La Vie des Idées : Les délocalisations sont la nouvelle grande peur sociale de part et d’autre de l’Atlantique. La représentation la plus répandue voudrait que l’émergence de nouveaux concurrents comme la Chine ou l’Inde, dotés d’une main d’œuvre abondante, bon marché et de plus en plus qualifiée, conduise fatalement à d’imposants transferts d’emplois au détriment des sociétés occidentales. Les stratégies des 500 entreprises que vous avez observées confirment-elles cette analyse ?
Suzanne Berger : Ni l’Europe, ni les Etats-Unis n’ont à redouter un mouvement massif de délocalisations, si on entend par là le transfert à l’étranger d’un système de production dont les produits sont ensuite réimportés chez nous. Les études statistiques ne confirment pas ces craintes, pas plus que notre enquête menées auprès 500 entreprises en Europe, aux Etats-Unis et en Asie. D’après les chercheurs de l’Insee [4], entre 1995 et 2001, les délocalisations ont provoqué en moyenne la suppression de 13 500 emplois industriels par an en France (ce qui est relativement peu), dont plus de la moitié fut transférée vers d’autres pays à hauts salaires. Les chiffres sont très similaires pour les Etats-Unis. Bien sûr, les délocalisations existent, surtout dans les secteurs comme le textile/habillement et l’électronique. Les conséquences sont pénibles pour les travailleurs et les collectivités locales touchés. Même si les employés licenciés retrouvent un autre emploi – comme c’est généralement le cas aux Etats-Unis – , c’est souvent au prix d’une perte de revenu et sans retraite ou assurance médicale.
Le problème de l’emploi est bien réel en France et dans d’autres pays développés, mais il ne vient pas tant des délocalisations que du manque de créations d’emplois. Ce qui est préoccupant, c’est que beaucoup d’entreprises choisissent d’emblée de créer de nouveaux emplois ailleurs, que ce soit à l’intérieur de leurs filiales ou chez des sous-traitants. Les créations d’emplois nouveaux se font désormais ailleurs, notamment dans les pays émergents. Par exemple, j’ai un collègue ingénieur qui a mis au point un procédé de miniaturisation pour les appareils photos numériques, très astucieux et très bon marché. Dès le début, les appareils ont été fabriqués en Chine. Son invention a connu un grand succès commercial, mais elle s’est traduite par la création d’une quarantaine de postes seulement aux Etats-Unis contre des centaines en Asie. Et je ne pense pas qu’il s’agisse d’un cas isolé. Autrefois, un nouveau produit aurait été fabriqué d’abord chez nous, au moins jusqu’à la maturation du modèle. Aujourd’hui, ce cycle de maturation puis de migration du produit n’existe plus. Dans cette perspective, toute la question est de savoir si nous serons capables, dans les pays avancés, de créer de nouveaux emplois, et quelle en sera la qualité.
VDI : S’il est vrai que les délocalisations représentent en réalité une très faible part des pertes d’emplois dans les économies développées, comment s’expliquer l’écart croissant entre cette réalité chiffrée, d’une part, et, de l’autre, l’extraordinaire sentiment d’inquiétude qui s’est emparé des opinions sur le sujet ?
S. B. : Il y a beaucoup de phénomènes inquiétants qui sont tout à fait réels. Tout d’abord, comme je viens de l’expliquer, les pays émergents comme la Chine ou l’Inde attirent désormais davantage de créations d’emplois et possèdent une main d’œuvre à la fois moins chère et de mieux en mieux formée. Face à cette évolution, nous devons nous poser la question de savoir quel type d’emplois nous allons garder chez nous. Deuxièmement, grâce aux transformations technologiques, les entreprises ont de plus en plus la possibilité de fragmenter et de « modulariser » leur production. Les nouvelles technologies ouvrent des possibilités inédites de délocaliser un nombre croissant d’activités tout en gardant le contrôle sur l’ensemble du processus. Les opinions publiques le savent pertinemment : elles voient ce que font les grandes entreprises comme IBM, par exemple, qui est amenée à produire de moins en moins à l’interne et de plus en plus chez ses sous-traitants asiatiques.
Un troisième point d’interrogation me semble tout à fait justifié : c’est la question de savoir si le progrès technologique actuel se traduira par la création de nouveaux emplois ou non. Par le passé, on criait souvent au loup en voyant venir des technologies nouvelles, craignant la montée du chômage. Chaque fois, ces inquiétudes se sont dissipées devant l’apparition d’activités et d’emplois nouveaux, jusqu’alors inimaginables. Mais on peut effectivement se demander si, cette fois-ci, les nouvelles technologies ne seront pas moins créatrices d’emplois – et si ce phénomène, combiné avec les nouvelles possibilités de délocaliser, va se traduire par la montée durable du chômage et par la déqualification du travail.
Un dernier élément qu’il faut évoquer pour expliquer les craintes actuelles est le fait que l’Etat n’assure plus la protection des frontières. Nous avons tous un sentiment accru de vulnérabilité. Face à nos inquiétudes, les hommes politiques n’arrivent pas à expliquer le bien-fondé de la politique de libéralisation des échanges et de dérégulation des marchés. Il faut défendre la politique d’ouverture en montrant les avantages qu’elle représente pour nos sociétés, mais il faut prévoir dans le même temps une politique de redistribution pour compenser les pertes enregistrées par les couches de la population les plus durement touchées par les désavantages, et expliquer comment l’idéal d’une plus grande justice sociale peut être réalisée dans le cadre d’une économie ouverte. Nos dirigeants n’ont pas eu le courage ni la vision nécessaires pour le faire. On en voit aujourd’hui les résultats en Europe, où les citoyens ont le sentiment que ni l’Etat-nation, ni l’Union européenne ne veulent plus ni ne peuvent plus les protéger.
VDI : Le coût du travail est souvent présenté comme un facteur clé de la compétition économique internationale. Les entreprises seraient en permanence à la recherche d’une main d’œuvre moins coûteuse sur un marché du travail de plus en plus globalisé. Est-ce ce que vous avez observé ?
S. B. : Notre équipe, composée d’ingénieurs et de chercheurs en sciences sociales du MIT, a étudié 500 entreprises sur une période de 5 ans. Une de nos conclusions est qu’on tend à surestimer l’importance du coût du travail dans la décision de transférer un système de production vers un pays à bas salaire. Même dans des industries slow-tech [5] comme le textile/ habillement, le coût du travail n’est qu’un facteur parmi d’autres du coût total lié à une délocalisation : transport, matériaux, capital, mais aussi incertitude quant à l’infrastructure sur place, corruption des autorités publiques, arbitraire politique, etc. Pour les entreprises que nous avons étudiées, tous ces facteurs jouent un rôle beaucoup plus important que le seul coût du travail. C’est uniquement quand tous ces éléments ont été maîtrisés que le coût du travail s’impose comme décisif. Le succès de certaines régions en Chine, en Inde et même au Bangladesh s’explique précisément par le fait qu’elles ont réussi à maîtriser ces facteurs et à attirer les entreprises occidentales et japonaises. Or c’est plutôt l’exception que la règle : la majorité des pays à très bas salaires ne sont même pas envisageables comme destination d’une délocalisation. Qui va délocaliser en Haïti ou au Sierra Leone ?
Il faut donc se méfier des analyses étroitement focalisées sur le coût du travail. Si la réalité s’avère bien plus compliquée dans le textile/habillement, elle l’est a fortiori dans le secteur électronique où une entreprise qui veut délocaliser rencontre une difficulté supplémentaire : une fois délocalisé, le système de production doit être en mesure de se réinventer en permanence pour s’adapter aux nouvelles technologies et aux nouveaux besoins du marché. Ceci suppose une main d’œuvre extrêmement qualifiée qui fait souvent défaut dans les pays émergents. Les Japonais l’ont compris : ils ont instauré une division du travail avec la Chine, fondée sur la complexité et le cycle de vie du produit. Ils délocalisent la fabrication des produits à longue série, mais gardent au Japon la fabrication des produits avec un cycle de vie court et dont le processus de production change de fond en comble dans un espace de temps très limité. La raison en est que les employés japonais restent plus qualifiés et savent mieux comment adapter rapidement la fabrication pour obtenir le nouveau produit. Tandis qu’en Chine, les employés sont excellents dès qu’il s’agit de cycles longs, comme dans le cas des micro-ondes ou de la PlayStation de Sony par exemple, dont ont été vendus 170 millions d’exemplaires plus ou moins identiques. En revanche, la production des modèles sophistiqués de téléphones portables reste localisée au Japon. Nous avons observé que cette division du travail laisse au Japon une part plus grande de la production que les stratégies de sous-traitance développées par les entreprises américaines.
Il faut aussi rappeler que les produits électroniques et techniques fabriqués en Chine contiennent beaucoup de composants produits dans les pays occidentaux ou au Japon, qui ont donc été exportés vers la Chine. On estime que 85% des composants des produits fast-tech fabriqués en Chine proviennent des Etats-Unis ou du Japon. Dans le cas de l’Apple iPod, par exemple, l’assemblage se fait en Chine mais tous les composants électroniques sont importés. La valeur ajoutée chinoise reste donc faible.
VDI : On pourrait rétorquer que vous décrivez la situation actuelle, alors que les angoisses suscitées par les délocalisations concernent autant l’avenir. Ne doit-on pas s’attendre à une nouvelle division du travail au sein même des économies émergentes, où les régions développées comme le Sud de la Chine montent progressivement sur l’échelle de la valeur ajoutée, en développant leurs propres centres de recherches et d’innovation, tandis que d’autres régions de ces mêmes pays reprennent l’industrie moins sophistiquée ? Nous serions alors confrontés à un scénario où certains pays émergents gagnent sur tous les tableaux, car ils seront déjà innovants mais encore moins chers que nous. Un tel scénario vous paraît-il probable à court ou à moyen terme ?
S. B. : Le scénario que vous décrivez, c’est la fin du monde des avantages comparatifs, tel que les économistes néo-classiques l’ont dépeint. On a vu récemment que même le prix Nobel d’économie Paul Samuelson (un des économistes qui a actualisé la théorie de Ricardo du win-win lié à l’ouverture des frontières) se pose désormais la question de savoir si cette théorie est valable dans tous les cas, ou si au contraire certains pays peuvent gagner (ou perdre) sur tous les fronts [6]. Un best-seller récent de Thomas Friedman, éditorialiste du New York Times, annonce que « le monde est plat » (The World is Flat) et qu’aujourd’hui les entreprises et les individus les plus innovants et productifs se trouvent aussi bien dans les pays émergents que chez nous. Friedman décrit un monde où la compétition se fait dans des conditions d’égalité, où l’avantage initial des pays avancés a disparu. Chez Friedman, comme chez la plupart des auteurs qui s’alarment de nos avantages comparatifs perdus, les exemples donnés viennent de Bangalore et de Shanghai. Or Bangalore et Shanghai sont des îlots de prospérité dans des sociétés qui restent très pauvres et démunies des atouts dont disposent les pays développés. Et même à Bangalore et à Shanghai, le développement économique rencontre des problèmes importants liés à l’insuffisance des infrastructures, de la gestion, de la performance. Il ne s’agit pas d’un défaut de talent individuel. Pour lancer l’innovation et augmenter les gains de productivité, les dispositions individuelles ne suffisent pas, elles ont besoin d’un « capital sociétal », c’est-à-dire d’un capital déposé dans la société dans son ensemble : dans ses infrastructures, ses institutions financières, son système juridique, ses pratiques commerciales, sa bureaucratie, ses institutions de recherche et la qualité de sa vie publique. Or, il est extrêmement difficile d’accroître rapidement ce capital sociétal. Certaines régions des pays en développement ont certes réalisé des exploits remarquables en se rapprochant de plus en plus des pays développés, mais elles l’ont fait dans un environnement plus large qui n’est pas du tout le même que chez nous.
Il ne faut donc pas méconnaître les difficultés que la Chine et l’Inde auront à résoudre pour maintenir leur expansion. Il est vrai que d’ores et déjà, les usines du Sud de la Chine n’ont rien à envier aux nôtres en termes de capacité de production. Mais elles ont un grand handicap, à savoir une main d’œuvre qui change tous les deux ans. C’est un phénomène structurel qui n’est pas facile à régler, car les ouvriers de ces usines viennent de l’intérieur de la Chine, ils ne s’intègrent pas dans la population locale et retournent au pays après quelques années. D’où la difficulté de former une main d’œuvre aussi qualifiée que dans les usines japonaises. D’autre part, les infrastructures de cette région sont d’ores et déjà complètement saturées, et je ne vois pas comment des millions de nouveaux ouvriers chinois pourraient s’y installer. Les salaires augmentent et on voit déjà apparaître des pénuries de main d’œuvre dans certains métiers. Pour poursuivre son expansion, la Chine est en train de transférer les industries les moins sophistiquées vers l’intérieur du pays. Or, ces nouvelles régions sont confrontées aux mêmes problèmes que les régions du Sud : création des infrastructures, formation des cadres, etc.
Cela dit, il est évident que le décalage entre notre niveau de productivité et celui des économies émergentes ne peut pas durer éternellement, car des pays comme la Chine ou l’Inde travaillent consciemment pour nous rattraper. Et ils vont sans doute s’affirmer aussi sur le plan de l’innovation et de la créativité. C’est pour cela qu’il est essentiel de relancer nos propres efforts dans les domaines du design, de la recherche, de la formation et de l’exploration de nouveaux marchés. Si nous n’y parvenons pas, nous risquons d’être confrontés à des problèmes insurmontables.
VDI : On a coutume de considérer les délocalisations comme un risque pour les sociétés occidentales et comme une opportunité pour les entreprises. Mais on met rarement l’accent sur les risques qu’elles peuvent représenter pour les entreprises elles-mêmes. Comment celles-ci appréhendent-elles, par exemple, les risques liés aux partages de technologie avec leurs nouveaux fournisseurs ou sous-traitants en Asie ? Comment gèrent-elles le risque de perte de contrôle progressive sur leur propriété industrielle ?
S. B. : C’est une grande question. Les réponses données par les entreprises se révèlent multiples et parfois contradictoires. Jusqu’à quel point doit-on partager le fruit de ses recherches et de ses innovations avec le sous-traitant sans courir le risque de se voir un jour dépassé par lui ? Les dirigeants d’entreprises sont partagés sur cette question, et les réponses divergent d’un secteur à l’autre, voire à l’intérieur du même secteur. Il ne faut pas croire que tout contrat de sous-traitance entraîne nécessairement des détournements de propriété industrielle. Pour prendre le secteur des fabricants de semi-conducteurs (« fabs »), lors de notre enquête à Taiwan nous n’avons pas trouvé un seul cas où le sous-traitant se soit approprié la technologie des donneurs d’ordres occidentaux ou japonais, et pourtant nous avons beaucoup cherché. Il semble que les gros producteurs soient extrêmement prudents sur ce point. Par contre, les Japonais estiment avoir perdu une partie de leur avantage technologique en sous-traitant massivement aux Coréens et aux Taiwanais dans les années 1990, et en partageant leurs technologies avec ces sous-traitants. On constate effectivement que ces derniers sont devenus capables de développer leurs propres produits et s’affirment désormais comme des rivaux redoutables de leurs anciens donneurs d’ordres – songeons par exemple à Samsung, une entreprise qui était au bord de la faillite après la crise financière de 1997, mais qui est revenue en force et a dépassé Sony en termes de valorisation boursière. Les Japonais sont déterminés à ne pas répéter cette erreur et ne sous-traitent plus que des technologies cachées à l’intérieur du produit, impossibles à déchiffrer et à reproduire. A l’opposé, on trouve une entreprise comme IBM, qui vient de lever des centaines de brevets pour rendre ses technologies accessibles aux sous-traitants. Cette entreprise estime qu’il faut intégrer les sous-traitants dans le processus technologique et partager les standards développés par IBM. L’idée qui est derrière est évidemment que le sous-traitant va finir par développer de nouveaux produits sur la base des standards IBM : il s’agit ici d’impliquer les concurrents potentiels dans les standards technologiques de l’entreprise.
VDI : Croyez-vous, comme beaucoup le redoutent aujourd’hui, que le cycle de réallocation des emplois qui semble engagé au niveau international entraînera nécessairement, à terme, la disparition de certains secteurs industriels dans les économies avancées ?
S. B. : Ce n’est pas l’industrie ou le secteur qui compte : ce sont les capacités de l’entreprise. Autrement dit, il n’y a pas d’industries condamnées à disparaître des économies à hauts salaires, même si en revanche, il y a des stratégies condamnées, comme celle qui consiste à monter une entreprise sur les seuls avantages du recours à une main d’œuvre bon marché. Le nombre d’emplois et le nombre d’entreprises de l’industrie slow-tech qui recourent à une main d’œuvre abondante et produisent des biens marchands et des services vont, dans les pays riches, continuer à diminuer, d’abord en raison de l’avance technologique qui permet de produire davantage de biens avec un nombre moindre de travailleurs, mais aussi en raison de la compétition créée par la présence de concurrents étrangers durs et aguerris. Mais alors que le nombre de ces travailleurs diminue dans les pays à hauts salaires, la vitesse de cette diminution varie grandement d’un pays à l’autre. Ce qui est important, pour une raison principalement : en général, ces travailleurs ne retrouvent pas d’emploi à salaires et avantages équivalents quand ils sont licenciés.
Des pays comme la Chine ou l’Inde sont assurés d’augmenter leurs parts du marché de l’habillement dans les pays avancés. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe plus aucun espace pour des entreprises domestiques si elles parviennent à développer des services et des produits à forte valeur ajoutée comme le font Lucky Jeans et American Apparel à Los Angeles aujourd’hui. Même si l’industrie textile vacille aux Etats-Unis, les entreprises qui restent peuvent être très rentables. Dans la liste des 500 industries les plus rentables publiée par le magazine Fortune, l’industrie de l’habillement et de la mode est restée dans le top 10 en matière de rendement des actifs (ROA) et de rendement des actions (ROE) pendant les dix dernières années (1994-2004), et dans la moyenne supérieure de la liste de Fortune en termes de marge brute d’exploitation pour la même période [7].
VDI : Compte tenu de l’étendue des observations que vous avez pu faire, quelles recommandations pourriez-vous formuler à destination des entreprises européennes et des acteurs publics pour défendre l’emploi ?
S. B. : Premièrement, il faut développer une véritable politique de création d’emplois, plutôt que tenter de défendre à tout prix l’emploi existant. Il faut se demander à cet égard pourquoi la France, en dépit de tout son potentiel de recherche, n’arrive pas à créer des entreprises et des emplois dans les secteurs d’avenir. Qu’est-ce qui ne marche pas dans les circuits et les réseaux qui relient le monde de l’enseignement et de la recherche, et les entreprises ? Deuxièmement, il faut se demander ce qu’on peut faire pour les travailleurs dans les secteurs industriels les plus touchés par la compétition avec les pays émergents. A mon sens, l’idée qu’on puisse requalifier un ouvrier de 45-50 ans vers un autre secteur à salaire égal est largement illusoire. Les enquêtes montrent parfaitement que les ouvriers dont l’emploi disparaît à cause d’une délocalisation et qui arrivent à trouver un nouvel emploi, se retrouvent dans la plupart des cas avec un salaire nettement moins élevé. La délocalisation représente pour eux une déqualification professionnelle et une perte substantielle de niveau de vie, et il serait cynique de le nier. Il faut donc repenser la politique de l’emploi, en imaginant par exemple des « assurances salaire » pour compenser la perte de revenu liée à l’instabilité de l’emploi. Cela permettrait, par exemple, que, lorsqu’une personne accepte un emploi avec un salaire inférieur à son salaire précédent, cette assurance lui verse une partie au moins de la différence. C’est très différent de l’assurance-chômage. Bien sûr cela ne résout pas tout : bien qu’un tel dispositif existe depuis 2003 aux Etats-Unis pour les travailleurs de plus de 50 ans qui ont perdu leur emploi pour raisons économiques, seuls 1000 travailleurs y ont eu accès. On doit évidemment encourager les gens à continuer à travailler, à accepter les postes qu’on leur propose, mais en même temps il faut trouver un système pour compenser ceux qui se retrouvent du côté des perdants de la mondialisation. C’est essentiel pour la cohésion sociale et pour gagner l’opinion publique à une politique d’ouverture des échanges économiques.
Propos recueillis par Wojtek Kalinowski et Thierry Pech
Entretien paru dans La Vie des Idées, n° 6, octobre 2005.