Recensé : Katherine Leonard Turner, How the Other Half Ate : A History of Working Class Meals at the Turn of the Century, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 2014, 201 p.
Au delà des effets de mode intellectuelle, l’effervescence des Food Studies est révélatrice de profondes inquiétudes en Amérique du Nord et en Europe [1]. Comme souvent en temps de crise, l’alimentation devient un objet de cristallisation des peurs sociales et le livre de Katherine Leonard Turner, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2008 à l’université du Delaware, est un bon témoignage de l’évolution qui a conduit la question alimentaire des milieux militants aux cercles universitaires en passant par une large diffusion dans la société [2]. Travailler sur « les repas de la classe laborieuse au tournant du siècle » permet à l’auteur de revenir sur un moment sensible de l’histoire des États-Unis, celui de l’industrialisation, de la fin de la Frontière et de la naissance d’une nation, mais surtout d’éclairer ce qu’elle considère comme un moment clé de basculement vers les excès du présent. Ce livre, écrit dans une langue simple et agréable, destiné à sortir des cercles académiques, ne cesse de prendre son lecteur à témoin, de manière parfois naïve, pour qu’il mesure les distances parcourues et les échos d’une période révolue. Katherine Turner entend faire la preuve que la question alimentaire n’est pas triviale et qu’elle est révélatrice, comme les anthropologues et les sociologues l’ont montré depuis longtemps, des structures et des contradictions d’une société (Claude Lévi-Strauss), des hiérarchies et des rapports de classe (Jack Goody) et, plus largement, des logiques sociales de distinction (Pierre Bourdieu), de domination et de résistance, de coopération et d’affrontement, ce qui mérite évidemment examen dans notre monde actuel [3].
Jeune américaine du début du XXIe siècle, elle constate avec angoisse qu’elle vit dans une société sans cuisine, que « le temps que les Américains de toutes catégories sociales passent à cuisiner n’a cessé de diminuer depuis le début du vingtième siècle » et qu’ils sont, à ses yeux, les otages d’une industrie agro-alimentaire dangereuse qui diffuse des produits « à la fois nuisibles à la santé et à l’environnement » et qui veut faire croire que la cuisine est une « corvée ennuyeuse » (p. 146). Elle observe qu’il existe des « propositions alternatives » portées par des hommes et des femmes vigilants qui appellent à manger autrement pour se protéger des maladies et de l’obésité et qui passent à l’acte en cultivant leur jardin, en achetant des produits bios aux marchés les plus proches, préférant les légumes à la viande, fabriquant leur pain et accommodant leurs sauces, ce qui reste néanmoins le privilège de catégories sociales sensibles à la question et disposant de temps et d’argent [4].
Histoire et food studies
L’émergence des food studies comme champ d’étude autonome est donc à mettre en relation avec l’inquiétude générale dont l’auteur est le porte-parole et d’une protestation contre les violences de la société technicienne qui s’exprime plus ou moins à bas bruit. Les sciences humaines se sont emparées du problème, mais de manière tardive pour ce qui concerne l’histoire. Dans le compte rendu qu’il consacre à l’important ouvrage de Donna Gabaccia, We Are What We Eat (1998), David G. Hogan fait remarquer que, pendant longtemps, alors même qu’il existe une sorte d’évidence de la centralité du fait alimentaire dans les sociétés, les historiens ont négligé la question, « même les spécialistes d’histoire sociale qui ont pourtant l’habitude de scruter avec soin une multitude d’autres aspects de la vie quotidienne » [5]. Il date comme beaucoup d’observateurs l’émergence d’une histoire scientifique de l’alimentation de la parution de l’ouvrage pionnier de Harvey Levenstein, Revolution at the Table (1988), qui partait du principe que, dans tous les pays, la modification des habitudes alimentaires est un bon indicateur des mutations économiques et sociales. Ce livre, qui reçut des critiques mitigées compte tenu de sa grande ambition — il entendait étudier le fait alimentaire dans toutes ses dimensions, économiques, sociales, politiques, culturelles —, s’intéressait au mécanisme d’industrialisation des pratiques alimentaires durant les quelques décennies de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (des années 1880 aux années 1930) qui lui semblaient décisives, la naissance d’une chaîne agro-alimentaire intégrée s’accompagnant de l’introduction de la chimie au nom de la diététique, d’un profond changement du rôle des femmes dans une société où émerge une classe moyenne nombreuse et où les structures ethniques et les fractures sociales pèsent encore sensiblement sur les pratiques alimentaires [6].
L’accélération des recherches peut être datée de la fin des années 1990. L’histoire de l’alimentation accède alors peu à peu au statut de champ d’étude respectable [7]. Dans Food : the Key Concepts (2008) Warren Belasco, qui s’est imposé comme l’un des principaux animateurs du champ, dirigeant longtemps la fédérative ASFS (Association for the study of food and society), développe l’idée d’un long mépris du monde académique, non pas pour le fait alimentaire en lui-même, mais pour sa dimension sociale et culturelle [8]. « La production alimentaire, écrit-il dans son introduction, a certainement suscité l’attention de disciplines telles que l’économie, la chimie, l’agronomie, les sciences de l’ingénieur, le marketing et le management. Les scientifiques ont depuis longtemps étudié les pathologies liées à la malnutrition, à la faim et à la falsification des produits. Mais, quand il a été question d’analyser les aspects concrets et intimes de ce que l’on mange, de savoir quand et pourquoi on le fait, les universitaires se sont montrés beaucoup plus réticents. Même aujourd’hui, avec l’intérêt croissant porté aux food studies, une analyse approfondie du rituel des repas de familles, des livres de cuisine ou de l’attraction pour l’alimentation rapide suscitera toujours de l’étonnement, voire du mépris ». Belasco analyse cette réticence comme le produit de la vieille distinction occidentale entre la noblesse de l’esprit et le dédain du corps, de la séparation bourgeoise (il utilise le terme « victorienne ») entre la sphère domestique, jugée féminine et renvoyant à la consommation, et la sphère publique, masculine et située du côté de la production, ou encore de la persistance de l’« utopie industrielle » du XIXe siècle, en particulier celle des progressistes de la fin du siècle qui pensaient que la technique allait permettre d’en finir avec la servitude des producteurs de l’alimentation (les paysans aux champs et les femmes à la cuisine). L’analyse de ces blocages est très largement à l’origine du fait que les food studies se préoccupent aujourd’hui surtout, au-delà des questions d’identités (géographiques, ethniques ou sociales), de la condition de la femme (la séparation des sphères étant au cœur des études de genre), et de l’impact du processus industriel sur les hommes, les sociétés et l’environnement.
Les food studies entrent ainsi facilement en résonance avec la social history, les gender studies, les environmental studies ou les consumer studies, plus anciennement installées dans le paysage académique et qui ont de leur côté progressivement pris en compte la question alimentaire, contribuant à la reconnaissance scientifique de l’objet [9]. Le lien avec l’histoire de l’environnement est, pour ne prendre qu’un seul exemple, de plus en plus net. La figure de William Cronon, historien de l’environnement à l’origine du tournant épistémologique qui a renouvelé la discipline dans les années 1990, est sans cesse évoqué par les historiens de l’alimentation [10]. Dans son ouvrage de référence, Nature’s Metropolis : Chicago and the Great West (1991), Cronon explique comment la création d’un marché de masse autour de Chicago dans la seconde moitié du XIXe siècle a peu à peu transformé l’immense hinterland de la ville en une zone de production standardisée en mesure de répondre aux besoins d’une industrie agro-alimentaire impérialiste [11]. Le capitalisme façonne le paysage et les sociétés qui y vivent.
Dans le sillage de ces travaux pionniers, la question du divorce avec la nature, de la destruction de l’œcoumène, du développement durable (sustainability), est désormais au cœur des recherches sur l’histoire de l’alimentation qui ne cesse de s’interroger sur la phase d’industrialisation, soulignant le poids des grands lobbies agro-alimentaires et le culte d’une chimie en mesure de sauver l’humanité. Le livre de l’historienne Ann Vileisis, Kitchen Literacy : How We Lost Knowledge of Where Food Comes From and Why We Need to Get it Back (2008), porte un titre qui résume le programme [12]. Comme le dit Belasco dans le chapitre prospectif de Food, si l’on exclut la réponse malthusienne à la croissance spectaculaire de la population mondiale (« fewer forks at the table position » [13]), l’alternative est pour l’humanité entre la solution technologique et la solution anthropologique. La première s’inscrit dans les logiques positivistes des siècles passés et ses partisans considèrent que les progrès technologiques et l’amélioration des pratiques commerciales permettront de produire toujours plus pour satisfaire des populations plus nombreuses, alors que la seconde repose sur l’idée que si l’on se partage mieux la nourriture disponible, et si les plus voraces limitent leur appétit et leur gaspillage, il y aura suffisamment de nourriture pour tous, ce qui implique de changer la nature humaine. Cet appel à un changement culturel se trouve à l’arrière plan de la plupart des travaux récents.
Un moment où tout change ?
Le livre de Katherine Turner s’inscrit parfaitement dans les logiques de cette nouvelle histoire académique de l’alimentation. Partant du constat d’une persistance dans la société américaine actuelle des inégalités face à l’alimentation, elle s’interroge sur les origines du phénomène en focalisant son regard sur les classes populaires qui ne sont pas selon elle de simples victimes d’une société de consommation aliénante — elle n’utilise pas le terme, mais l’idée est là. Elle considère qu’elles n’ont bien souvent ni les moyens, ni le temps, ni l’envie de cuisiner, en particulier les femmes qui ont toujours été le pivot de l’alimentation domestique et qui sont accaparées par le travail salarié à l’ère industrielle. Sans entrer dans une grille d’analyse strictement structuraliste, elle appelle néanmoins à « penser les facteurs structurels qui façonnent nos choix alimentaires individuels » (p. 149) et se propose de traquer les origines de ces choix en se penchant sur les années 1870-1930 qui lui semblent être le moment décisif du décrochage américain vers le « prêt à manger ». Elle s’engage alors dans une histoire sociale et anthropologique des couches populaires ambitieuse, considérant qu’elles ont été les premières victimes du processus d’industrialisation des pratiques alimentaires.
Le choix de la période n’est pas particulièrement original compte tenu du fait que la plupart des auteurs qui se sont penchés sur l’American Diet ont concentré leur regard sur le tournant du siècle [14]. Elle place d’ailleurs explicitement son travail sous la protection d’Harvey Levenstein « dont le titre subtil d’un des chapitres de Revolution at the Table a donné le titre de ce livre ». How the other half ate renvoie sans doute moins à la célèbre formule de Rabelais — « je commençais à penser ce que l’on dit, que la moitié du monde ne sait comment l’autre vit » —, même si l’écho humaniste est intéressant dans le débat actuel, qu’au titre d’un célèbre reportage photographique sur les bas-fonds new-yorkais publié en 1890 et qui était intitulé How the Other Half Lives [15]. Katherine Turner s’inscrit ainsi clairement en héritière de l’histoire sociale et culturelle ambitieuse de Levenstein, entendant apporter sa pierre à un débat non négligeable sur la date de la révolution alimentaire.
Dans le compte rendu qu’il avait consacré à l’ouvrage de Levenstein, Belasco s’était demandé si on ne pouvait pas « douter du fait que les changements majeurs aient eu lieu entre 1880 et 1930 », et s’il n’y avait pas « des problèmes à affirmer que c’était là la révolution qui a déterminé ce que l’on mange aujourd’hui » [16]. Levenstein, s’appuyant en grande partie sur les travaux des spécialistes de l’économie domestique, des nutritionnistes et des réformateurs sociaux du Progressive Movement, s’était efforcé de montrer que l’Amérique du Nord connaissait alors une période charnière du point de vue de la diffusion d’un nouveau modèle alimentaire reposant sur la rationalisation de la production et de la distribution. Selon lui, l’introduction de produits chimiques dans l’agriculture et l’alimentation conduisait à une rupture culturelle majeure, advenue au nom du progrès de l’humanité, qui voulait que la valeur d’un aliment soit moins liée à son goût (taste) qu’à ses propriétés qualités nutritionnelles (nutrition). C’est le paradoxe progressiste. Belasco, qui admet tout l’intérêt de cette réflexion sur le basculement entre taste et nutrition, reprochait cependant à Levenstein de ne pas avoir poursuivi son enquête jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui lui semblait être le véritable moment de la naissance d’une véritable société de consommation moderne. Il préférait développer l’idée qu’on a assisté à plusieurs révolutions dans l’histoire de l’alimentation et que la véritable « chimisation » de l’alimentation a eu lieu à grande échelle plus tardivement et qu’elle n’a eu un impact social majeur que dans les années 1940, une idée qui est confirmée par la plupart des spécialistes de l’histoire de la consommation [17].
Logiques sociales de consommation
Katherine Turner ne revient pas sur l’ensemble de ces débats mais, comme bien des historiens de l’alimentation, elle entend montrer que la rupture de la fin du XIXe siècle, de la Première Guerre mondiale et des années 1920 est capitale même si elle ne constitue qu’une étape d’un processus plus long. L’industrialisation a, comme dans d’autres domaines, un impact majeur sur les pratiques alimentaires, mais l’alimentation est un bon observatoire de ces évolutions et Katherine Turner porte, dans le sillage de Susan Strasser qui a dirigé son travail, une attention toute particulière aux logiques sociales de la consommation [18]. Pour mieux souligner la manière dont les classes laborieuses vivent le passage de l’alimentation rurale à l’alimentation de l’ère industrielle, elle construit son ouvrage en six parties qui lui permettent de faire un inventaire scrupuleux des lieux de l’approvisionnement alimentaire (du jardin au magasin), des produits consommés (du pissenlit à la boîte de conserve), des endroits où l’on mange (du domicile au restaurant en passant par les stands de rue), et du contenu des assiettes (qui se déconnecte du rythme des saisons tout en se diversifiant). Elle se montre très attentive à la géographie des États-Unis, à l’urbanisme, à l’agencement des habitations, à la batterie de cuisine, s’inscrivant dans une démarche anthropologique qui traque les conditions matérielles, les contraintes, les héritages, et qui cherche à mesurer les adaptations aux circonstances.
Dans son premier chapitre, elle définit avec soin la classe des travailleurs salariés et son rapport à la nourriture — elle assume le terme de classe sans revenir cependant sur les présupposés théoriques —, soulignant la diversité d’un monde populaire situé au cœur des mobilités de la société américaine de l’époque (exode rural, migrations vers le nord-est industriel, peuplement des grandes plaines, immigration européenne et asiatique). Elle présente ensuite les caractères de la révolution technique qui touche l’alimentation (chapitre 2) et opte pour une typologie simplifiée opposant la grande ville industrielle (chapitre 3) et, « entre la campagne et la ville », les villes-usines de l’industrie textile, des régions minières ou du front pionnier (chapitre 4). Elle consacre son chapitre 5 à la question récurrente du rôle de la femme (« Le travail d’une femme n’est jamais fini ») et son chapitre 6, qui fait conclusion, développe, au-delà de l’idée d’une mutation dommageable des pratiques alimentaires, celle d’« une variété de stratégies » selon les individus allant du souci de continuer à produire sa nourriture à la maison à la nécessité de s’en remettre aux produits élaborés et à l’alimentation hors foyer.
Les caractères de la révolution technique qui favorise la mutation des pratiques alimentaires est bien connue : transformations de l’agriculture, naissance d’une industrie agro-alimentaire, révolution des transports, essor du commerce de proximité, développement d’un secteur du prêt à manger. De ce côté-ci de l’Atlantique, Jean-Louis Flandrin a proposé il y a quelques années une brève synthèse de cette évolution dans le volume sur l’Histoire de l’alimentation qu’il a dirigé avec Massimo Montanari, une description reprise plus récemment par Michel Bonneau dans la Table des pauvres (2013), un ouvrage qui poursuit des objectifs proches de ceux de Katherine Turner pour l’Europe [19]. Le changement de l’offre, qui répond en partie aux besoins de populations ouvrières qui travaillent de plus en plus loin de leur domicile, femmes comprises, conduit à une certaine homogénéisation des pratiques et à l’essor d’une alimentation déconnectée du lieu et de la saison. Katherine Turner insiste sur le fait que des pratiques identiques n’impliquent pas la disparition des spécificités communautaires dans un pays profondément marqué par son immigration, ce qui pourrait sembler une évidence. Mais elle l’illustre avec soin.
Les États-Unis : une grande salade mélangée
Dans sa critique de Revolution at the Table, Belasco reprochait à Levenstein ses « généralisations » sur l’homogénéisation des habitudes alimentaires et mettait en avant les travaux des ethnologues qui soulignent, aujourd’hui encore, la persistance des pratiques régionales ou ethniques, « nonobstant McDonald’s », allant même jusqu’à parler d’une « étonnante variété de pratiques » [20]. Dans We Are What we Eat : The Ethnic Food an the Making of Americans, Donna Gabaccia développe de son côté l’idée que l’Amérique du Nord n’est sans doute pas, en matière culinaire, le creuset (melting pot) parfois évoqué, la formule ayant été écartée depuis longtemps des études les plus sérieuses, mais une grande salade mélangée, la rencontre des peuples ayant produit de nouvelles formes culinaires, l’alimentation ethnique, même soumise aux logiques industrielles, n’étant plus enfermée dans des ghettos (« l’histoire n’a pas produit une nation multi-ethnique mais une nation de multi-ethniques »). Katherine Turner suggère que, pendant la période qu’elle étudie, on assiste à la fois à la prise en charge de l’alimentation ethnique par le complexe agro-industriel, à des édulcorations ou des adaptations du fait des conditions américaines, et à une esquisse d’ouverture des uns aux autres du fait de la cohabitation géographique. Ces considérations laissent cependant penser qu’il aurait été possible de creuser l’analyse de manière à mieux mettre en valeur les logiques d’acculturation et de résistance si caractéristiques de la société américaine et un regard du côté des travaux plus théoriques sur les patterns of culture (Ruth Benedict) ou sur l’interculturalisme aurait sans doute donné de la profondeur au constat historique.
De la même manière, l’idée que les classes populaires ont été, du fait des contraintes qui leur étaient imposées, et contrairement aux classes moyennes qui sont restées durablement attachées au modèle de l’alimentation au foyer, à l’avant-garde de la mutation alimentaire contemporaine, et donc de l’apparition de la société de consommation, aurait sans doute pu nourrir le vieux débat sur l’aliénation et le conditionnement des masses, les contraintes sociales et la dignité, dont l’intérêt n’est pas tari. Nombreux sont les spécialistes de l’histoire des classes populaires, et par ricochet de son alimentation, en Amérique du Nord comme en Europe, qui savent gré à l’anthropologue britannique Richard Hoggart d’avoir proposé dans les années 1950 une lecture nuancée de la culture populaire, refusant misérabilisme et populisme, et substituant à l’idée d’aliénation celle, sans doute plus intéressante, de comportement « matois » (Passeron), c’est-à-dire celle d’une acceptation relative des dominations, lui permettant ainsi de présenter toute la palpitation d’un monde populaire qui, dans sa diversité, affronte son destin sans courber la tête [21].
Si l’on suit Hoggart, la question du point de vue est donc décisive pour l’écriture de l’histoire sociale et Katherine Turner en a parfaitement conscience, et elle se la pose dans la logique de son titre quand elle aborde la question des sources. Il est toujours difficile, pour utiliser le vocabulaire hoggartien, de passer du « eux » au « nous » [22]. Comme tous ceux qui travaillent sur un objet aussi mal documenté que l’alimentation populaire, elle s’appuie sur les regards extérieurs, les plus nombreux, ceux des romanciers, journalistes, photographes [23], enquêteurs du gouvernement ou réformateurs sociaux, en partie comme l’avait fait Levenstein [24]. Elle tourne la difficulté en essayant de varier ses sources pour toucher à la culture matérielle au travers des livres de cuisine, manuels de savoir-vivre, plans d’architectes, catalogues de magasins d’alimentation, de fournisseurs de poêles ou de batteries de cuisine. Mais les textes des réformateurs sociaux, des philanthropes et des nutritionnistes, voire des penseurs et militants socialistes, pèsent très lourd, surtout à l’ère progressiste. Katherine Turner les passe efficacement au crible, en particulier dans la partie décisive qu’elle consacre aux femmes dans une histoire du genre assumée. « Mais quand ceux — et spécialement ceux qui cherchent des solutions aux problèmes alimentaires — parlent de nourriture, écrit-elle, ils préfèrent éviter les questions de classe et posent le problème en termes de genre. Les habitudes alimentaires des classes laborieuses relèvent à la fois de la classe et du genre » (p. 141). Quand les socialistes, en particulier les fouriéristes dont l’influence n’est pas négligeable aux États-Unis, imaginent la libération de la femme par une translation des tâches alimentaires dans des pratiques collectives situées hors foyer, la plupart des réformateurs sociaux, y compris les plus progressistes, pensent que pour retenir la classe ouvrière sur la pente de l’immoralité, il faut absolument ramener la femme au foyer et la faire entrer dans les normes alimentaires de la classe moyenne. La gamelle, symbole de l’alimentation au travail, est érigée en symbole, celui de la femme aimante qui consacre son temps à sa famille car « des foyers mieux tenus signifient une nation en meilleure santé, plus heureuse, des enfants mieux élevés, une alimentation plus équilibrée » (p. 127). La femme, gardienne du foyer, est aussi celle de la nation, chacun étant à sa place dans le meilleur des mondes genrés possible. Nous connaissons bien l’argumentaire pour l’Europe et l’intérêt du livre est de s’appuyer sur quelques références américaines qui nous sont moins familières. L’étude de l’ouvrière et de son environnement social, affectif et matériel, est donc essentielle si l’on veut approfondir notre connaissance des mondes populaires.
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