Recensé : Olivier Le Cour Grandmaison, La République impériale : politique et racisme d’État, Paris, Fayard, 2009, 401 p., 24€.
Quel que soit le mépris que lui-même aurait pour une telle remarque, dans laquelle il verrait la réaction d’un chien de garde du cloisonnement entre les disciplines, il importe de remarquer qu’Olivier Le Cour Grandmaison travaille au point de rencontre entre la philosophie politique et l’histoire des idées [1]. Son premier livre [2], qui portait sur les conceptions de la citoyenneté et leurs limites pendant la Révolution française, fut caractérisé par Peter Sahlins comme « une histoire intellectuelle des perceptions dominantes » [3]. Depuis, Le Cour Grandmaison est revenu à plusieurs reprises sur les questions de la marginalisation sociale, du racisme, de l’autojustification des groupes dominants, en particulier de ceux de l’État français et de ses élites. En témoignent, depuis le milieu des années 1990, l’écriture d’ouvrages consacrés au massacre de manifestants français et algériens à Paris en octobre 1961 et à la généalogie politique des camps d’internement, ainsi que son travail sur les sciences humaines et la relation entre politique et philosophie [4]. Son histoire de la violence coloniale publiée en 2005, Coloniser, Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial [5], a provoqué des controverses à une époque où la politique française était agitée par de violents affrontements dans les banlieues, et où le pays était divisé par un projet de loi qui devait assurer la transmission d’une version pédagogique plus « positive » du passé colonial. Emmanuelle Saada, dans un article consacré à ce livre, remarqua son ambition et sa parenté avec les travaux d’Hannah Arendt sur l’impérialisme, mais reprocha à Le Cour Grandmaison ce qu’elle appelait sa méthode antihistorique, son mépris de la chronologie et de la complexité sociopolitique, et, corollaire de cette méthode, une certaine tendance à homogénéiser son analyse pour accroître la portée et la violence de ses propos polémiques [6].
Le mythe de l’empire bienveillant
Dans cette nouvelle charge, Le Cour Grandmaison s’efforce une fois encore de mettre à nu l’essence impériale et brutale de la IIIe et de la IVe Républiques, en prenant pour cible le mythe d’un système colonial français bienveillant. Dans un tour d’horizon péremptoire, qui donne parfois le vertige, il atteint son objectif, d’une certaine façon, mais au détriment de la nuance et de la valeur analytique. Les sources de Le Cour Grandmaison sont presque exclusivement les livres, les articles, les pamphlets, les discours et les manifestes de « nombreux contemporains, hommes politiques venus d’horizons partisans très divers et/ou universitaires de renom appartenant à des disciplines variées, convaincus que la métropole et la population française ne pouvaient vivre et se développer de façon harmonieuse sans empire » (p. 278). Si quelques grandes figures inévitables comme Albert Sarraut, Joseph Chailley-Bert et Paul Leroy-Beaulieu occupent une place prépondérante dans son livre, l’auteur a aussi exploré la littérature colonialiste produite au cours d’une période allant des années 1870 au années 1950. L’essentiel de l’ouvrage est consacré à l’exposition et à la démolition des arguments et des présupposés de ce discours prétendument unifié.
Le cadre théorique appliqué à tous ces matériaux est emprunté à divers penseurs, parmi lesquels Spinoza, Pierre Bourdieu, Carl Schmitt et Reinhart Koselleck, mais Michel Foucault est ici l’influence majeure [7]. Le Cour Grandmaison, par exemple, fait une large place au célèbre concept de « régime de vérité » (p. 251), en l’occurrence celui qui fut construit par le discours colonialiste de la IIIe République. Avec cet outillage conceptuel, Le Cour Grandmaison parcourt rapidement les dizaines d’années pendant lesquelles ce « régime » exerça sa suprématie, son analyse ne s’embarrassant jamais d’un souci particulier de la chronologie, ou d’une étude précise de la paternité intellectuelle et des divisions politiques. Comme le dit Le Cour Grandmaison, à propos de la persistance des thèmes qu’il considère comme les éléments constitutifs de son « régime » politico-intellectuel : « Une telle permanence ne peut s’expliquer par le concept trop souvent paresseux d’influence, mais bien plutôt par l’existence, pour une période donnée, d’une sorte de configuration intellectuelle et politique à l’intérieur de laquelle les hommes, face à des difficultés voisines, réagissent en mobilisant les catégories de leur temps et des solutions proches » (p. 277).
Quels étaient donc les éléments constitutifs de cette « configuration politico-intellectuelle » ou de ce « régime de vérité » ? Le Cour Grandmaison explique que la IIIe République, dès ses origines, et en particulier de 1900 à la Seconde Guerre mondiale, doit être comprise comme une république impériale. Dans ce système, un appareil intellectuel puissant, prestigieux et pluridisciplinaire appuyait un solide consensus politique transcendant les frontières entre les partis sur les bienfaits de l’expansion coloniale, de l’exploitation et de la domination inégale – consensus politique dont il tirait en même temps sa force. Dans quatre chapitres-fleuves, l’auteur cherche alors à décrire « les conceptions, les représentations, les livres, les ouvrages, les discours et les pratiques des contemporains de la construction impériale » (p. 32) [8].
Le premier chapitre montre comment le traumatisme de 1870 encouragea les défenseurs français de la colonisation, ce qui aboutit, au cours des années suivantes, à l’apparition d’une série d’institutions étatiques et paraétatiques et d’établissements d’enseignement destinés à sceller l’impérialisation de la France et de son système républicain, renforçant ainsi la victoire intellectuelle et politique d’un « national-patriotisme » raciste, hiérarchique, sur un « patriotisme universel » égalitaire. À la manière de Virginia Woolf, Le Cour Grandmaison fait de 1910 une date-charnière : c’est à partir de là que la majorité de l’opinion française – en particulier Jean Jaurès et Georges Clemenceau – accepta la vertu et l’importance du pouvoir impérial sur les peuples « inférieurs ». Par la suite, la Première Guerre mondiale renforça ce qui était perçu comme l’importance du pouvoir colonial et des ressources qui l’accompagnaient pour la survie économique et militaire de la métropole.
Assimilationnisme vs associationnisme
Le Cour Grandmaison fait alors marche arrière pour montrer comment, vers le tournant du siècle, les défenseurs du pouvoir impérial « associationniste » – selon lesquels les maîtres des colonies devaient coopter et employer pour gouverner les élites locales en préservant la culture locale pour assurer une meilleure stabilité et mieux atteindre leurs objectifs économiques – attaquèrent les doctrines « assimilationnistes ». Ils le firent principalement en présentant ces dernières comme anachroniques, comme les expressions de gauche d’un universalisme naïf visant à élever tous les peuples placés sous l’autorité de la France au même niveau que les citoyens de la métropole. Les associationnistes considéraient ces « objectifs » assimilationnistes – qu’ils exagéraient dans un souci polémique et qui n’avaient jamais connu un semblant quelconque de réalisation dans la période de leur hégémonie intellectuelle supposée – comme indéfendables face aux « réalités » scientifiques d’un monde hiérarchisé. Le Cour Grandmaison envisage alors la manière dont ces conceptions s’introduisirent dans la vie de la métropole à travers l’analyse du traitement réservé aux immigrés nord-africains, qui furent victimes de ségrégation et pathologisés à l’origine sur la base de leur race [9], puis à travers des discours savants et des attaques politiques contre la « nature » et la « culture » prétendument inassimilables de l’islam. Finalement, à la fin du chapitre II, dans une brève tentative d’évaluation des pratiques sociales, Le Cour Grandmaison analyse la violence quotidienne de la vie coloniale, en étudiant, sous l’égide de Frantz Fanon et d’Aimé Césaire, le langage, les vêtements et les attitudes discriminatoires qui contribuèrent à maintenir le pouvoir politique en place de l’Afrique de l’Ouest à l’Indochine.
Le Cour Grandmaison revient ensuite aux principaux éléments du régime de vérité colonial. Il étudie, de façon très détaillée, les doctrines qui ont appuyé l’impérialisation de la France, en particulier la prolifération des idées pseudo-scientifiques et pseudo-darwiniennes parmi les auteurs et les hommes politiques des colonies. Ces idées servirent à justifier la conquête violente comme forme de progrès global, et facilitèrent une nouvelle fois la disqualification des idéaux universalistes égalitaires, jugés un peu bêtes et empreints de naïveté. Ces influences, selon Le Cour Grandmaison, facilitèrent aussi le mariage politico-intellectuel du darwinisme social dans la métropole avec le « darwinisme impérial » dans les colonies. Parmi les fruits de cette alliance, on note une théorie transdisciplinaire qui défendait l’expropriation des terres indigènes au bénéfice des colons européens. Ces derniers, dans la métropole, étaient considérés comme une menace, mais une fois qu’ils étaient dans les colonies et qu’ils se soumettaient à l’influence morale d’épouses blanches et à la surveillance de l’État, ils pouvaient, théoriquement, devenir d’énergiques agents du progrès.
Le dernier chapitre développe un grand nombre des thèmes déjà abordés, en analysant, d’une manière assez désordonnée, les craintes métropolitaines du « déclin blanc », tout en étudiant le discours sur le bagne de 1870 à la Seconde Guerre mondiale. Pour conclure, Le Cour Grandmaison esquisse une comparaison entre la revendication d’un « espace vital impérial » par les colonialistes européens et le Lebensraum nazi en Europe orientale, et conclut que, malgré l’influence des différents modèles coloniaux sur les projets d’expansion nazis, un écart qualitatif séparait les massacres et les prisons à caractère essentiellement répressif de Cayenne et de Sétif du projet exterminateur qui présida à Babi Yar et à Auschwitz. Cet épilogue est présenté comme le corollaire nécessaire de la définition de l’« espace vital impérial » des colonialistes, et aussi comme une attaque contre les « interprétations partielles » (p. 282) qui attribuent à Hitler une originalité idéologique exagérée, mais ces justifications ne suffisent pas à expliquer un détour hâtif qui apporte peu d’éléments neufs à un débat déjà bien connu [10].
Ceci étant, le livre a néanmoins de nombreuses qualités. La première, c’est que Le Cour Grandmaison, visiblement décidé à s’élever contre les inégalités, les hypocrisies et les discriminations de la France contemporaine, manque rarement une occasion de faire des rapprochements entre le passé et le présent. Il cherche, particulièrement dans une conclusion ciblée, à démolir les mythes de la bienveillance coloniale et de ses glorieuses réussites qui ont récemment servi d’appât électoral au moment de la campagne du candidat Sarkozy. Ce style indigné, polémique, témoigne d’une volonté novatrice qui tranche avec l’attitude d’historiens plus circonspects : l’auteur multiplie les parallèles entre le passé et le présent. Ainsi, par exemple, dans son analyse de la loi sur l’immigration entre les deux guerres, et de la diabolisation des immigrés nord-africains dans la métropole, Le Cour Grandmaison prononce une condamnation laconique : « Mêmes causes, mêmes effets et mêmes drames qu’aujourd’hui, déjà à l’époque » (p. 147) [11].
Deuxièmement, la méthode de Le Cour Grandmaison suit à juste titre ceux qui, comme Frederick Cooper, Gary Wilder et Todd Shepard ont insisté sur l’impossibilité de séparer l’histoire de la métropole de celle de la colonie [12]. Comme David Bell l’a remarqué récemment, alors qu’« environ la moitié des thèses consacrées à l’histoire de la France dans les universités nord-américaines se concentrent sur l’empire », les questions coloniales continuent à être marginalisées dans les nouveaux traitements de l’histoire de France, même dans ceux qui sont dus à de grands spécialistes [13]. Troisièmement, Le Cour Grandmaison signale à de nombreuses reprises, et fort justement, la nature internationale et inter-impériale du pouvoir colonial européen et l’importance des connaissances, des suppositions et des ambitions partagées qui le caractérisèrent [14]. Par exemple, il mène une réflexion utile sur la façon dont les réputations respectives des empires britannique et hollandais furent mobilisées dans le discours colonial français. Quatrièmement, la largeur de la perspective adoptée par l’auteur lui permet d’aborder des questions souvent négligées dans les analyses plus précises de l’empire républicain, par exemple celle de la ségrégation dans les églises des colonies françaises (p. 199).
Une image monochrome du passé colonial
Mais ces vertus n’éliminent pas des problèmes considérables. Le Cour Grandmaison exagère l’originalité de ses découvertes de sources jusque-là « ignorées » (p. 176, p. 215). L’importance des idéologies pseudo-scientifiques, de la discrimination juridique et des questions liées au genre dans la constitution du pouvoir colonial français, par exemple, a fait l’objet de nombreuses études [15], comme en témoignent, en partie, les notes de bas de pages de Le Cour Grandmaison lui-même. De plus, si l’auteur affirme la nécessité d’une approche « dédisciplinarisée » pour étudier un « régime de vérité » colonialiste s’appuyant sur différents champs de recherche et dénonce les œillères imposées aux chercheurs contemporains par la spécialisation disciplinaire et une perspective métropolitaine étroite, il faut bien dire que son propre travail est, à bien de égards, une histoire intellectuelle traditionnelle de la pensée colonialiste, même si c’est une histoire faite dans un esprit polémique et avec un sens de l’exégèse exceptionnellement développé. En conséquence, nous sommes loin apprendre tout ce que nous voudrions savoir de la réception et de l’adaptation des textes étudiés. De plus, au-delà des biographies sommaires des auteurs fournies dans les notes, nous restons ignorants du contexte social, économique et politique général [16]. L’auteur mentionne les protestations élevées par quelques anticolonialistes, au Parlement, dans la presse, dans le cadre universitaire et même, comme sujets, dans les colonies, mais, en dépit de quelques efforts pour nuancer son propos, Le Cour Grandmaison conclut néanmoins que les IIIe et IVe Républiques « impérialisées » furent dominées de bout en bout par un axe politico-intellectuel invariable et monolithique, favorable à l’expansion coloniale, à la hiérarchie entre les races et à l’exploitation brutale.
Pour que le « régime de vérité » ainsi exhibé par Le Cour Grandmaison puisse sembler avoir persisté tout au long de la période examinée, son caractère est nécessairement défini dans des termes tellement généraux que toute évaluation devient à la fois indiscutable et analytiquement inopérante. De plus, malgré des mises en garde de pure forme contre un tel raccourci (p. 92), la technique exégétique de Le Cour Grandmaison et son choix de sources invitent le lecteur à conclure que la doctrine colonialiste fut concoctée à Paris, immédiatement consacrée sous forme de lois au Parlement, ou en devenant l’idéologie partagée d’une élite dans des conférences et des maisons d’édition prestigieuses (p. 22, p. 52), avant de se traduire directement dans la réalité de l’empire. Les expériences vécues des colonisés, les relations de pouvoir spécifiques qui caractérisèrent différentes situations coloniales [17] et les différents modes de production du savoir colonial [18] sont ainsi sensiblement marginalisés. Une plus grande attention aux questions économiques et agricoles, par exemple, aurait révélé la présence têtue d’idées complexes, changeantes et conflictuelles sur le rôle de l’État, du marché, et du privilège accordé à l’Algérie et à la métropole dans l’économie de l’empire [19]. Ces problèmes sont accentués par le style du livre, la démolition systématique et spectaculaire des idées colonialistes, les questions rhétoriques grandiloquentes et les redéploiements sarcastiques des slogans sarkozystes ne pouvant dissimuler longtemps un manque d’organisation générale et la regrettable timidité de l’éditeur chargé de relire le texte. Ce dernier point est particulièrement évident à la fin du livre, où le long détour par l’idéologie nazie et la « thanatopolitique » apparaît comme une adjonction sans véritable explication.
Pour conclure, Le Cour Grandmaison déplore à juste titre le mépris des défenseurs contemporains de la « légende dorée » coloniale, édifiante et politiquement utile, pour la production rigoureuse de « connaissances aussi précises que possible sur l’histoire impériale » et pour ceux qui « s’élèvent contre cet asservissement de Clio à des fins partisanes » (p. 373-374). Malheureusement, dans sa volonté de retoucher la fresque brillante produite par ces méchants, Le Cour Grandmaison a lui-même produit une image monochrome du passé colonial.
Texte traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard.