Dans le texte auquel il m’a été proposé de réagir, largement consacré à la critique de mes travaux, on peut regretter quelques formules un peu désobligeantes et, plus encore, le fait que les auteurs Éric Charmes, Lydie Launay et Stéphanie Vermeersch (C, L & V) semblent se référer pour l’essentiel à des articles publiés dans des médias généralistes et destinés à une large audience. Ils ont plutôt négligé mes productions scientifiques (Lévy, 1994 ; 1999 ; 2008 ; 2009 ; Allemand, Ascher & Lévy, 2004), ce qui fausse un peu les termes du débat. Non que j’aie quoi que ce soit à renier de ce que j’écris pour le grand public ; il faut simplement prendre en compte, quand on souhaite réfuter ce type de textes, le genre particulier auquel ils appartiennent, qui exige de la concision et de la fluidité et donc, parfois, quelques raccourcis vis-à-vis d’un modèle argumentatif développé. J’ai déjà eu l’occasion de remarquer que pour être lu de ses collègues, il vaut mieux s’exprimer dans un quotidien que dans une revue universitaire. Le problème posé ici, c’est que, faute d’une fréquentation suffisante de mes travaux, C, L & V m’attribuent parfois des idées qui ne sont pas les miennes et, inversement, présentent des idées que nous partageons, eux et moi comme des points de divergence.
Cependant, dans l’ensemble, le texte auquel je réagis contient des arguments intéressants, sur un ton conforme à ce que l’on peut attendre d’un débat scientifique. C’est suffisamment rare, notamment dans le monde francophone, pour qu’il vaille la peine de le souligner.
Le périurbain entre variable et concept
Les périurbains sont des urbains. Sur ce point, C, L & V et moi sommes d’accord. J’ai proposé dès 1994 de traiter comme intra-urbains des espaces qui peuvent avoir l’apparence de la campagne sans avoir plus rien de rural.
En ce sens, C, L & V ont tout à fait raison de relativiser les différences entre les gradients d’urbanité par rapport à d’autres différences encore plus radicales. Pas plus, sans doute moins encore qu’eux, je n’ai cherché à généraliser un modèle périurbain en niant la diversité des modes d’urbanisation contemporains. Il ne faut d’ailleurs pas surestimer la portée conceptuelle du terme « périurbain » : cela reste un indicateur relativement faible dans la mesure où, si on s’en tient à la définition de l’Insee, il combine un critère morphologique (la disjonction du bâti vis-à-vis d’une agglomération préexistante), en soi insuffisant car uniquement matériel, et un critère fonctionnel consistant à prendre en compte les mobilités domicile-travail, ce qui est très restrictif pour appréhender les interdépendances entre lieux.
Par ailleurs, le cas français n’est pas généralisable, car il possède des spécificités fortes. Un étalement peu régulé, morphologiquement déconnecté des villes qui l’engendrent et s’accrochant à un ancien espace rural vidé de sa substance ? Ce n’est pas le cas de la Suburbia nord-américaine, qui s’est étendue par expansion continue à partir de centres urbains faibles. Ce n’est pas le cas au Japon, où les maisons individuelles, nombreuses certes, mais petites, serrées les unes contre les autres et imbriquées dans un espace non résidentiel, n’ont pas empêché le maintien de hauts niveaux de densité et de diversité. Ce n’est pas le cas de la Chine, où l’urbanisation s’exprime par la mise en place de configurations à forte urbanité, autrement dit, de villes. Même en Europe, ce n’est pas le cas en Espagne, où la demande de maisons individuelles à l’écart des villes est faible. Ce n’est pas non plus le cas en Flandre ou en Italie du Nord, où (comme aujourd’hui en Chine de l’Est, à Java ou au Vietnam) un tissu agro-industriel compact s’est transformé en réseau urbain à mailles fines. Ce n’est même pas le cas dans l’Europe germanique (Allemagne, Autriche, Suisse) où, à l’exception des bassins industriels en crise, la régulation politique de l’espace a fortement atténué les tendances au laisser-faire géographique qui caractérise les espaces périurbains français. Il est donc tout à fait absurde, pour ne pas dire ridicule, de présenter le périurbain, comme cela a été fait parfois, comme le régime normal de l’urbanisation contemporaine.
On peut dès lors inviter les chercheurs qui travaillent sur le périurbain français, comme C, L & V, à prendre davantage de recul et à ne plus laisser penser, ne serait-ce que par leur silence, que la périurbanisation serait la réponse logique et unique aux attentes des urbains d’aujourd’hui. Par ailleurs, nous devons, en étudiant l’espace français, assumer la faible qualité conceptuelle de ces découpages et transformer cette faiblesse en avantage. Nous disposons d’un cadre, d’une sorte de fond de carte dont nous connaissons les limites intellectuelles. Que peut-il nous apprendre si nous le croisons avec des informations venant d’un autre domaine de l’analyse du monde social ? La réponse repose en partie sur le résultat qu’on obtient. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire (Lévy, 2013), c’est d’abord en me laissant déranger par des phénomènes surprenants, observés et mesurés empiriquement que je me suis trouvé méthodologiquement contraint de ne pas ignorer ce type de découpage. En 1992, j’avais remarqué que les habitants des communes-centres des grandes agglomérations avaient presque toutes voté en majorité en faveur du traité de Maastricht. En 1997, j’avais noté que le Front national obtenait de très bons scores aux élections législatives dans une vaste périphérie parisienne débordant jusque dans les départements voisins de l’Île-de-France. C’étaient là des faits qui s’imposaient à moi, confirmés par la suite à toutes les consultations électorales. Plus tard, en systématisant et en affinant les données disponibles, en sophistiquant la cartographie pour la rendre plus précise et plus parlante, je suis arrivé à la conclusion que les votes se distribuaient très différemment selon les gradients d’urbanité. On observe des choses tout à fait comparables en Suisse, notamment dans les nombreuses votations portant sur des enjeux d’exposition à l’altérité, à propos de l’Europe, des musulmans, des homosexuels etc., et donnant des distributions géographiques des votes toujours similaires (Chavinier & Lévy, 2009). Même constat pour la géographie du vote aux présidentielles états-uniennes de 2008 et 2012 (Guillemot & Lévy, 2012), où la corrélation des votes avec les localisations dans les différents gradients d’urbanité est spectaculaire. Tout cela conduit à reconnaître qu’il se passe bien quelque chose et à chercher un surcroît d’intelligibilité par des interprétations vraisemblables et cohérentes.
Géographie de l’urbanité : les gradients légitimés
Ce qu’on peut dire, en première approche, c’est que nous vivons dans des espaces en archipel, dont les îles sont des systèmes urbains aux paysages variés mais reproduisant la même configuration.
Il est clair qu’un habitant du périurbain français ressemble davantage à un habitant de centre-ville qu’à un paysan de Bornéo d’aujourd’hui ou de la France du xixe siècle. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de différences, qui sont plus que des nuances, à l’intérieur du monde urbain. C’est là que le raisonnement de C, L & V bute sur des réalités peu contestables.
D’abord, la taille compte pour caractériser l’aire urbaine dans son ensemble et son agencement. Ce ne sont pas les mêmes sociétés urbaines, un système productif différents, des catégories sociales en proportions différentes, si l’on est à Nevers, à Angoulême, à Lyon ou à Paris. Ainsi, le périurbain, par exemple, représente moins de 15% dans l’aire urbaine de Paris alors qu’il peut atteindre le quart, parfois le tiers de la population des aires urbaines de moins de 200 000 habitants. Par ailleurs, les aires urbaines les plus grandes sont aussi les plus denses, les mieux desservies en transports publics. Dans l’ensemble, le périurbain des grandes villes est moins différent des zones les plus centrales que celui des petites, en particulier en matière d’attitude politique. Ainsi le score de Marine Le Pen a été inférieur à la moyenne nationale dans tous les départements franciliens sauf la Seine-et-Marne, où ce sont les parties les plus périphériques du périurbain, plus représentées là qu’ailleurs dans l’aire métropolitaine, qui ont fait la différence.
En approfondissant davantage l’analyse de l’espace français (Andrieu & Lévy, 2007), j’ai pu montrer que ce qui était vrai pour le vote l’était aussi pour d’autres caractéristiques de la société. Le croisement des gradients d’urbanité avec d’autres variables permet d’identifier des sous-ensembles géographiques intéressants, et d’autant plus qu’ils se retrouvent dans la plupart des aires urbaines. Si, en règle générale, les zones périurbaines présentent des revenus moyens proches de la moyenne de l’aire urbaine (mais des patrimoines plus élevés), cette mesure repose sur la juxtaposition d’unités très homogènes et très contrastées entre elles. Nous avons pu montrer (Andrieu & Lévy, 2007 ; Lévy, 2013) que, à la limite de la banlieue et du périurbain, on trouve un « anneau des seigneurs », c’est-à-dire une aire grossièrement circulaire concentrant de hauts revenus.
Ce constat invite à la fois à rendre plus précise la délimitation des gradients d’urbanité (Lévy, 2013). En problématisant davantage la notion de gradient, on lui donne aussi plus de substance. Le principe qui veut que l’espace français contemporain soit organisé avant tout selon des logiques intra-urbaines qui se retrouvent peu ou prou dans toutes les aires urbaines rompt avec la tradition de la géographie régionale classique qui se représentait les villes comme des sous-ensembles un peu particuliers immergés dans des pays ruraux dotés, pour l’éternité, d’une identité intangible.
Que des différenciations majeures existent aussi à l’intérieur de chaque aire urbaine, c’est ce qu’on constate en cartographiant n’importe quelle variable socio-économique : catégorie sociale, revenu, place des femmes dans la population active, taille des ménages, mobilité.... Quel que soit le thème choisi, les cartes montrent une claire différenciation interne aux aires urbaines. Les configurations obtenues sont variées, mais à chaque fois la position dans les gradients d’urbanité compte et compte beaucoup. Par exemple, les ouvriers se trouvent aujourd’hui massivement localisés dans les gradients à faible urbanité, péri- et hypo-urbain surtout, c’est-à-dire dans l’ancien tissu rural, ce qui n’est pas une révolution (l’industrie a toujours été présente hors des villes) mais une inflexion significative, consistant à vider les proches banlieues d’une grande partie de leur substance ouvrière.
C, L & V vont donc un peu vite en décrétant que les différences à l’intérieur du monde urbain sont minimes. Ils ont d’ailleurs pris un cas d’étude un peu étrange pour prouver leur assertion : Châteaufort est certes, selon l’Insee, une commune qui appartient à l’« aire urbaine » de Paris sans faire partie de son « pôle urbain » (son agglomération morphologique) : elle est donc classée périurbaine. Mais jetons tout de même un coup d’œil à sa localisation. Avec Toussus-le-Noble, elle forme une petite enclave encerclée par des zones qui appartiennent toutes à l’agglomération morphologique : au nord et à l’est, la partie davantage urbanisée du plateau de Saclay, à l’ouest, la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, au sud, la vallée de Chevreuse. Cette enclave comprenait naguère quatre communes, mais, depuis 2010, ses voisines Saint-Aubin et Villiers-le-Bâcle ont été intégrées dans l’agglomération. Les deux communes restantes ne sont demeurées officiellement périurbaines que parce que l’aéroport de Toussus et le golf qui occupe une partie des zones inconstructibles qui le jouxtent empêchent la jonction du bâti entre Châteaufort et Guyancourt.
On se trouve ici dans cet « anneau des seigneurs » évoqué plus haut. Ce type de configuration se combine avec celle qui résulte des différences d’un autre ordre ; ainsi le secteur sud-ouest, dont fait partie Châteaufort, se caractérise en Île-de-France par une population à la fois plus aisée et plus scolarisée que la moyenne. Autrement dit, si l’on veut identifier la partie la moins périurbaine du périurbain français et chercher à tout prix à montrer que tout le périurbain n’est pas bienveillant pour les partis extrêmes, Châteaufort est un excellent choix. La limite intrinsèque des enquêtes qualitatives, décisive pour identifier des situations et suggérer des typologies, mais impuissantes à déterminer des masses ou des proportions, apparaît bien ici et c’est d’autant plus gênant que toute l’argumentation de C, L & V repose sur les données ainsi recueillies.
Cela dit, ils ont bien raison de le dire, il y a une variété de situations dans le périurbain, dont Châteaufort est un exemple extrême. Cependant, si on a bien conscience de cette diversité, il faut être d’autant plus prudent dans ses conclusions, surtout si, dans un cas d’étude très particulier, on s’appuie sur un petit nombre d’entretiens. Ce que l’on apprend, c’est qu’il est tout à fait possible de trouver, dans le périurbain, des personnes qui ont peu à voir avec l’électorat de l’extrême droite. Ai-je jamais dit le contraire ? Cela ne prouve même pas, d’ailleurs, que le choix d’y habiter exclurait dans ce cas d’autres éléments caractéristiques de l’option périurbaine (comme la privatisation d’un maximum de dispositifs et de réalités qui, ailleurs, seraient publics). Cela veut simplement dire que, pour ces personnes, l’expression politique de ce choix porte moins souvent sur l’extrême droite que dans d’autres parties du périurbain.
En tout état de cause, l’interrogation reste entière et ne peut être éludée : pourquoi cette configuration ? Pourquoi les différences entre agrégats spatiaux sont encore plus marquées que des agrégats statistiquement comparables fondés sur les différences de revenus, d’âge ou de sexe ? On peut diverger sur les interprétations, mais pas sur le fait. Et c’est ce qui est préocccupant dans le texte de C, L & V : on a l’impression que leur objectif n’est pas d’expliquer ces différences, mais de les effacer. Ils le font maladroitement, en opposant aux mesures exhaustives que je propose des enquêtes qualitatives, au demeurant stimulantes, mais auxquelles il ne faut pas demander de dire ce qu’elles ne peuvent pas dire. Ce qu’elles nous apportent, c’est d’énoncer : « il existe au moins un... ». Cela est certes utile, mais ne veut pas dire « quel que soit..., alors... », ce que seul un échantillon statistiquement valide, ou mieux encore une couverture exhaustive peut permettre.
L’urbanité, au cœur d’un paradigme post-structuraliste
Le fond du débat, c’est le statut qu’on donne au concept d’urbanité. Cette notion est présente chez de nombreux auteurs, dans une démarche qui s’est construite du début du xxe siècle jusqu’à aujourd’hui : Georg Simmel, Louis Wirth, Robert Park et Ernest Burgess, Siegfried Kracauer, Jane Jacobs, Henri Lefebvre, Lyn Lofland, Ulf Hannerz, Isaac Joseph, Thierry Paquot, Richard Florida... qui tous considèrent que l’urbanité n’est pas une couche superficielle ou, au mieux, une tonalité qui se limiterait à « colorer » des déterminants stables comme le capital économique. Au contraire, tous ces auteurs s’opposent clairement à l’économisme. Du même mouvement, ils ont critiqué l’approche structuraliste et ont valorisé le rôle des acteurs, y compris les plus petits.
On peut discuter de savoir jusqu’à quel point, selon quelles modalités et dans quelle domaine l’espace et les spatialités jouent un rôle, mais on peut difficilement contester que la ville (comme environnement spatial spécifique) et l’urbanité (comme condition et mise en œuvre d’un mode d’habiter rendu possible par la ville) sont des forces de configuration du social. Une première expression de cet acquis conceptuel est la reconnaissance qu’il existe une différence entre les logiques sociales des espaces urbanisés et celles des espaces non urbanisés (ruraux ou ni ruraux ni urbains). C’est aussi le constat que la dynamique spatiale conduit à une situation qui dépasse l’opposition entre rural et urbain. C’est bien une urbanisation quasi totale qui se produit et un changement civilisationnel majeur qui l’accompagne. La généralisation de l’urbain est indissociable de l’avènement d’une société des individus, par opposition avec les sociétés fondées sur une combinaison d’allégeances communautaires.
Or, avec l’urbanité, on intègre l’espace public comme ressource cognitive et affective, l’engagement des corps qui s’y produit, la civilité qui permet leur gestion, l’exposition à l’altérité, la sérendipité, et la créativité que ces deux dernières rendent possible, tout un ensemble de liens faibles (Granovetter, 1973) qui font la force de la ville. On inclut aussi son complément, l’espace privé personnel (et non plus familial) inviolable, l’autre pôle de l’émergence de l’individu comme entité autonome. Il y a là tout ce qui fait que la ville peut devenir un horizon de développement tant individuel que sociétal et, du coup, une nouvelle manière de faire société. Cette « révolution urbaine » pour reprendre l’expression de Henri Lefebvre est une révolution sociale globale. Autrement dit, ce qui fait de l’urbain ce qu’il est n’est pas un simple changement technique, neutre du point de vue des enjeux de société, mais, bien au contraire, une composante fondamentale de ces enjeux ou, dit autrement, une manière de lire, par l’espace, l’ensemble de ces enjeux.
Il est donc logique de mesurer jusqu’à quel point la logique de l’urbanité s’est appliquée à l’ensemble du monde urbain ou si des résistances, des alternatives se manifestent. Si l’on observe par exemple que, selon les lieux, les configurations spatiales de la relation individu/société diffèrent, cela vaut la peine de le noter.
Ainsi, Éric Charmes a montré que la clubbisation, c’est-à-dire la composition volontaire par un habitant de son propre voisinage, caractérise les modes de vie périurbains, ce qui a pour effet, conclut-il, d’« émietter » l’espace urbain, donc de lui enlever la part d’urbanité qui résulte de l’existence d’altérités interaccessibles. En science économique, la notion de club se définit par l’exclusion d’une partie des consommateurs potentiels d’un bien donné, en opposition à une logique de bien public. Cette privatisation de l’environnement proche s’accompagne d’une valorisation de la propriété immobilière (par rapport au droit d’usage du logement), d’une privatisation de la nature (le jardin contre le parc public), d’une privatisation de la mobilité (par la domination écrasante du véhicule privé) et par la solidification du groupe familial au détriment partiel des autres acteurs, notamment les jeunes, beaucoup plus dépendants des adultes pour leur mobilité que dans les zones denses. On peut donc considérer le mode d’habiter périurbain le plus courant comme un ensemble d’attitudes et de pratiques caractérisée par une entrée à reculons dans la société des individus et par le maintien de logiques communautaires certes affaiblies mais encore aisément repérables.
Des individus : leur singularité, leurs stratégies, leur pouvoir
Une des composantes de la mutation historique dont l’urbanisation est une dimension est, C, L & V en conviennent, constituée par le pouvoir spatial des individus. L’interaccessibilité des lieux d’une aire urbaine et des espaces urbains entre eux, rendue possible par la mobilité, joue un rôle décisif. Un périurbain n’est jamais seulement périurbain, ne serait-ce que parce qu’il est mobile. C, L & V ont tout à fait raison (§17) de dire qu’un périurbain n’est jamais seulement un résident du périurbain, mais que leur habiter est inévitablement plus divers, parfois contradictoire. Ils citent un travail que j’ai mené, avec Florence Haegel et Marie-Flore Mattei en 1991-1995 (Haegel & Lévy, 1997), sur les identités spatiales et les identités politiques en Île-de-France, qui montrait que l’attachement aux lieux ne se réduisait pas au lieu de résidence, même si celui-ci jouait toujours un rôle significatif.
En ce sens, les individus ne sont pas pensables comme le plus petit échelon des réalités sociales. Le fait qu’il faille prendre en compte la mobilité pour saisir la spatialité des individus n’affaiblit pas mais au contraire renforce leur autonomie d’acteurs que la posture structuraliste empêche de voir. En effet, la mobilité se combine au séjour dans les lieux et permet aux individus de se construire des stratégies d’habiter plus ambitieuses et plus complexes, qui ne se réduisent pas à leur composante résidentielle. Ainsi, la maîtrise de la mobilité ne banalise pas les lieux, mais au contraire en fait un élément essentiel : si un individu profite de l’accessibilité de lieux lointains par son déplacement, il jouira d’une certaine façon de la diversité du monde, mais il tirera moins profit de l’exposition à l’altérité et de la sérendipité atteignables lorsqu’il est immergé dans un lieu. Cela a pour conséquence de produire une multitude de virtualités, ces potentialités non encore actualisées permettant de multiples inventions, y compris par détournement ou subversion. Inversement, l’accessibilité externe à la ville, qui caractérise les espaces périurbains, conduit à une programmation très contraignante des parcours. Les gradients d’urbanité définissent donc des « voisinages de l’individu » (Lévy, 2008) différenciés. Entre l’habitabilité et l’habiter effectif, l’écart est d’autant plus large, la part de liberté d’autant plus grande, qu’on se trouve inclus dans un environnement dense et divers. Il est dommage que C, L & V passent à côté de cette dimension et cherchent à banaliser les différences entre situations urbaines.
C, L & V et moi, nous convergeons sur l’idée que l’on a affaire à des individus disposant d’une certaine autonomie dans les arbitrages qu’ils élaborent. Allons jusqu’au bout du raisonnement : plus on a de pouvoir sur son existence, plus les choix que l’on fait comptent. Il est donc tout à fait logique que les options stratégiques qui conduisent à résider dans l’un ou l’autre des gradients d’urbanité, donc à y habiter préférentiellement, soient centrales dans l’ensemble du rapport au monde et à sa biographie d’un individu. On peut donc logiquement penser — c’est l’hypothèse que j’ai formulée depuis plusieurs années — que le choix du modèle d’habiter est stratégique et que l’on ne peut être surpris de voir se corréler des indicateurs de ces choix (par exemple d’habiter dans des gradients pauvres en urbanité) et de choix politiques (par exemple, d’options qui rejettent l’exposition à l’altérité et le modèle de la société des individus). C’est ce pas que ne semblent pas disposés à franchir C, L & V, comme s’ils étaient gênés par l’idée que les individus qu’ils étudient et dont ils célèbrent la variété et les capacités, n’étaient finalement pour rien dans leur choix de localisation. Comment est-il possible que dans un monde que C, L & V reconnaissent comme profondément marqué par les mutations de l’urbanisation et par la différenciation de leur mise en œuvre, les choix spatiaux lourds de conséquences des habitants en matière d’urbanité soient jugés par eux sans importance ?
Pour minorer les différences entre gradients d’urbanité, C, L & V sont en fait contraints de dévaloriser le concept même d’urbanité et d’en faire un phénomène superficiel comme si, tous urbains, nous avions tous le même rapport à la ville. Ils brocardent « l’effet prêté à la densité » (§7) sans prendre la peine de regarder sérieusement ce qui s’écrit à ce sujet. D’abord, la densité ne fait pas sens seule (la densité sans la diversité, ce sont les bassins miniers ou les stations touristiques ou les agglomérations monothématiques) et elle n’a donc pas d’« effet » magique. C’est un indicateur relativement simple d’une configuration spatiale complexe résumé par un terme riche de signification, l’urbanité. Or C, L & V veulent tellement montrer la similarité entre le centre-ville et le périurbain qu’ils ne prennent pas au sérieux la notion d’urbanité comme combinaison de densité et de diversité. Ainsi de l’exposition à l’altérité qui en est une expression essentielle. Pour dévaloriser l’urbanité des habitants du 9e arrondissement de Paris qu’ils ont interrogés, ils suggèrent que le cosmopolitisme supposerait l’acceptation de l’insécurité ou que la mixité impliquerait de cohabiter avec des personnes très différentes de soi dans son propre espace privé. Comme leurs interlocuteurs ne le voient pas ainsi, ils en concluent que la valorisation de la diversité sociale serait un rideau de fumée, voire un mythe.
S’ils font cette erreur, c’est parce qu’ils ne sont pas complètement sortis du cadre structuraliste et du réductionnisme du monde social à ses seules logiques économiques. En excluant le « spatial » du « social », ils révèlent à leur insu qu’ils prennent peu en compte les apports des sciences sociales de l’espace : s’il y a aujourd’hui un consensus parmi les chercheurs dans ce domaine, c’est bien sur l’idée que l’espace n’est pas une « chose » isolable, mais une dimension transversale de la vie sociale. Ce qui est géographique est entièrement social et nous parle, sous un certain angle, de la société dans son ensemble. Lorsqu’ils me reprochent d’« essentialiser l’espace » (§22), C, L & V se trompent manifestement de cible : le spatialisme, les « lois générales de l’espace », le positivisme géométrique, c’est tout le contraire de ce que je défends et de ce que je développe. Pour moi, et pas un seul de mes écrits ne s’est écarté de cette démarche, le spatial est comme l’économique, le sociologique, le politique ou l’historique, un mode d’existence spécifique de la vie sociale, à la fois partout présent et non exclusif des autres.
C, L & V, inversement, tendent à faire de l’économique une essence à part, incomparable à toutes les autres composantes du social. Ils nous disent que, pour eux, les rapports sociaux doivent être compris à travers la distribution des positions sociales en fonction des revenus et que c’est la seule chose qui compte vraiment. Ainsi ils opposent hiérarchiquement (§2) la « différence culturelle » qui ne ferait que masquer l’essentiel, selon eux, et les convergences « économiques ». Tout en mettant en scène de manière convaincante l’autonomie des habitants, C, L & V referment la parenthèse et nous annoncent que cette autonomie, qui a tout de même produit des modes de vie qu’ils s’emploient à analyser dans leur spécificité, ne pèserait pas. Une attitude post-structuraliste conséquente suppose au contraire de de prendre en compte la capacité des acteurs à intégrer leurs limitations économiques dans leur tableau de bord stratégique et à construire, sous contrainte, une stratégie aussi autonome que possible. Ressources et obstacles ne sont donc pas isolables les unes des autres mais à penser ensemble.
Ainsi, un ouvrier périurbain diffère d’un ouvrier de banlieue et d’un ouvrier du centre-ville, non par les différences de revenus mais par d’autres éléments, dont l’essentiel porte sur l’orientation de son rapport à la société et des choix d’habiter ainsi que des choix politiques qui en découlent. Il en est de même pour un professeur, un employé ou un chef d’entreprise. Il faudrait tenir compte de tous les aspects spatiaux et non spatiaux, par exemple aussi des agencements temporels des itinéraires biographiques et générationnels (plutôt qu’une opposition trop statique entre nouveaux arrivants et « autochtones ») qui donnent sens à ces stratégies géographiques. Et l’on construirait alors, en prenant au sérieux les compétences cognitives des individus, un dispositif explicatif qui rende compte de la relation non triviale que l’acteur entretient avec l’environnement spatial. Celui-ci n’est ni seulement un milieu contraignant, ni seulement une prise ou une ressource, ni seulement l’enjeu de son action organisée. Il est tout cela à la fois avec, toujours, une part de choix : contrairement à ce qui se dit parfois et que C, L & V, heureusement, ne reprennent pas à leur compte, personne n’a été déporté dans le périurbain. Au bout du compte, la proposition : les périurbains produisent le périurbain est encore plus vraie que son inverse. Il faut donc bien se rendre à l’évidence : les choix spatiaux sont des choix sociaux qui, dans le contexte historique d’aujourd’hui font sens et font écho à d’autres choix, spatiaux ou non spatiaux.
Faut-il renoncer aux vérités dérangeantes ?
En résumé, C, L & V sont contrariés par le fait que les données massives portant sur les rapports sociaux, le système productif ou les attitudes politiques montrent toutes que les gradients d’urbanité comptent et comptent beaucoup. Ils cherchent alors à prouver, par des entretiens illustrant la diversité des situations dans chaque lieu de l’urbain, que ces gradients n’existent pas. C’est peine perdue puisque les faits sont là : ce qu’il faudrait, c’est les expliquer et non refuser de les voir. L’affirmation selon laquelle il faudrait aborder le périurbain « avec moins d’a priori » (§20) ne s’applique justement pas à ma démarche : je l’ai dit plus haut, c’est seulement après avoir constaté une convergence durable des données de masse que j’ai d’abord identifié le phénomène sociétal périurbain puis essayé de le comprendre en l’interprétant. Je peux me tromper sur cette interprétation, mais, même si c’était le cas, cela ne mettrait nullement en cause le constat que les configurations spatiales intra-urbaines sont des marqueurs majeurs pour une large série de variables économiques, sociologiques et politiques. En revanche, C, L & V devraient s’appliquer à eux-mêmes ce principe plus rigoureusement. J’espère qu’ils ne croient pas sérieusement que quelques dizaines d’entretiens invalident les informations exhaustives dont nous disposons. Tout au plus permettent-ils de préciser le niveau de variabilité individuelle et la complexité des arbitrages stratégiques auxquels procèdent. Sinon, s’il suffisait de trouver quelques personnes qui s’écartent des types les plus représentés (en supposant que ce soit le message à retenir des entretiens cités, ce qui n’est pas sûr) pour réfuter la portée de données systématiques, ce serait la fin de toute démarche scientifique acceptant la tension entre empirie et théorie comme un cadre fondateur.
La difficulté fondamentale que je rencontre avec le texte de C, L & V, c’est qu’il semble procéder à l’envers du simple bon sens : il cherche à montrer que, si on raffine les interprétations, on remet en cause l’existence même de la réalité à interpréter. Cela pourrait faire sens si le travail critique aboutissait à remettre en cause les instruments de mesure, mais ce n’est pas le cas ici.
De fait, à différents moments, C, L & V reconnaissent, en gros, la valeur de ce constat empirique, par exemple : « Oui, il est plus fréquent, dans les centres d’être confronté à la diversité en bas de chez soi que dans une commune périurbaine », « [...] même si les pratiques ainsi que les discours sont liés aux territoires de résidence », admettent-ils, (§22), or je ne dis pas autre chose. Cela crée une inévitable aporie dans leur démonstration. Pour tenter de délégitimer mes propositions, il leur donc faut appeler en renfort des jugements de valeur. La conclusion du texte est emplie de termes qui suggèrent que j’insulterais les habitants du périurbain. Et j’en serais coupable du seul fait de classer les différences urbaines selon des gradients. Utiliser une relation d’ordre (repérer des points sur une droite orientée), ce serait hiérarchiser, donc stigmatiser ceux qui sont les moins bien placés sur l’axe.
À cet égard, le mot « dégradé » est ambivalent. Il a une signification picturale ou graphique : parler de dégradés de couleurs ne signifie pas qu’une des couleurs est meilleure que les autres. Il a aussi un sens proche d’« abîmé ». Dans le titre de leur texte, C, L & V retiennent clairement la seconde acception. Si j’interprète bien la critique qui m’est faite, c’est le fait d’attribuer à l’espace un pouvoir de différenciation fort qui serait attentatoire à la dignité des périurbains. D’abord, répétons-le, ce n’est pas une déduction ni un postulat, c’est un constat empirique initial. Ensuite, faudrait-il, dans le même esprit, incriminer toute mesure qui indique qu’il y a des riches et des pauvres, des diplômés et des analphabètes car ce serait contribuer à hiérarchiser les citoyens et les opposer les uns aux autres ? À moins que cette objection ne vaille que lorsqu’il s’agit d’espace, qu’il serait malséant d’utiliser comme instrument de compréhension du social ?
On trouve sans doute le point le plus faible des critiques qui me sont adressées dans le dernier paragraphe du texte de C, L & V, qui soupçonnent mes idées d’être non seulement fausses (« impropres à la compréhension des mécanismes... »), mais également politiquement périlleuses (« alimentent », « légitiment », « confortent »...) au point d’encourager un « ostracisme » des habitants du périurbain, ostracisme qui contribuerait à renforcer les votes extrêmes. C’est certes me faire beaucoup d’honneur que de m’attribuer un tel pouvoir de prédiction autoréalisante (self-fullfilling prophecy). Les auteurs disent la même chose de Christophe Guilluy (§2) : « En se focalisant sur la différence culturelle, ne favorise-t-on pas la division entre catégories sociales qui, sur le plan économique, ont des intérêts convergents ? ». Cette mise en cause du travail scientifique par ses effets potentiellement dangereux sur la vie politique apparaît cependant préoccupante, malgré le ton modéré de C, L & V. Le contrat éthique que les chercheurs signent implicitement avec la société suppose au contraire que le caractère dérangeant voire subversif de la démarche de connaissance ne soit jamais entravé par des considérations extérieures, notamment politiques. Ce qui est vrai en général l’est encore plus aujourd’hui lorsque les chercheurs travaillent sous le regard de citoyens de plus en plus cultivés et réflexifs. C’est à mon avis une grave erreur, qui se paie au bout du compte au prix fort, de croire que c’est en gommant les tâtonnements de la recherche ou ses énoncés les plus disruptifs qu’on ferait œuvre utile.
Dans le cas qui nous occupe, quel est l’enjeu du point de vue des citoyens et du politique ? C, L & V souhaitent hiérarchiser les rapports possibles à la nature en proclamant que seule la privatisation du végétal par le jardin est la bonne manière de faire. C’est leur droit. Cette vision typiquement périurbaine combine très spécifiquement une nostalgie du rural et une conception unilatérale de l’habiter au sens où Peter Sloterdijk (2006) le définit comme le contraire de ce qu’il appelle la « densité », c’est-à-dire un système d’actions puissamment interactif. Or on peut difficilement prétendre que c’est là la seule relation positive à la nature existant chez nos contemporains : C, L & V négligent, sans dire pourquoi, les parcs urbains (y compris ceux où on peut installer des barbecues), les réserves naturelles ou les paysages sauvages, toutes réalités qui ne semblent pas entrer dans l’idée qu’ils se font d’une relation légitime aux mondes bio-physiques. C’est leur droit, mais ont-ils raison de présenter cette option comme la seule pratiquée et seule pensable ?
C, L & V considèrent, contre toutes les évidences empiriques, que l’urbanité doit être considérée comme uniformément répartie sur l’ensemble des espaces urbains. C’est leur droit, mais ont-ils raison de rejeter, au nom de contre-enquêtes bien fragiles, les questions inévitablement soulevées par le faisceau de présomptions massives et vérifiables qui pointe l’urbanité comme un critère de différenciation majeure des espaces et des spatialités d’aujourd’hui ?
C, L & V estiment qu’il faut considérer que le faire-société tel qu’il se déploie dans le périurbain ne pose pas de problème, ni au développement économique socio-économique, ni à l’environnement naturel, ni à la construction du politique. C’est leur droit, et ils ont même le droit de refuser les politiques qui privilégient les bien publics spatiaux (espace public, mobilité publique, patrimoine naturel et culturel, gouvernance métropolitaine...) puisque cela risquerait de perturber les tendances, spontanées ou non, à l’étalement urbain qu’ils regardent tout compte avec une neutralité plutôt bienveillante. Ont-ils raison pour autant de prétendre que nos concitoyens ne devraient pas s’inquiéter de la rencontre, fortement documentée, entre un type de configuration géographique et la montée en puissance d’une défiance généralisée, d’un repli sur soi agressif et du refus de toutes les altérités qui mettent en danger l’invention d’un modèle, contemporain, de développement de la société française ?
La prise de conscience que nos choix d’habiter, par lesquels nous manifestons notre autonomie d’acteurs, sont aussi des choix qui influent sur la société dans son ensemble et sur la manière de faire société me paraît absolument décisive. Sur ce point plus encore que sur les autres, je confirme mon point de vue. Montrer la relation complexe entre acteur et environnement dans une société d’individus, donner à voir, calmement, sans condescendance mais sans complaisance, à chaque habitant les effets, y compris les plus lointains, de ses actions, cela participe d’un principe qui vaut pour tous les acteurs, qu’ils soient citoyens ou chercheurs : à chaque avancée de notre liberté — celle d’habiter comme celle de connaître — correspond une exigence de responsabilité renforcée.