« Il me semble que les enfants du XXIe siècle apprendront un jour l’année 1968 comme nous avons appris l’année 1848 » [1], écrivait Hannah Arendt au philosophe Karl Jaspers dès la fin juin 1968. Bien d’autres évoquaient alors le Printemps des peuples. La même année, Maurice Blanchot rappelait, lui, une autre révolution ‒ celle de juillet 1830, citant un extrait d’un des derniers écrits de Walter Benjamin :
Le désir conscient de rompre la continuité de l’histoire appartient aux classes révolutionnaires au moment de l’action. (Cité p. 295)
Une telle conscience se serait affirmée avec les Trois Glorieuses : Benjamin racontait qu’au soir du premier jour de lutte, on avait tiré des coups de feu sur les horloges des tours de Paris, pour arrêter le temps.
Par la référence des acteurs et des contemporains aux dates marquantes de 1830 et 1848, Arendt comme Blanchot ont traduit la perception de Mai 68 comme situation révolutionnaire et césure historique. Dans un chapitre bref, mais serré sur ce moment marquant, Pierre Bourdieu a lui aussi souligné comment la crise brisait la continuité historique :
Si la crise a partie liée avec la critique, c’est qu’elle introduit dans la durée une rupture, qu’elle met en suspens l’ordre ordinaire du temps comme présence à un avenir déjà présent. […] l’incertitude concernant l’avenir que la crise institue dans l’objectivité même fait que chacun peut croire que les processus de reproduction sont suspendus pour un moment, et que tous les futurs sont possibles et pour tous. [2].
Pour montrer comment les événements de Mai 68, dans leur temporalité particulière, ont affecté l’espace des avant-gardes, Boris Gobille articule la théorie bourdieusienne des champs [3] à la sociologie des crises politiques développée par Michel Dobry [4]. Le Mai 68 des écrivains se distingue ainsi par une approche analytique très riche. Si l’étude se concentre sur un objet bien circonscrit ‒ le sous-champ des avant-gardes littéraires dans la confrontation à la crise politique de Mai-Juin 68 ‒, l’analyse permet en même temps de saisir comme sous une loupe toute la dynamique des événements. La monographie se distingue enfin par une solide exploitation de sources publiées, de fonds privés (accessibles parfois depuis peu), de correspondances et d’entretiens.
Son but est de saisir le rôle spécifique et particulièrement actif des écrivains d’avant-garde lors de la « prise de parole », qui caractérise selon Michel de Certeau Mai 68 [5]. Il s’agit d’explorer la réaction de ceux-ci face à un « moment critique », d’analyser « la rencontre entre une crise et un champ » (p. 9). Si B. Gobille se concentre sur les avant-gardes, c’est qu’il s’agit d’un secteur relativement cohérent du champ littéraire, caractérisé par la recherche permanente de l’innovation et la volonté d’allier radicalité littéraire et politique. La situation révolutionnaire ne permet pas seulement aux auteurs radicaux de prendre position, elle les y oblige.
Les événements ne sont pas considérés ici comme un simple arrière-fond, ou un facteur agissant d’une manière mécanique :
Ni décor vaguement relié au sujet, ni infrastructure déterminant sans médiation l’ensemble des phénomènes, le contexte affecte les positions et les prises de position respectives des acteurs parce qu’il fait sens pour eux ou défait le sens qu’ils ont de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font et de ce qu’ils valent aux yeux des autres. (p. 22)
Le grand huit des avant-gardes établies
Si le champ littéraire se distingue en temps normal par une certaine stabilité, l’auteur démontre pertinemment que celle-ci est fragilisée par la crise politique qui conduit à reconfigurer les hiérarchies de légitimité et les positions établies. B. Gobille réussit, parce qu’il insère les prises de position dans une chronologie très précise. Ce qui frappe, c’est que ce ne sont pas les groupes les plus radicaux de l’avant-garde qui se sont solidarisés dès la première semaine de mai avec le mouvement des étudiants, mais les représentants d’une avant-garde établie, d’abord les surréalistes, puis les « marxistes existentialistes » autour des Temps Modernes de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, auxquels s’associaient des écrivains connus comme Marguerite Duras, Michel Leiris, Nathalie Sarraute, Claude Roy, Maurice Blanchot, Robert Antelme, Dionys Mascolo et Maurice Nadeau. L’auteur reconstruit l’itinéraire de ces auteurs afin de repérer les conditions de possibilité de leur intervention. En articulant deux temporalités ‒ celle, courte, de l’événement, et, celle, étirée, des engagements intellectuels depuis la Seconde Guerre mondiale ‒, il arrive à expliquer pourquoi le soutien à la révolte a d’abord été le fait d’avant-gardes consacrées plutôt que d’avant-gardes émergentes. Les premières disposaient, notamment depuis la guerre d’Algérie, d’un réseau de mobilisation et maîtrisaient les instruments (pétition et manifestes) qui tiraient leur efficacité du capital symbolique des signataires. Sur la base de leur condamnation des structures autoritaires du PCF et de leur affinité avec les marxismes hétérodoxes, elles trouvaient dans le mouvement critique initié par les étudiants « une traduction en acte de leur propre itinéraire hétérodoxe, de leur parcours “hérétique” » (p. 59). Les événements ont ainsi affecté la hiérarchie symbolique qui structurait le sous-champ des avant-gardes.
Ceci est manifeste pour les écrivains proches du parti communiste français. Après que Georges Marchais a qualifié les étudiants de petit-bourgeois, son parti a perdu tout crédit auprès du mouvement protestataire. Les moments de crise provoquent, selon Pierre Bourdieu, une « synchronisation » qui a « pour effet principal de contraindre à introduire dans les prises de position une cohérence relative qui n’est pas exigée en temps ordinaire […] » [6]. Aragon est ainsi uniquement perçu par les étudiants comme représentant du PCF, et non plus comme « grand écrivain » et ancien de l’avant-garde surréaliste. De même, le Comité national des écrivains (CNE) est associé au Parti et par là délégitimé alors que Sartre, de par sa solidarisation avec les étudiants et sa critique radicale du Parti, connaît une « relégitimation “paradoxale” » (p. 85).
Ce que la crise a fait aux avant-gardes émergentes
Boris Gobille perçoit, à partir du 18 mai, avec l’entrée en scène des ouvriers, un changement de qualité du mouvement contestataire : un horizon révolutionnaire semble s’ouvrir avec une destitution symbolique de toutes les autorités. C’est le mouvement critique qui est désormais la source de la légitimité révolutionnaire, et non plus les écrivains. Il ne s’agit plus de soutenir le mouvement, mais d’agir. Dans ce contexte se crée le Comité d’action étudiants-écrivains révolutionnaires (CAEE), lequel introduit une génération qui n’est plus marquée par l’expérience de l’Occupation. Mais peu après, une partie des membres du Comité s’en séparent pour occuper l’Hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres, et créer un nouveau groupe : l’Union des écrivains. C’est alors que Tel Quel, qui avait à la veille de Mai 68 la position dominante au sein de l’avant-garde émergente, intervient. Tel Quel avait condamné l’occupation de l’hôtel de Massa comme une action corporatiste, expression d’un « gauchisme petit-bourgeois », tout en déclarant que « toute révolution ne [pouvait] être que marxiste-léniniste » (p. 108). Trois groupes s’affrontèrent après le 18 mai : le CAEE, issu de l’avant-garde confirmée, l’avant-garde émergente avec Tel Quel et enfin l’avant-garde en gestation avec le nouveau groupe Change, qui s’était séparé des telqueliens et avait acquis par son soutien au mouvement des étudiants une légitimité révolutionnaire. Le front des avant-gardes s’était fissuré et les groupes entendaient exister en se différenciant.
Tel Quel s’était radicalement opposé aux termes traditionnels d’« auteur » et d’« œuvre », les remplaçant par ceux de « texte » et d’« écriture » détachés de toute référence à un vécu ou à un contexte. Ce textualisme a été présenté par le groupe comme seule pratique révolutionnaire, par opposition au concept d’une littérature comme expression et à un discours engagé jugé moralisateur et non scientifique. Le même reproche s’adressait également au surréalisme, dénoncé comme un idéalisme. La thèse d’une créativité générale promue par les acteurs de Mai 68 répondait cependant aux attentes du courant surréaliste ainsi que le plaidoyer du CAEE pour une écriture collective et anonyme (« un communisme d’écriture » [p. 180]). L’Union des écrivains répondait à son tour aux urgences du moment en définissant l’écrivain comme « travailleur », et en rattachant ses revendications à l’ensemble des luttes contre le pouvoir établi.
Boris Gobille démontre ainsi parfaitement que la crise de Mai-Juin 68 a contribué à (re)légitimer ou à déstabiliser des groupes de l’avant-garde, à créer de nouveaux groupes et à transformer leurs relations. Mais il s’interroge aussi sur ce que les événements ont fait au champ après coup.
Conséquences
Les effets immédiats de la crise ont été, selon l’auteur, inattendus ; les deux groupes le plus à l’unisson du mouvement de Mai-Juin 68 survivaient le moins longtemps : les surréalistes et le CAEE ; l’auteur parle du « paradoxe des prophéties accomplies » (p. 201). Le premier groupe se refusait à toute organisation ; il se distinguait par la haute intellectualité d’interventions qui trouvaient de ce fait peu d’audience. Les surréalistes, en revanche, étaient une « église sans prophète », n’ayant pas pu trouver un successeur doté des qualités littéraires et charismatiques d’André Breton, décédé en 1966.
Le groupe Change s’est créé en 1967 autour de Jean-Pierre Faye qui s’était séparé de Sollers. Ce groupe avait su contester, dans la crise de Mai-Juin 68, la position dominante de Tel Quel au pôle de l’avant-garde émergente. Les deux groupes étaient très proches et, de ce fait, contraints de se distinguer, souvent par des subtilités théoriques. Boris Gobille parle de « guerre fratricide » (p. 279). Face à la plus grande notoriété de la revue de Philippe Sollers, Change était obligé de dépasser constamment sa rivale, en se référant ‒ contre un structuralisme taxonomique ‒ aux formalistes russes ou à la théorie générative de Chomsky, plus en accord avec la valorisation d’une créativité générale en vogue en Mai 68. Change n’avait pourtant pas su s’imposer comme unique représentant de l’innovation théorico-esthétique.
Le Mai 68 des écrivains souligne un autre effet, impensable sans les événements : le renouveau syndical dans le champ littéraire, sous l’impulsion des débats ayant eu lieu au sein de l’Union des écrivains. Ils aboutissent à une réflexion sur le statut social de l’auteur, à une nouvelle revendication de ses droits, et enfin à une loi instituant, en 1977, un organisme chargé de gérer la sécurité sociale des auteurs : l’AGESSA.
Si l’auteur a relevé d’une manière évidente pour la période étudiée un « télescopage du politique et du littéraire » (p. 361), il affirme à juste titre qu’il ne s’agissait nullement d’une soumission — hétérodoxe — à une idéologie, mais d’une équivalence entre les deux domaines, d’une option pour la révolution esthétique et la révolution politique.
Dans son étude, Boris Gobille se sert avec bonheur de la notion de champ littéraire que Bourdieu a élaborée à partir de la sociologie religieuse de Max Weber, constatant que l’opposition entre « prêtres » et « prophètes » structure les champs d’une manière générale. Il me paraît important de mettre les termes entre guillemets pour qu’on ne les interprète pas comme réalistes, mais comme des analogies. L’expression « prophètes sans Église » (p. 209) ne me semble pourtant pas appropriée, car d’après Max Weber, c’est le « prêtre » qui est associé à l’institution de l’Église alors que le « prophète » est entouré d’une communauté émotionnelle de disciples. Bourdieu définit le champ par l’opposition et la lutte entre le pôle dominé et le pôle dominant. La présente étude se concentre délibérément sur le pôle dominé [7]. On aurait aimé avoir quelques lumières sur l’opinion des écrivains dominants (les membres de l’Académie et de la Société des gens de lettres) et leur attitude face à la crise de Mai 68. On peut cependant percevoir à travers l’analyse de B. Gobille qu’il y a également une lutte de concurrence au sein du pôle dominé pour conquérir une légitimité qui était dans ce contexte aussi une légitimité révolutionnaire.
Toujours est-il que Boris Gobille n’a pas seulement mis en lumière un secteur important du champ littéraire confronté à l’événement en Mai 68 ; il propose en plus une analyse paradigmatique d’une sociologie du temps court qui met en rapport des logiques d’action, des matrices symboliques et le jeu des différentes temporalités. On admire le livre de Boris Gobille non seulement pour la lucidité de son analyse, mais pour le fait d’avoir su rendre présent un moment d’une « extraordinaire expérimentation sociale » [8].
Recensé : Boris Gobille, Le Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-gardes littéraires, Paris, CNRS Éditions, 2018, 400 p., 25 €.