Recensé : Ajoy Bose, Behenji. A political biography of Mayawati, New Delhi, Penguin India, 2008, 277 pages.
L’arrivée au gouvernement du Bahujan Samaj Party dans la province d’Uttar Pradesh constitue un des évènements politiques majeurs de l’Inde indépendante. C’est même un des rares cas à l’échelle mondiale (avec notamment la victoire électorale de l’ANC en Afrique du sud ou la Bolivie d’Evio Morales, plus récemment...), où un parti politique se revendiquant ouvertement d’une population stigmatisée et exclue du pouvoir est parvenu au gouvernement en jouant le jeu de la démocratie représentative.
En décembre 1993, l’irruption dans la sphère du pouvoir des « intouchables » (Dalits), fut interprétée par l’ensemble des commentateurs indiens et étrangers comme un évènement considérable, d’autant que les observateurs avaient ignoré cette mobilisation relativement discrète et souterraine et sous estimé son ampleur. Cet état d’Uttar Pradesh concentre un sixième de la population nationale et choisit de fait la même proportion des députés du Parlement indien. L’impact politique fut à la mesure du bouleversement idéologique au sens large qu’une telle politisation de la caste par le bas induisait. Après avoir fait chuter le parti du Congrès pour lequel ils avaient traditionnellement voté depuis l’indépendance, les électeurs Dalits, alliés politiquement avec les musulmans et les basses castes, congédiaient cette fois les nationalistes hindous… En s’appropriant l’électorat Dalit, le BSP s’est ainsi imposé comme une force politique majeure dont la conciliation est devenue la meilleure garantie d’accéder au pouvoir. Mayawati, à la tête du parti, incarne aujourd’hui ce pouvoir Dalit, avec un sens aigu de la stratégie et de l’efficacité politique.
Ce n’est certes pas la première fois qu’un poste de Chief Minister est occupé par un(e) Dalit, mais la quatrième. Pourtant, de même qu’il s’agit pour la première fois d’une femme, ce qui accentue encore le contraste entre l’origine sociale et la fonction occupée, c’est davantage son appartenance au mouvement d’émancipation des Dalits qui en fait un évènement inédit. Les précédents Chief Ministers Dalits étaient issus de partis dominés par les élites traditionnelles et étaient donc le prolongement au sommet de cette représentation totalement dénuée de pouvoir telle qu’elle a été institutionnalisée par la discrimination positive au niveau des assemblées élues.
La fin d’un tabou
Il est en soi intéressant qu’il ait fallu attendre 2008 pour qu’un éditeur anglophone reconnu (Penguin India) publie enfin une biographie de la nouvelle femme forte de l’Uttar Pradesh, alors qu’elle a déjà dirigé quatre gouvernements. Il aura donc fallu attendre presque quinze ans après ce coup de tonnerre démocratique de décembre 1993, pour que ce personnage controversé représentant les milieux les plus illégitimes fasse son apparition dans les étalages des libraires huppées des métropoles. Ce livre laisse entendre à première vue que l’intelligentsia indienne a enfin décidé de prendre acte d’une dynamique d’émancipation longtemps traitée avec mépris et suspicion depuis le conflit entre Ambedkar et Gandhi des années 1930 (qui aboutirent au compromis de la discrimination positive). Mayawati, avec tout ce qu’elle a de gênant pour cette intelligentsia issue des élites traditionnelles hindoues, incarne donc avec arrogance un pouvoir Dalit désormais incontournable politiquement, et décidé à composer avec la réalité peu reluisante de la pratique du pouvoir en Inde plutôt qu’à en démocratiser ou en assainir la nature. Ainsi, ni le clientélisme, ni le populisme, ni la corruption n’épargnent sa pratique politique, qu’elle met au service des plus défavorisés.
Dignifier la figure honnie du pouvoir des opprimés
Bien qu’il n’ait pas réussi à percer en dehors de l’Uttar Pradesh, le BSP y est aujourd’hui devenu le premier parti en termes de pourcentages électoraux. Mayawati, issue des rangs militants de ce parti fondé par des petits fonctionnaires Dalits en 1984, occupe pour la première fois en 1995, le poste de Chief Minister. Elle devient immédiatement la cible d’attaques médiatiques très focalisées sur son langage et son style peu raffiné, sur sa politique pro-Dalits jugée « castéiste », et pour finir, sur des affaires judiciaires de corruption qui arrivent à point nommé pour ses adversaires. Il est évident que cette réussite politique, inédite dans l’histoire du mouvement Dalit, n’a été permise qu’au prix de lourdes concessions à la realpolitik, aux dépens des idéaux de la base militante, qui fut la première à avaler quelques couleuvres. À commencer par l’alliance avec les nationalistes hindous en 1995, puis le renoncement à l’idéologie anti-brahmane des débuts, de façon à rallier l’électorat brahmane (on parle en Inde de clientèles électorales, ou « vote banks ») lors des élections de 2007.
L’auteur fait part de l’incompréhension que son initiative a suscitée dans son propre cercle privé, évoquant « ceux qui étaient consternés que j’eus choisi de dignifier avec une biographie "une politicienne aussi grossière, corrompue et totalement dénuée de scrupule" - une perception de la Dalit vindicative (firebrand) partagée par une très grande partie de la classe des intellos bavards jusqu’à très récemment » [1] (p. 1-2). Cette perception aurait donc commencé à changer, nous dit l’auteur, Mayawati ayant commencé à attirer l’attention en tant que success story politique et potentielle candidate au poste de Prime Minister du gouvernement de New Delhi. Que nous dit ce livre sur ce ralliement partiel de l’opinion publique bourgeoise ? Faut-il y voir une acceptation heureuse, bien que tardive, de l’émancipation des Dalits ? Un compromis de nature plus politique face au pouvoir qu’elle incarne ? Ou encore la célébration par un brahmane progressiste du renoncement au radicalisme anti-brahmane des débuts ? Passé au crible de ce questionnement critique, ce travail journalistique révèle bien les ambiguïtés de l’intelligentsia progressiste indienne, peu à son aise lors qu’elle aborde le sujet de la caste et des Dalits.
Un des problèmes majeurs de ce livre tient à l’absence d’enquête de première main sur les milieux Dalits eux-mêmes et plus particulièrement du BSP. L’autorité journalistique se substitue trop souvent à une compréhension par le bas. Le lecteur manque donc d’éléments de contextualisation pour comprendre le phénomène politique Mayawati, en dehors de considérations psychologiques qui nourrissent le stéréotype d’une personnalité paranoïaque, mais sans jamais tenter de le dépasser. Ainsi, se fiant à la longue autobiographie de Mayawati parue en Hindi (2000 pages !), l’auteur explique-t-il l’origine de son ambition politique par le désir de revanche sur un père qui négligeait ses filles. Reste donc à comprendre en quoi son autoritarisme a pu constituer une méthode politique ou même une stratégie pour diriger un parti dans un monde exclusivement masculin, dans lequel prévalent la violence, l’intimidation, le factionnalisme et autres coups bas.
Les raisons d’une popularité
Une fois au pouvoir, sa poigne sur l’administration a en outre permis de vaincre nombre d’inerties liées au contrôle des castes dominantes sur l’appareil d’État dans les localités. Le résultat s’est parfois avéré spectaculaire, comme dans l’arrestation emblématique de Raju Bhayya, criminel notoire issu de la caste martiale des Thakurs et élu du parti nationaliste hindou, qui faisait régner la terreur dans son fief. La réalité locale de ce pouvoir peut donc expliquer la popularité de Mayawati auprès des Dalits et des plus démunis en général, chez qui elle incarne le passage de la rébellion à la politique moderne. Ainsi, l’auteur nous apprend que 77% des Dalits ont voté Mayawati en 2007, tandis que parmi les autres communautés, la proportion passe de 15 à 41 % selon qu’il s’agit de milieux aisés ou de pauvres. Pour les pauvres en général et plus particulièrement pour les Dalits, l’administration est devenue pour la première fois avec elle un soutien, notamment dans les nombreux conflits qui émaillent la vie des campagnes et dans laquelle l’attitude de la police et des autorités locales joue un rôle déterminant. Cependant, alors qu’il nous livre ainsi un élément clé pour comprendre la popularité de ce parti, l’auteur n’offre pas une compréhension satisfaisante du vote BSP. Il est évident qu’il ne réalise pas le degré de politisation des milieux populaires lorsqu’il parle de la « foi enfantine dont les Dalits, en particulier en Uttar Pradesh, ont fait preuve envers Mayawati » [2] (p. 5), ou encore « de la tendance des Dalits à placer leur foi dans l’icône qu’ils révèrent », soulignant l’aspect émotionnel et le sentiment de familiarité, avec celle qu’ils appellent « behenji » (soeur).
Même si cet attachement émotionnel est réel, il manque une appréhension de sa rationalité sous-jacente. Plutôt qu’une forme d’infantilisme politique, la loyauté à toute épreuve dont ont jusque là fait preuve ses électeurs relève aussi d’une forme de sagesse. La maturité politique de l’électorat BSP consiste à le soutenir en dépit de ses défauts, du fait de progrès inédits qu’il apporte lorsqu’il est au gouvernement, en particulier la politique monumentale de mise à l’honneur des symboles de l’émancipation Dalit dans l’espace public, les programmes de développement ciblés et d’aides sociales dont les Dalits ont largement bénéficié, l’accessibilité des administrations locales et la possibilité d’y trouver un soutien. La loyauté populaire dont bénéficie Mayawati ne devrait donc pas empêcher – comme c’est malheureusement le cas dans ce livre – de prendre au sérieux la part de critique que ces mêmes milieux entretiennent à son égard, notamment de la part des nombreux militants villageois qui ont fait les succès du BSP à ses débuts, et qui ne sont pas dupes de la façon dont l’autoritarisme et la vénalité les a marginalisés au sein du parti. Il n’est, pour résumer, pas possible de comprendre les succès du BSP sans tenir compte de la maturation politique des milieux les plus défavorisés dont il est à la fois la cause et le produit.
Derrière la femme de pouvoir, une aspiration démocratique frustrée
En réalité, le BSP a lors de ses débuts fait naître une aspiration démocratique, qui n’était pas seulement liée à l’idée de prendre le pouvoir démocratiquement, mais dans laquelle existait aussi une dimension plus idéaliste : faire émerger une conception plus démocratique du pouvoir, un nouveau rapport entre gouvernants et gouvernés grâce à la promotion d’une nouvelle élite politique issue de la base et promue par le mouvement. Il est évident que la biographie politique se prête mal à la mise en valeur de ces dynamiques politiques plus larges, une dimension pour laquelle le point de vue des acteurs anonymes de cette vaste mobilisation est indispensable.
L’auteur fait par exemple l’impasse sur la phase d’agitation qui a précédé le lancement du BSP, au début des années 1980, sous le leaderhip du Dalit Shoshit Sangharsh Samiti (« comité de lutte des Dalits et des opprimés »). De même, la BAMCEF, une organisation de fonctionnaires Dalits fondée par Kanshi Ram (le leader charismatique et fondateur du BSP, lui-même un ancien fonctionnaire Dalit) n’est abordée qu’en passant, comme une secte idéaliste peu pertinente, dont Mayawati a eu raison en faveur d’une stratégie plus politicienne de développement du parti. C’est pourtant sur ce puissant réseau informel que l’ensemble du mouvement a reposé pour son financement et son implantation dans les milieux Dalits, un travail préliminaire sans lequel le BSP n’aurait pas pu prendre son premier envol. Dès lors, l’auteur n’offre qu’une image partielle de l’histoire de ce parti, qu’il réduit excessivement à une entreprise politicienne et pragmatique de conquête du pouvoir. La façon idyllique dont il évoque la relation des Dalits à cette évolution politique est en réalité très éloignée d’une appréhension bien plus ambivalente, où le sentiment de réussite se mêle à l’amertume et au sentiment de trahison des idéaux démocratiques que ce mouvement a fait naître. Dès lors, la célébration de la démocratie indienne dans laquelle se lance l’auteur, paraît décalée de la réalité vécue par les acteurs du mouvement, puisque cette réussite s’est faite précisément aux dépens d’un mouvement de la base. Ainsi Mayawati, bien qu’elle fut issue de ce dernier, a été la première, une fois parvenue au pouvoir et suite à des débordements par la base, à faire taire et réprimer de façon souvent humiliante au sein de son parti de telles aspirations à la démocratie interne, au profit de sa pratique autoritaire du pouvoir.
Une image débilitante des milieux populaires
Préférant négliger ces critiques internes des déçus du BSP, qu’il assimile de façon déplacée à une forme d’élitisme mondain de la part de quelques intellectuels Dalits, l’auteur trahit sa propre incompréhension de ce mouvement, qui a précisément fait naitre nombre de vocations intellectuelles et politiques, y compris dans les milieux les plus défavorisés. Selon lui les Dalits « ne pourraient pas se soucier moins des constructions théoriques sur la façon dont Mayawati devrait les délivrer de l’exploitation et de la privation. Ils sont simplement reconnaissants » [3] (p. 247). Outre que cela me semble très contestable, un tel degré d’assurance en l’absence d’enquête dans les milieux Dalits montre que la connaissance des réalités profondes du pays n’a pas réellement progressé depuis décembre 1993, lorsque face au résultat des urnes les experts politiques du pays semblaient tomber des nues. Ce livre démontre malheureusement que ce qui aurait du servir de leçon aux experts politiques n’a pas produit de réel changement dans la façon d’appréhender la politisation des milieux populaires.
L’ignorance de la réalité de ces milieux se traduit d’ailleurs dans la façon dont les Dalits sont caricaturés, comme « vivant comme des animaux » [4] (p. 244). Mayawati elle-même est dépeinte comme ayant suivi une « ascension météorique depuis quasiment nulle part » [5] (p. 11), une trajectoire de miraculée dont elle aurait retiré « ces aptitudes à la survie, forgées dans les recoins intérieurs de la jungle urbaine de Delhi (qui) allaient lui servir par la suite dans sa carrière politique » [6] (p. 18). L’image misérabiliste du sous-prolétariat (« the cramped squalor of her childhood surroundings », p. 18) qui sert le procédé narratif de la miraculée, ignore par ailleurs une dynamique collective de mobilité sociale par la scolarité dans le milieu ambedkariste. Or, Mayawati, fille d’un petit fonctionnaire, appartient à ce milieu en ascension sociale grâce aux quotas dans l’enseignement et l’emploi public, et ne vient donc pas de « nullepart », en dépit d’une enfance passée dans un quartier pauvre de la capitale. Toute exceptionnelle que soit son ascension politique à la tête du BSP et de l’Uttar Pradesh, son parcours, qui la mène dans un premier temps à un emploi d’institutrice, puis à viser la haute fonction publique (elle opte cependant pour le militantisme à plein temps, suite à la rencontre de Kanshi Ram), est déjà porté par les efforts scolaires des générations précédentes. En ce sens, Mayawati est d’ailleurs représentative des fonctionnaires de la BAMCEF : dès lors, représenter ce succès politique des Dalits comme un miracle de la démocratie indienne, est une double erreur, qui efface à la fois l’effort des Dalits en direction de l’éducation et de la mobilité sociale, ainsi que l’impact de leur mouvement d’émancipation, qui est lié organiquement à cet effort de scolarisation par les plus démunis.
Les stéréotypes de classe sur lesquels repose cette dramaturgie vont de paire avec une valorisation des Brahmanes (la caste des prêtres), mais aussi dans une moindre mesure des Banyas (la caste commerçante) et de leur prétendu pacifisme, aux dépens « des déprédations des Thakurs, Yadavs, et autres castes maraudeuses » [7] (p. 235), c’est-à-dire d’autres castes hautes ou intermédiaires revendiquant l’héritage martial des Kshatryas et auxquelles les violences anti-Dalits sont attribuées (bien que les pires massacres de Dalits aient été commis dans les années 1990 par la Ranvir Sena, une milice de Brahmanes propriétaires terriens, au Bihar).
L’alliance électorale entre Dalits et Brahmanes préconisée par le BSP lors des élections de 2007 offre ainsi une happy end, c’est-à-dire finalement la fin de l’anti-brahmanisme. L’auteur célèbre ainsi le début d’une nouvelle entente des extrêmes, réminiscente de l’époque du Congrès, mais inversée : « Dans le passé, un Congrès dirigé par les Brahmanes étendit son patronage aux castes répertoriées (les Dalits), leur promettant protection et prospérité ; désormais un parti dirigé par une fille de Dalit était en mesure d’offrir un sanctuaire similaire aux Brahmanes en quête d’un patron politique » [8] (p. 176). Cette nouvelle idylle sociale parait de fait largement décalée de la réalité du terrain, où ces alliances sont pragmatiques et temporaires et peuvent, en cas de rupture de l’alliance politique, déboucher sur des rancœurs et des violences contre les Dalits.
S’il témoigne ainsi d’un effort au sein de l’intelligentsia indienne pour prendre acte de la réalité des rapports de pouvoir, ce travail journalistique reste largement tributaire d’une vision à la fois élitiste et superficielle, qui ignore les réalités de terrain et omet de questionner ses propres préjugés de classe et de caste, sur un tel sujet. L’indulgence dont l’auteur fait preuve vis-à-vis de Mayawati, de sa corruption, de son culte de la personnalité et de son opportunisme (à l’exception de la critique de son alliance avec les nationalistes hindous), est surtout paradoxale au regard des sévères critiques du mouvement Dalit lui-même. En omettant de le prendre au sérieux, l’auteur paraît insensible à l’idéalisme sur lequel les Dalits ont fondé leur nouvelle fierté, celle liée au fait de se donner un rôle historique dans l’avènement d’une société plus démocratique. Tout semble indiquer que pour cet auteur, les idéaux ne sont pas du ressort des Dalits, ce qui traduit en filigrane un impensé néobrahmanique en vertu duquel l’idée même d’associer les Dalits à des valeurs reste difficilement concevable. De même, lorsqu’il affirme que pour des étudiants Dalits ayant suivi leurs cursus dans des universités médiocres, Mayawati offre un modèle bien plus accessible que la figure d’Ambedkar, qui symbolise quant à lui l’excellence et une moralité impeccable. En quelques sortes, serait-ce en raison même de ces défauts et du renoncement aux idéaux, que Mayawati pourrait désormais incarner un leaderhip Dalit acceptable aux yeux d’une partie éclairée de la bourgeoisie ? Plutôt que de s’ébahir avec une sorte de chauvinisme sur les miracles de la démocratie indienne, l’expérience Dalit du pouvoir mériterait une réflexion plus poussée sur les difficultés structurelles auxquelles se heurte la politique des défavorisés, en Inde comme ailleurs.