Recensé : Bartolomé Bennassar, Histoire de Madrid, coll. « Pour l’Histoire », Paris, Perrin, 2013, 505 p.
Avec cette Histoire de Madrid, le grand spécialiste de l’Espagne moderne qu’est Bartolomé Bennassar ajoute à son œuvre une très complète biographie de la capitale espagnole. L’histoire, présentée de façon chronologique, remonte aux origines d’une « ville parmi d’autres », avant même que celle-ci n’amorce son exceptionnelle destinée de capitale.
La grande qualité de l’ouvrage est de traiter de façon équilibrée et fort bien documentée, à la lumière des recherches récentes, toutes les périodes, depuis le Moyen Âge (l’excellent chapitre « Madrid avant 1561 » a forme de prologue) jusqu’à aujourd’hui. De nos jours, Madrid apparaît comme une métropole européenne dynamique, mais fortement marquée par la crise économique espagnole apparue en 2007.
Capitale du pouvoir
Le véritable sujet de cette fresque est la construction, dans la longue durée, d’une capitale. Madrid, simple localisation géométrique au centre du territoire d’Espagne ? À y regarder de plus près, l’installation du pouvoir politique en 1561 à cet endroit ne fut pas simple, et pas immédiatement suivi, par exemple, de celle de l’élite nobiliaire espagnole.
Ce type de légitimité se construit dans la durée, et Bartolomé Bennassar, soucieux d’apporter une signification globale à la succession de faits, montre avec précision comment cette ville accumule de nombreuses fonctions, et comment, statistiques à l’appui, la population madrilène vit de l’exercice ou de la présence du pouvoir. Il conclut : « Le choix de Philippe II qui fit de Madrid la capitale de la monarchie, choix qui ne doit rien à un quelconque mouvement populaire ou à l’action de quelques familles aristocratiques, a fini par faire du peuple de Madrid le grand acteur de l’histoire » (p. 444).
L’accession à un rôle culturel majeur fut aussi très progressif, tout comme l’entrée en politique moderne d’une ville si fortement marquée par l’Ancien Régime et la puissance impériale. Avec le soulèvement du Dos de Mayo sur la place de la Puerta del Sol (2 mai 1808) contre l’occupation napoléonienne, le peuple de Madrid fait une irruption tonitruante dans l’histoire. C’est d’ailleurs sur place, au musée du Prado, que cette émeute et la répression qui s’ensuivit, immortalisées par Francisco de Goya en deux toiles monumentales, sont aujourd’hui visibles. Bartolomé Bennassar donne aussi à lire l’histoire de Madrid à travers celle de ce grand musée, issu des collections royales et aujourd’hui obligatoire étape touristique.
Pour le XIXe siècle, la chronique événementielle prend un peu le dessus, et fait corps avec l’œuvre majeure de l’écrivain réaliste madrilène Benito Pérez Galdós (1843-1920). Promue comme siège du pouvoir politique, c’est dans ce rôle que Madrid fut éprouvée à travers toute sa trajectoire. En écho au Dos de Mayo, pompeusement commémoré chaque année, la résistance au coup d’État de 1936 conféra à Madrid une nouvelle dimension au XXe siècle. Dernière position républicaine à tomber, elle fut regardée avec méfiance par le régime national-catholique de Franco, puis en devint un peu par défaut l’un des lieux emblématiques, après une répression et une reconstruction ayant eu pour objectif le refoulement de toutes les traces.
C’est par ce non-dit madrilène et cet effacement du paysage urbain que la guerre civile est aujourd’hui paradoxalement présente dans la mémoire collective espagnole. La floraison actuelle de guides touristiques indiquant les vestiges et témoignages du Madrid assiégé comble peut-être cet oubli… Mais Bartolomé Bennassar poursuit son récit, et nous explique comment, après la mort de Franco, Madrid fut aussi bien le lieu de la restauration démocratique que le théâtre de la tentative de coup d’État du 23 février 1981.
Montée en graine et cosmopolitisme
Parfois contestée, Madrid ne fut jamais remise en cause dans son rôle de capitale, et ceci malgré la longue paupérisation, aujourd’hui cicatrisée, de l’époque contemporaine. Souvent considérée comme artificielle, médiocre ou décevante par les voyageurs qui s’y sont arrêtés, cette ville est aujourd’hui une grande métropole européenne, attractive, moderne et séduisante.
L’histoire, qui a su si bien renverser les choses, n’est-elle pour autant qu’un cumul glorieux ? Une lecture d’historien ne saurait être aussi linéaire : métropole universitaire tardive mais aujourd’hui incontestable, Madrid n’a jamais su se doter d’une force de commandement religieux. L’agglomération garde également toutes les séquelles d’une montée en graine très rapide, qui l’a vue passer, lors du dernier siècle, de 1 à 6 millions d’habitants (région urbaine).
Mais ce n’est pas la croissance physique de la ville – son extension, ses quartiers, son urbanisme – qui intéresse le plus Bartolomé Bennassar. Celui-ci suit le développement urbain de Madrid sans mythifier l’urbanisme des Bourbons du XVIIIe siècle, ni celui de l’extension (ensanche) de 1857, ni même la Gran Vía (1910) et son spectaculaire patrimoine architectural. L’architecture néo-classique, essor immobilier du franquisme, les bidonvilles ou les grands ensembles en chantier jusqu’en 2007 sont évoqués de façon adéquate, mais rapide ; on soulignera, pour ces aspects plus urbanistiques, la formule forte mais un peu vague d’une ville « née de l’espace » (p. 443). On oubliera d’autant plus facilement les quartiers uniformes et sans charme, cisaillés d’autoroutes, qui ont avalé dans chaque direction les paysages rustiques du pourtour de la capitale en expansion.
La rivalité avec Barcelone, métropole portuaire et économique, autre grand thème de l’historiographie espagnole, est assez peu traitée, tout comme le rôle de Madrid dans le système urbain espagnol. Il est pourtant étonnant que ce soit dans le cadre décentralisé de l’« État des autonomies » (les régions espagnoles issues de la Constitution de 1977) que Madrid ait creusé l’écart avec les autres agglomérations du pays, et franchi les dernières étapes d’une capitalidad (littéralement : « capitalité ») aujourd’hui de niveau mondial. Un dossier cartographique plus pointu aurait été utile pour le percevoir.
C’est davantage la société urbaine et la vie quotidienne des citadins qui intéresse cette Histoire de Madrid. Il faut en reconnaître la grande qualité. Essor puis recul des couvents du XVIIe au XIXe siècle, construction et transformation des monuments et bâtiments représentatifs, état des rues et progrès de l’assainissement, cohabitation de la bourgeoisie rentière et du peuple castizo et prolétaire, ou encore présence de communautés d’origine étrangères, depuis les boulangers français cantaliens du Madrid d’Ancien Régime, jusqu’aux employés roumains et équatoriens victimes à la gare Atocha des attentats du 11 mars 2004 : voilà les faits que Bartolomé Bennassar collecte dans cet ouvrage évocateur d’une vie urbaine intense et plus cosmopolite que le veut la réputation de Madrid.
Les pages passionnantes sur les célèbres mentideros du XVIIe siècle (traduits ici par « parloirs aux mensonges » où arrivaient les nouvelles et les rumeurs), le théâtre baroque et populaire, la corrida ou encore la movida, devenue depuis peu elle aussi objet d’histoire, feront aussi de ce livre l’aimable compagnon d’une découverte cultivée de Madrid.