Comment lire le social dans les corps des individus ? Deux ouvrages sur la défiguration permettent de poser la question, mais aussi d’en montrer les limites. Partie du corps dont les significations prolifèrent, il n’est pas évident de déconstruire l’exceptionnalité du visage et son ancrage dans les rapports corporels et sociaux.
À propos de :
– Alexandre Dubuis, Grands brûlés de la face. Épreuves et luttes pour la reconnaissance, Lausanne, Éditions Antipodes, 2014, 348 p.
– François Delaporte, Emmanuel Fournier et Bernard Devauchelle (dir.), La fabrique du visage. De la physiognomonie antique à la première greffe. Avec un inédit de Duchenne de Boulogne, Éditions Brepols, Turnhout (Belgique), 2010, 350 p.
Deux ouvrages consacrés à la défiguration, publiés à quatre ans de distance, montrent l’importance de la face dans les sciences sociales. « Que fait la défiguration à l’interaction ? » se demande Alexandre Dubuis dans son livre consacré aux grands brûlés. Que se produit-il quand on perd son visage, s’interrogent notamment François Delaporte, Emmanuel Fournier et Bernard Devauchelle dans un livre collectif consacré à la fabrique du visage. Le lecteur peut ainsi examiner les avantages mais aussi les limites d’un parti pris que nous persistons pourtant à considérer comme généralement heuristique : celui qui consiste à faire de la dimension physique des agents sociaux un instrument de lecture du monde social.
Des muscles du visage aux significations sociales de la face
Pour y répondre, les deux ouvrages procèdent de façons très différentes. Celui d’Alexandre Dubuis est une monographie, centrée sur une enquête menée en Suisse, par l’auteur, à l’aide d’une question précise et d’un protocole clair, auprès de 18 grands brûlés de la face, 9 femmes et 9 hommes, de tous âges et de toutes professions, plus d’un an après leur défiguration. C’est la première enquête consacrée à cet objet spécifique parmi les travaux de sociologie de la santé déjà existants sur le handicap. L’autre ouvrage est le fruit au contraire d’un travail collectif, quelque peu écartelé entre ses auteurs (un spécialiste de l’histoire des sciences, un philosophe et un médecin spécialiste de la chirurgie maxillo-faciale), entre deux évènements séparés d’un siècle et demi (la publication d’un texte de Duchenne de Boulogne en 1856 sur la stimulation électrique des muscles du visage et la première greffe du visage par Bernard Devauchelle en 2005) et entre deux registres : l’un très technique – celui du médecin ou de l’historien des sciences ou de leurs associés (Sylvie Testelin, Sophie Cremades) – et l’autre plus accessible, mais éclaté dans 16 textes s’intéressant à des sujets aussi différents que la physiognomonie dans l’antiquité grecque (Simon Byl), le corps populaire au XVIIIe siècle (A. Farge), les expressions du visage du bébé à la naissance (Pierre Rousseau), les biotypologies (François Dagognet), les Gueules cassées (Sophie Delaporte, Stéphane Ragot), ou les corps sans visage dans l’art (Julie Mazaleigue). C’est que ce travail est avant tout le produit d’une rencontre (cinq de ces auteurs sur onze sont originaires de l’université ou de l’hôpital d’Amiens), de deux colloques successifs, (L’Énigme du visage et L’Impensable et l’impensé) et d’une coïncidence : la redécouverte du texte de Duchenne de Boulogne dans les archives et la première greffe totale de la face.
Ces deux évènements n’en cristallisent pas moins l’un et l’autre une rupture. Le premier, parce qu’avec l’innovation de Duchenne de Boulogne est condamnée la représentation ancienne du visage – monopole jusque-là de la physiognomonie – comme une sorte de nappe musculaire qui se restreint ou s’épanouit mais pour exprimer l’âme tout entière. Pour aller plus loin dans la décomposition de cette image, il aurait fallu un scalpel apte à ouvrir chaque muscle… mais il aurait comporté le risque d’en tuer la capacité expressive et la connaissance même. En activant un par un chaque muscle de la face avec la pile Volta, Duchenne de Boulogne invente un scalpel qui décompose sans détruire, et identifie précisément dans chaque muscle, en l’activant, des fonctions expressives bien séparées : comme le « rire faux » (produit des zygomatiques) et le « rire vrai » (permis par d’autres muscles). Il démontrait par là l’autonomie de ces expressions (même si notre perception a tendance à les unifier) et la richesse expressive du visage (François Delaporte). Quant à la greffe du visage, elle venait bousculer nos croyances en relevant le défi consistant à rétablir non seulement les fonctions mécaniques mais aussi les fonctions expressives du visage (Bernard Devauchelle).
Les deux ouvrages permettent ainsi de confirmer une importance, dans nos sociétés, du visage que Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche avaient déjà soulignée [1]. En témoignent ici de nombreux indices nouveaux. C’est, dans l’ouvrage d’Alexandre Dubuis, la puissance des réactions engendrées par la confrontation à un grand brûlé de la face : impossibilité à la fois de le regarder comme d’en détourner le regard, tendance à briser les règles normales de l’interaction (pour comprendre et conjurer cette anormalité, on rompt spontanément la distance entre inconnus en l’interrogeant sur sa vie privée), propension irrésistible et violente à l’identification (« moi je ne pourrais pas le supporter si cela m’arrivait »). C’est aussi l’incroyable énergie des luttes que les blessés de la face doivent engager, entre haine de soi et surveillance de l’autre, pour s’adapter en anticipant sans cesse le point de vue des normaux (passionnante partie du livre sur le « corps vécu »), et pour survivre psychiquement, à la faveur d’une « lutte contre » (contre la stigmatisation, contre l’isolement) et d’une lutte pour » (pour faire reconnaître leur souffrance spécifique). Dans l’ouvrage de François Delaporte et al., l’indice majeur de l’importance et de l’intangibilité du visage dans nos sociétés réside sans doute dans l’hostilité déployée dans la presse en 2005 à l’égard de la greffe, du greffeur, voire de la receveuse (Bernard Taithe), et du malaise exprimé par certains handicapés (ceux issus du mouvement des Disabled Studies, militant souvent pour l’acceptation des différences), par le corps médical lui-même et enfin par les milieux bioéthiques qui y ont vu une atteinte spécifique à l’identité des personnes ; en témoigne d’ailleurs, dès 2004, l’avis négatif rendu à l’égard de la greffe totale de visage tant par le Comité national d’éthique français que par le Royal College of Surgeons anglais.
Mais l’écueil majeur des deux ouvrages est l’importance accordée au visage par les auteurs eux-mêmes. « Inhumaine était la défiguration de la patiente mordue par son chien, transformée, l’espace d’un instant, en sujet monstrueux, cachant le trou béant de son visage derrière un masque qui attirait davantage le regard qu’il ne le détournait. Bête curieuse, dit le vocabulaire, qui donne à voir et suscite la curiosité (…) Mais à l’opposé, humaine, magnifiquement humaine cette revitalisation du transplant quand, les champs levés, il reprend couleur, volume, consistance et vie (…). Humanité restaurée quand le receveuse se regardant dans le miroir dit : ‘Je me ressemble’. Apparence retrouvée, corps reconnu au fil de la restauration de le sensibilité, nouveau visage capable d’inscrire dans ses traits l’émotion, le monstre a laissé place à une figure humaine » (Devauchelle, p. 265-266) : l’enthousiasme du médecin pionnier de ce type de greffe ne pouvait évidemment guère l’inciter à la distance face aux réactions habituelles sur cet objet. Mais la survalorisation de la face – ou de son absence – comme déterminante en tant que telle, sa réification, et sa construction comme surdéterminante est un problème récurrent ici. Dans l’ouvrage d’Alexandre Dubuis où la comparaison de cette atteinte corporelle avec d’autres n’est pas vraiment faite, tant son exceptionnalité paraît évidente. Or il est bien d’autres atteintes corporelles dont il semble difficile de détourner le regard – Jamel Debbouze le sait par exemple dans sa stratégie de dissimulation de son bras diminué. De multiples phénomènes viennent d’ailleurs interdire toute causalité directe entre l’atteinte à la face et les comportements. Or ils sont peu interrogés dans l’ouvrage alors que les indices en sont nombreux. L’appartenance de genre (voire de classe) des protagonistes (les femmes brûlées ne se montrent apparemment pas plus « atteintes » par la défiguration mais les spectatrices, si : elles sont plus violentes dans leurs réactions), les connotations de la blessure (co-responsabilité ou non de la victime dans l’accident, voire caractère suicidaire de celle-ci), enfin l’importance des ressources alternatives (humour et esprit) dans la gestion du stigmate : autant d’éléments qui s’avèrent changer fortement la réception de la défiguration. Loin de l’analyse d’un Goffman, attentif au contexte régnant autour du stigmate, qu’il soit ou non physique, celui-ci tend ici à être un peu à être limité à son caractère physique, à être réifié.
La même chose se produit dans certains textes de l’autre ouvrage. Exemplaire à cet égard : « Si la greffe du visage a fait couler tant d’encre, c’est qu’elle est, d’un point de vue anthropologique et au delà de toute considération technique et médicale, irréductible à toute autre transplantation. (…) La destruction du visage signe la désertion de l’individu, atteint au cœur son identité et de sa relation aux autres » trouve-t-on dans un texte par ailleurs passionnant (Julie Mazaleigue, p. 327) où il est montré avec virtuosité que la charge érotique d’un nu tend à s’accroitre quand son visage est dissimulé ou nié, que ce soit dans la peinture (Magritte), la photographie (nus masqués ou cagoulés), la sculpture (les « poupées » en forme de sexe d’Hans Bellmer) voire la littérature (Sade). Cette survalorisation du visage risque de secréter le faux sens car le lecteur ne peut s’empêcher de se demander si cet accroissement de charge érotique ne tient pas simplement au fait que rien (et notamment pas d’autres partie du corps : mains, bras, jambes) ne vient dans ces œuvres distraire le regard du sexe, devenu aussi central dans l’œuvre qu’il est caché dans le monde social – comme dans le tableau L’Origine du monde de Courbet. Le visage est par ailleurs trop souvent interprété ici avec évidence comme le lieu névralgique de l’identité (Alain Masquelet) avant qu’il soit montré que toutes les greffes ont successivement été interprétées en ces termes, critiquées au nom de la défense de l’identité, que c’est la nouveauté chaque fois de l’entame corporelle qui vient chatouiller l’inquiétude identitaire : « Mais n’est-on pas là en train de succomber à l’illusion récurrente qu’un greffon est un vecteur d’identité ? » (Emmanuel Fournier, p. 250). Pourtant dans ce même texte – sans doute par un effet de corpus (les contraintes en matière de photos d’identité) – l’importance du visage tend aussi à être surévaluée comme support d’identité par rapport à d’autres, comme les empreintes digitales ou l’empreinte ADN.
Quelle exceptionnalité du visage ?
Le lecteur se trouve alors incité à s’interroger à la place des auteurs sur l’origine ou les raisons de l’importance sociale accordée à la face physique, nos deux ouvrages ne permettant que d’esquisser une réponse à cette question. Deux choses importantes d’abord se trouvent confirmées ici. Mais elles n’expliquent en rien l’importance spécifique du visage. Il s’agit de l’importance des normes corporelles en général comme tyrannie de l’apparence, idée à laquelle Alexandre Dubuis prend soin d’accorder des pages très utiles, à l’aide de la naissante « sociologie du corps ». Par ailleurs, nous dit Mary Douglas, le corps est un lieu particulièrement riche d’inscription des significations sociales, plus riche qu’un linteau de porte, nous dit-elle [2] : sans doute parce c’est une surface « décomposable », dont les éléments peuvent amplifier, atténuer, et beaucoup complexifier la puissance expressive (en jouant, par exemple, de manière contradictoire ou pas, de la voix, du geste, et de l’expression). Rien cependant ne nous dit jusqu’ici avec évidence que le visage serait à cet égard particulièrement névralgique.
Il faut alors recourir à trois explications pour l’affirmer. 1) La première nous ramène au texte de Duchenne de Boulogne et justifie alors amplement sa présence ici : il s’agit évidemment de la multiplicité des muscles permettant l’expression sur cette surface-là. Un handicapé de la face risque donc d’être particulièrement entamé dans son accès à l’expression. L’un d’entre eux, fort pertinemment cité par Alain Masquelet (p. 236), déclare ainsi dans About Face, de Jonathan Cole : « Je peux lire les visages mais je ne peux délivrer de réponse en retour ». 2) La seconde explication tient à une particularité en effet du visage… par rapport au moignon, tout aussi troublant : il est plus difficilement ou entièrement dissimulable que la main de Jamel Debbouze. Il échappe d’avantage à la maîtrise – de ce seul point de vue – et se trouve davantage incontournable dans l’interaction. 3) Enfin – mais la chose n’est curieusement jamais évoquée ici – par rapport à d’autres segments de la surface corporelle, le visage a une étonnante particularité : il concentre la plupart de nos sens, voire les cinq : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, et même le toucher. Entamé, il risque donc d’handicaper grandement notre rapport au monde en général et à l’autre en particulier, ou de suggérer que c’est le cas. Voilà qui pourrait bien renforcer le sentiment de son caractère névralgique. Reste que nous demeurons ici dans le domaine des hypothèses explicatives, dont l’inventaire distancié méritait cependant d’être entamé, et gagnerait d’ailleurs d’être vérifié et poursuivi.
Au total, ce que ces deux ouvrages confirment aussi par leur facture, par leurs qualités et leurs défauts, c’est – et ce, quelles qu’en soient les raisons – l’importance du visage pour notre sens commun, fût-il armé de savoir, comme ici. Il apparaît comme un nouveau lieu où se cristallise l’effroi identitaire contemporain [3], où méditer sur le « nomadisme identitaire » actuel qui viendrait menacer « la conception d’un sujet basée sur l’unicité et la singularité » (Alain Masquelet, p. 233) ou au contraire (et parce qu’après tout on pourrait fort bien « imaginer une greffe qui toucherait d’encore plus près les questions d’identité »), un lieu permettant de méditer sur la malléabilité de l’expression chez l’homme et de son visage qui serait toujours à écrire (Emmanuel Fournier, p. 252 sq.). L’importance accordée au visage devient alors en soi intéressante. Le fait que celui-ci soit chargé de représentations fortes et de phantasmes puissants, bref qu’il soit un objet chargé de normativité « politique » [4] (au sens où il introduit l’inquiétude dans la cité) doit évidemment demeurer à l’horizon de l’analyse. Mais on apprend ici qu’il faut aussi s’en défendre, sous peine de réification et de mythologisation de son objet.
Dominique Memmi, « Les sciences sociales face au visage »,
La Vie des idées
, 31 août 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-sciences-sociales-face-au-visage
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[1] Jean-Jacques Courtine, Claudine Haroche, Histoire du visage : exprimer et taire ses émotions, XVIe-début XIXe siècle, Paris, Rivages, 1988.
[2] Mary Douglas, De la Souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Maspero 1971.
[3] D’où l’utilisation politique des Gueules Cassées : en juin 1919, cinq d’entre eux « avaient été choisis par Clemenceau parmi les derniers grands blessés soignés au Val de Grâce, et placés de manière à ce que toutes les délégations présentes – plus spécialement celle de l’Allemagne vaincue – passent devant ces hommes au visage atrocement mutilé par la guerre » (Sophie Delaporte, p. 307).
[4] Dominique Memmi, La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Paris, Seuil, 2014.