Recensé : Jean Castex, Chicago 1910-1930. Le chantier de la ville moderne, Paris, Editions de la Villette, 2009
Trente ans après que Rem Koolhaas, dans Delirious New York, eut vu dans le Manhattan des années 1920-1930 le manifeste rétroactif et méconnu de la concentration urbaine, Jean Castex, architecte et historien, nous invite à relire le Chicago de l’entre-deux-guerres comme une autre source de notre modernité urbaine. Le fait mérite d’être souligné : non seulement les études sur Chicago et son architecture – nombreuses aux États-Unis [1] – demeurent relativement rares en France, mais la période choisie par l’auteur – les années 1920-1930 – a longtemps été délaissée par les historiens de l’architecture et de l’urbanisme de la capitale du Middle West. Ces derniers, comme Carl Condit [2], ont en effet préféré explorer soit les décennies « héroïques » de l’Ecole de Chicago vers la fin du XIXe siècle, autour notamment de la figure de Louis Sullivan, soit l’essor qui a suivi la Seconde Guerre mondiale avec la personnalité influente et charismatique de Ludwig Mies van der Rohe venu à partir de 1938 enseigner à l’Illinois Institute of Technology. Entre ces deux phases culminantes, l’entre-deux guerres est longtemps apparu comme un moment de reflux, lui-même assombri par l’image du gangstérisme et de la prohibition. Il a fallu attendre le post-modernisme des années 1970-1980 pour que des études approfondies sur l’architecture Art déco des années 1920 à Chicago soient entreprises. Or c’est précisément cette période laissée un peu dans l’ombre qu’étudie Jean Castex à la fois sous l’angle de l’aménagement urbain et de l’architecture d’édifices singuliers. Sa lecture de la ville de Chicago entre 1910 et 1930, qui puise notamment dans une remarquable iconographie, s’inscrit dans la lignée de ses études typo-morphologiques antérieures [3] et, à ce titre, doit beaucoup aux méthodes élaborées par l’école italienne, et tout particulièrement par Gianfranco Caniggia et ses recherches sur Florence [4].
L’invention de la ville superposée
La thèse centrale du livre est qu’à Chicago, dans un contexte marqué par la croissance démographique, économique et industrielle, le manque d’espace constructible dans le centre-ville – le fameux Loop, limité par le lac Michigan et la rivière de Chicago – contraint les édiles et ingénieurs à inventer un modèle de ville superposée, faite de rues à étages et d’empilement de réseaux à la fois souterrains et en surface.
Jean Castex rappelle en effet l’importance de la rivière de Chicago dans la structuration de la ville. C’est sur ses rives que se concentre pendant longtemps l’activité économique du centre. Profiter de cette voie de communication implique dès lors d’aménager ses bords au moyen de rues à étages. L’exemple de la création à l’angle nord-ouest du Loop de Wacker Drive (1924-1926) est ici tout à fait probant. De même, c’est le long de ses rives que sont implantés, sur des sols artificiels, de véritables morceaux de ville multifonctionnels comme le Civic Opera (Samuel Insull, 1927-1929), le Daily News building (Holabird & Root, 1928-1929) ou encore le très imposant entrepôt Merchandise Mart (Graham, Anderson, Probst & White, 1928-1931). Les ponts à étages illustrent la même tendance (pont de Michigan Avenue, 1919-1920).
Tous ces aménagements – que Jean Castex met en parallèle avec les projets de voies souterraines d’Eugène Hénard pour Paris au début du XXe siècle – nécessitent de véritables prouesses techniques de la part des ingénieurs qui, davantage peut-être que les architectes, sont les véritables héros de cette période. Ainsi, de même que la nécessité de construire au dessus des voies de chemin de fer [5] contraint à utiliser les droits aériens (les fameux « air rights ») donnant la possibilité, sous certaines conditions, d’enjamber les voies ferrées, l’érection sur des sols artificiels et sur des dalles de nombreux gratte-ciel et bâtiments publics conduit les ingénieurs à résoudre des problèmes techniques d’une très grande complexité, comme par exemple l’implantation de points d’appui sur plusieurs niveaux.
Les prémices de l’architecture multifonctionnelle
Ce modèle de ville superposée, Jean Castex ne l’explore pas seulement en historien de la ville, mais aussi en historien de l’architecture. Dans l’analyse des édifices construits à l’époque, l’auteur s’intéresse fort peu aux questions stylistiques, de décoration ou de symbolique. Il met au contraire l’accent sur l’édifice comme résolution de problèmes techniques. Ses sources sont pour la plupart puisées dans des revues américaines d’ingénieurs de l’époque : Western Architect, Journal of the Western Society of Engineers, Engineering News-Record. Cette documentation technique abondante constitue une part essentielle de la riche iconographie de l’ouvrage : plans d’étages, coupes sur les structures porteuses, dessins de détails techniques, photographies de chantier, etc. Elle donne au livre une dimension originale dans la mesure où elle se démarque d’une approche formelle qui est l’apanage des historiens d’art et qui a pu dominer dans l’histoire architecturale de Chicago. Ici l’éclairage minutieux et technique permet d’analyser comment des solutions empiriques se sont imposées sans a priori esthétiques.
Ainsi, sur le plan architectural, la trame régulière du système poteau-poutre (post-and-beam) est interrompue lorsque les programmes imposent la construction de vastes espaces du genre tribunal, salle de concert ou salle de transactions financières. C’est alors qu’il faut couvrir ces vastes espaces au moyen de poutres de grande portée. Ceci a pour effet de remettre en question le principe de la forme architecturale déterminée par la structure ou l’ossature tel qu’il a été mis en œuvre dans les années 1890 par les architectes de la première école de Chicago. En fait, derrière la façade apparemment homogène d’un gratte-ciel, la structure peut changer deux, voire trois fois. L’auteur rend bien compte des mutations de ce système structurel et des métamorphoses de sa logique constructive. La célébrissime tour du journal Chicago Tribune (Hood & Howells, 1923-1925) fait ainsi l’objet d’une analyse nouvelle en termes d’ingénierie et d’adaptation à un site à plusieurs niveaux.
Les dernières pages intitulées « Pour une histoire du gratte-ciel » ouvrent à cet égard des perspectives intéressantes. Jean Castex plaide en effet pour une remise en question d’une approche de l’architecture des tours en termes de logique constructive, celle qui dans la lignée de Viollet-le-Duc insiste sur la continuité de la forme et de la structure. Comme le montrent les analyses de l’auteur, cette lecture moderniste est battue en brèche par les constructions de Chicago des années 1920-1930. Les réalisations tubulaires des années 1960 prolongent cette histoire : une structure en tube homogène comme celle du John Hancock Center (Skidmore, Owings & Merrill, 1969) abrite en fait des fonctions multiples. L’ouvrage se clôt curieusement sur l’évocation du gratte-ciel de la tour de télévision chinoise CCTV à Pékin par l’agence OMA (Rem Koolhaas et Cecil Balmond) pour illustrer la différenciation de l’enveloppe et du contenu. Le lien est ténu avec Chicago, mais le problème posé reste pertinent.
La fabrique de la ville moderne
Last but not least, ce sont les acteurs du développement de la grande ville moderne qu’est Chicago qui retiennent l’attention du chercheur en morphologie urbaine. Jean Castex s’intéresse tout d’abord aux modalités de fabrication d’une véritable conscience collective urbaine. En effet, pour répondre au développement chaotique du centre ville de Chicago, le fameux plan Burnham est présenté aux citoyens en 1906. Plus que le contenu du plan, lui-même par ailleurs fort étudié, l’auteur insiste sur les moyens de véritable propagande utilisés pour faire connaître le projet – y compris aux écoliers avec le texte de Walter Moody intitulé Wacker’s Manual of the Plan of Chicago qui leur a été distribué – et convaincre les habitants. Images spectaculaires sous formes de visions aquarellées de Jules Guérin, brochures, livres, films, etc., contribuent ainsi fortement à répandre l’idée d’un Chicago mythique inspirée de certaines caractéristiques de l’urbanisme haussmannien – ne disait-on pas à propos de Chicago qu’elle devait être « Paris by the Lake » – « Paris au bord du lac » ?
D’un point de vue méthodologique, le livre de Jean Castex laisse délibérément de côté la dimension sociale de son objet d’étude. L’auteur l’admet explicitement : « Un vaste champ reste en dehors de cette étude : la détresse sociale » (p. 33). On peut regretter cependant que l’auteur n’ait pas emprunté quelques éclairages à la fameuse école de Chicago en sociologie urbaine et aux écrits de Robert E. Park. De même, les écrivains appartenant au courant des « muckrakers » auraient pu être sollicités et porter témoignage des transformations de la ville moderne qui sont au cœur de l’ouvrage. En revanche, la dimension de la commande économique et des opérations financières immobilières est bien présente dans le livre. Là encore, fidèle aux méthodes d’analyse des morphologies urbaines, l’auteur met en relief les acteurs politiques et économiques qui sont à l’origine des planifications urbaines. Dans ce domaine, Jean Castex s’appuie beaucoup sur l’ouvrage classique de sociologie urbaine de Homer Hoyt, 100 years of land value in Chicago 1830-1933 paru en 1933. « City of the big shoulders » comme l’appelait le poète Carl Sandburg, Chicago a été façonnée par de très fortes personnalités qui ont laissé leur empreinte sur la ville et dont le rôle est à juste titre souligné par l’auteur : Daniel Burnham, architecte et urbaniste, Walter Dwight Moody, auteur de What of the city ?, ou encore Charles Wacker, président de la Chicago Plan Commission.
À l’heure où la métropole actuelle est souvent pensée en termes de réseaux de circulation et de gestion de systèmes de flux, on comprend donc que Chicago – laboratoire d’un urbanisme de dalles et lieu de naissance d’une certaine architecture multifonctionnelle – puisse apparaître sinon comme un modèle, du moins comme une anticipation des problèmes de la ville contemporaine.