription corporelle. Elle fait écho en ce sens à la proposition d’Ambroise – palliant un impensé de la sociologie de Bourdieu – d’analyser la possibilité d’un discours relevant de la rationalité pratique ordinaire, mais dénué de rapports de force, c’est-à-dire orienté vers l’égalité. S’il semble décisif de continuer à s’interroger sur les formes contemporaines de dépossession politique qui peuvent toucher certains groupes sociaux, la réévaluation de la théorie de la pratique encourage aussi à réinventer le statut d’une « autonomie/indépendance » du champ académique, qui puisse tisser des collaborations, des échanges avec le monde social, et en particulier avec les formes de critiques sociales « ordinaires », ou contestataires.