En s’intéressant à ce qui se dit des « sectes » en France, A. Esquerre interroge avec finesse les lieux communs qui sévissent habituellement dans le débat. Il ressort de son analyse que l’accusation de « manipulation mentale » occulte la complexité et la singularité de la situation visée – et notamment le dispositif d’Etat ciblant le psychisme des individus.
Recensé : Arnaud Esquerre, La manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, Paris, Fayard, 376 p.
Dans cet ouvrage consacré à la manipulation mentale, Arnaud Esquerre livre une analyse originale de la lutte contre les « sectes » en France au travers de laquelle il postule l’essor d’un dispositif de pouvoir étatique ayant pour objet et pour cible le psychisme des individus. Un dispositif qui n’est pas neuf ni propre à l’Hexagone mais dont l’agencement particulier est susceptible d’affecter profondément la société et les individus en raison de la (dé-)valorisation qu’il opère parmi les groupements, les modes de vie, les pratiques, etc.
Soucieux de privilégier une approche plurielle de son terrain de recherche, l’auteur entreprend l’étude minutieuse d’une multiplicité de microconfigurations sociales relatives à la « question sectaire » – autant de cas constitutifs de points de vue particuliers. Adoptant la posture du narrateur, il analyse ces différents cas au travers de récits où il relate ce qui est dit, en prenant soin à chaque fois de distinguer celui qui parle, la position depuis laquelle il parle ainsi que les circonstances dans lesquelles il parle. Leur analyse comparative fait ainsi apparaître « des singularités et des récurrences de relations et d’actions humaines » (p. 14) qui deviennent pertinentes sur le plan théorique.
Par cette stratégie de recherche résolument inductive, empreinte des présupposés épistémologiques du « relationnisme méthodologique » [1], les différents cas étudiés permettent à A. Esquerre de mettre en lumière certains aspects de l’architecture biscornue du dispositif de pouvoir évoqué, son objet, ses effets de subjectivation ainsi que les enjeux et implications de cette lutte contre les « sectes » pour la société et les individus.
Un champ discursif conflictuel
Choisir d’aborder la lutte contre les « sectes » en France pour traiter de la manipulation mentale, est a priori pertinent d’un point de vue théorique mais cela peut se révéler particulièrement aventureux sur le plan pratique.
Une telle étude, explique A. Esquerre, expose le chercheur en sciences humaines « à des risques » (p. 16) tant la passion qui caractérise le débat s’avère propice aux amalgames. D’emblée, celui-ci se trouve confronté à un véritable clivage entre « pro- » et « anti-sectes » par rapport auquel il est enjoint à se positionner : les uns dénoncent une politique de stigmatisation et de discrimination à l’encontre des « nouveaux mouvements religieux », là où les autres revendiquent la nécessité de renforcer les mesures de vigilance et de prévention à l’égard des comportements nuisibles de certains groupements qualifiés de « sectes ». L’activité scientifique n’échappe pas à cette polarisation des positions qui caractérise la « question sectaire », il suffit pour s’en convaincre de se référer aux sempiternelles controverses relatives au choix d’une dénomination pour désigner la réalité visée (« sectes », « nouveaux mouvements religieux », « dérives sectaires », etc.) ou aux éléments avancés pour différencier une « secte » d’une « religion ».
En faisant le choix d’analyser des points de vue différents, A. Esquerre souhaite « parvenir à un équilibre en tenant ensemble des parties qui s’opposent » (p. 18) ; lequel formerait, le cas échéant, « un troisième camp dans une polémique à deux camps » (p. 18). Dans un champ discursif particulièrement clivé, enclin au victimisme, aux polémiques ou encore aux critiques ad hominem, A. Esquerre ne s’en tient donc pas à des généralités ; mieux, il prend le risque d’innover !
Émergence d’une nouvelle dénotation des « sectes »
L’auteur commence par entreprendre une histoire des « sectes » à partir du repérage systématique du mot « secte » dans divers corpus d’archives tout en « veillant à déterminer qui l’énonce et dans quelles conditions ». Éprouvant cette méthode du début à la fin de l’ouvrage, il rend compte d’une circulation de l’usage du terme en fonction des rapports de force en présence : depuis la Révolution française, celui-ci fut principalement l’apanage des représentants de l’Eglise, plus rarement de l’Etat, pour mettre au ban de la société différents groupements (théophilanthropes, francs-maçons, anarchistes, etc.) perçus comme dangereux pour l’ordre établi en raison de leur non-conformité avec les normes et/ou valeurs prédominantes à une époque donnée.
Au cours des années 1970, A. Esquerre observe une mutation qui est, d’après lui, étroitement liée à l’apparition d’un nouvel acteur – les familles et associations de victimes – porteur d’une terminologie à caractère politique et psychologique qui va progressivement se substituer au référentiel religieux. Une notion inédite émerge et s’impose pour désigner désormais ce qui se passe au sein d’une « secte » : la manipulation mentale. Ainsi, à l’endroit où les conflits d’experts – opposant les « praticiens » (associations de victimes, psychologues et psychothérapeutes intervenants auprès d’anciens membres) et les « théoriciens » (sociologues et historiens des religions) des « sectes » – s’estompent, pour s’accorder sur l’apparition dans les années 1970 « de « nouvelles sectes » (pour les uns) ou de « nouveaux mouvements religieux » (pour les autres) », l’auteur se distingue en soutenant : « ce qui est inédit, ce n’est pas qu’il y ait de « nouvelles sectes », mais la façon de les désigner et de lutter contre elles » (p. 8-9) ! Cette période est en effet marquée par la mise à l’agenda politique des « sectes », un processus à partir duquel les autorités publiques vont prendre le relais des associations de victimes et enclencher une redéfinition de la lutte autour de trois axes : « pénaliser la sujétion psychologique, contrôler les « sectes » et l’usage du terme « psychothérapeute », assister les victimes » (p. 58).
Un dispositif de pouvoir composite
Cet entrelacement historiquement situé entre les notions de « manipulation mentale » et de « secte » a eu pour effet, soutient A. Esquerre, de transformer « le social, le droit, les rapports entre professionnels du psychisme et l’existence de certaines communautés » (p. 11). Un alliage singulier qui a participé, au nom de la lutte contre les « sectes » en France, à l’élaboration d’un certain dispositif de pouvoir dont la légitimité et l’opérationnalisation furent placées sous l’égide de cet énoncé : les sectes manipulent mentalement leurs membres, soyez vigilants car personne n’est à l’abri de leur influence !
Invalidant la question posée par d’aucuns de savoir si la manipulation mentale est un mythe ou une réalité, A. Esquerre considère pour sa part que « lancer une accusation de manipulation mentale, c’est lui donner une réalité au moins en tant qu’accusation » (p. 57) au regard de ses effets sur les êtres en interaction et leurs actions. Fort des travaux de L. Boltanski [2] et de J. Favret-Saada [3], il propose d’étudier plus en avant les enjeux et implications de cet acte d’accusation ainsi que ses conditions de félicité.
Il ressort de son analyse que l’accusation de « manipulation mentale » occulte la complexité et la singularité de la situation visée. Plus largement, celle-ci entrave le processus de reconnaissance de ce que vivent respectivement chacune des personnes en interaction (« manipulé(e) », famille, proches, etc.). L’auteur met ainsi en évidence la tension que ce jugement de manipulation mentale suscite entre une « autonomie juridique » et une « autonomie subjective » ; laquelle est corrélée à un processus de valorisation/dévalorisation des modes de vie par rapport aux régimes de pratiques socialement admis et autorisés dans une situation spatio-temporelle donnée.
C’est logiquement qu’A. Esquerre poursuit sa réflexion en se demandant : pourquoi tout le monde n’est-il pas manipulé mentalement par une « secte » ? Pour tenter d’y répondre, trois motifs sont successivement avancés et étayés : « l’attachement à l’image qu’un être a de lui-même et qu’il pense que les autres ont de lui ; le coût social de l’adhésion à une « secte » ; et enfin l’adhésion elle-même d’un être à des discours et des pratiques » (p. 114). L’adhésion à un groupement demeurant, pour l’auteur, un processus éminemment personnel aux finalités incertaines, il met en garde contre les effets pervers de la lutte contre les « sectes » induits par ces « indices » que l’on croit reconnaître comme relevant de la réalité visée par les notions de « sectes » et de « manipulation mentale ». Les conséquences d’un tel processus d’étiquetage pouvant dès lors être parfois pires que celles que l’on cherche à éviter (rupture avec le milieu familial, licenciement, ancrage dans le groupement, etc.).
A. Esquerre s’attelle ensuite au fer de lance du dispositif régulatoire. Il retrace ainsi le processus de criminalisation primaire de la manipulation mentale et de ses variations textuelles qui ont in fine abouti, sous l’article 223-15-2 du Code pénal, à l’incrimination de la « sujétion psychologique ». Cette incrimination implique nécessairement, pour lui, « la question de savoir ce qu’est la liberté d’un sujet » (p. 180). Or, celle-ci fut passée sous silence lors des débats parlementaires qui ont présidé à l’élaboration du texte. Investiguant au-delà du simple constat d’une sous-utilisation de la disposition – alors qu’elle avait été annoncée comme la panacée de la lutte anti-sectes –, l’auteur pointe l’absence d’une réelle réflexion de la part des autorités publiques à propos du « faire-faire » quelque chose à quelqu’un qui est au fondement des notions floues de « manipulation mentale » et de « sujétion psychologique » ; une omission préjudiciable qui affecte, selon lui, le pouvoir-faire de la lutte.
A. Esquerre montre dès lors comment, à partir de l’incrimination de la « sujétion psychologique » et avec l’aide de certains professionnels du psychisme, la lutte contre les « sectes » en France a conduit les pouvoirs publics d’une part à vouloir réglementer l’usage du titre de psychothérapeute, jusqu’ici en libre circulation, en vue de faire le tri entre les « mauvais » et les « bons » professionnels du psychisme ; et, d’autre part, à extraire parmi ces derniers, un catalogue d’experts habilités à aider les victimes et les juges. Il rend ainsi compte de la manière par laquelle les professionnels du psychisme sont devenus une ressource prisée par les autorités publiques dans le combat qu’elles mènent contre les « sectes ».
Conclusion : un objet psycho-socio-politique
La conclusion de l’ouvrage se décline en trois volets que l’on peut grossièrement faire correspondre aux trois dimensions (« sociologique », « psychologique » et « politique ») à partir desquelles les « sectes » sont régulièrement appréhendées en tant qu’objet de discours. L’auteur relève tout d’abord l’inadéquation de la conception weberienne des « sectes » par rapport à leur dénotation actuelle en France et réfute les arguments avancés par certains sociologues des religions pour rendre compte des transformations de notre modernité. Dans le second volet, il revient sur les présupposés et les enjeux de l’acte d’accusation de manipulation mentale et de son corrélat, la promotion de l’autonomie. Enfin, on peut prêter un caractère plus politique à la dernière partie des conclusions au sens où l’auteur y écrit : « en analysant la lutte contre les « sectes » en France qui s’est mise en place depuis les années 1970, la manière dont les disputes mettent en jeu l’autonomie psychique des êtres humains, les conditions pour que réussissent une accusation de manipulation mentale, les combats entre professionnels du psychisme, la volonté de condamner la sujétion psychologique et celle de réglementer la psychothérapie, l’enjeu était d’expliquer comment un pouvoir sur le psychisme est constitué et s’exerce » (p. 356).
En s’intéressant à ce qui est dit à propos des « sectes » en France, A. Esquerre interroge avec finesse les lieux communs qui sévissent habituellement dans le débat sans pour autant reconduire cette polarisation des positions dans laquelle la « question sectaire » semble s’être enlisée. Au contraire, en rendant compte de la position à partir de laquelle les acteurs parlent ainsi que les circonstances dans lesquelles ils parlent, il permet à tout un chacun d’appréhender les présupposés qui sous-tendent les différents points de vue. Par cette approche originale, A. Esquerre parvient à esquisser une position interstitielle à partir de laquelle il ouvre la discussion.
Benjamin Mine, « Manipulation mentale et dispositif d’État »,
La Vie des idées
, 4 février 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Manipulation-mentale-et-dispositif
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