Recensé : Mark Mazower, No Enchanted Palace. The End of Empire and the Ideological Origins of the United Nations, Princeton, Princeton University Press, 2009, 236 p.
Depuis les années 1990, les critiques se sont multipliées contre l’ONU. Le constat de son impuissance à réguler les conflits internationaux et à assurer la sécurité collective a fait émerger l’idée que cette institution serait incapable de s’adapter aux nouveaux rapports de force mondiaux et qu’elle ne serait pas le forum approprié pour traiter les grands enjeux qui touchent la communauté internationale. Dans ce contexte, Mark Mazower, historien anglais, professeur à l’université Columbia à New York, spécialiste de l’histoire de l’Europe occupée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale (en particulier la Grèce et les Balkans) et des déplacements de population qui s’y sont produits, propose une histoire désenchantée de la naissance de l’ONU, à l’encontre de l’historiographie classique qui célèbre généralement la création de cette institution en 1945 comme un grand progrès pour l’humanité et qui loue son rôle de catalyseur et de forum en faveur de la décolonisation.
Étudiant la transition entre la Société des Nations (SDN) et l’ONU, Mazower prend le contrepied de la conception habituelle qui présente la naissance de l’ONU comme une application des leçons tirées de l’échec de la SDN. Il entreprend au contraire de démontrer que l’ONU est en grande partie la continuation de la SDN : comme cette dernière, l’ONU a été façonnée par des conceptions impériales, notamment par l’influence de l’empire colonial britannique. Pour Mazower, plus encore que la SDN, l’ONU a été créée comme un instrument au service de la politique des grandes puissances, comme l’attestent par exemple le principe des cinq membres permanents du conseil de sécurité et le droit de veto.
Mazower se focalise sur l’étude de quelques individus qui ont été associés, de près ou de loin, aux activités de la SDN ou à l’ONU. Il s’agit d’hommes politiques comme Jan Smuts, premier ministre d’Afrique du Sud à partir de 1939, ou l’indien Nehru ; et d’intellectuels européens comme le britannique Alfred Zimmern, le polonais Raphael Lemkin et l’ukrainien Joseph Schechtman. Le choix de ces individus est motivé par les deux principaux centres d’intérêt autour desquels s’organise l’ouvrage : l’empire colonial britannique (Smuts et Zimmern sont de fervents partisans de l’empire britannique, Nehru au contraire le dénonce et contribue à son démantèlement) et la question du droit des minorités (Lemkin et Schechtman, appartenant eux-mêmes à la « minorité » juive d’Europe centrale, réfléchissent à cette question à la fin de la Seconde Guerre mondiale). Cette approche par les individus apparente plutôt l’ouvrage à un essai qu’à une véritable enquête approfondie. Elle ne convainc pas totalement, car elle n’offre finalement qu’un éclairage partiel sur le phénomène étudié. Disons-le d’emblée, le choix des individus n’apparaît pas dépourvu d’un certain arbitraire : on peut s’étonner que dans un ouvrage qui entend explorer « les origines idéologiques des Nations Unies », l’auteur se concentre sur certains personnages qui, comme Zimmern ou Schechtman, n’ont au fond exercé qu’une influence très marginale sur cette organisation.
Une institution impériale ?
James Smuts, qui avait participé à la mise en place de la SDN en 1919, est invité à la conférence constitutive de l’ONU à San Francisco en 1945, où il est fêté comme « vétéran » de l’internationalisme. Le texte qu’il rédige pour le préambule de la Charte de l’ONU, exprimant des idées sur la civilisation et les droits des peuples, est adopté à l’unanimité. Or Smuts est le même homme qui, convaincu de la supériorité de la « race » blanche, met alors en place une politique ségrégationniste en Afrique du Sud. À l’époque, personne aux États-Unis, à part quelques communistes comme W.E.B. DuBois, ne trouve choquant ni contradictoire qu’un tel personnage rédige le préambule de la Charte de l’ONU. Smuts conçoit en fait les organisations internationales (SDN et ONU) comme chargées de veiller à la continuation de la domination des « Blancs » sur le monde : elles auraient la responsabilité de contribuer à la « mission civilisatrice » entreprise par les empires coloniaux, mais aussi, et avant tout, de servir les intérêts du British Commonwealth. Sous l’influence de Smuts, la Charte de l’ONU est ainsi dépourvue de tout engagement en faveur de l’indépendance des colonies.
La pensée d’Alfred Zimmern, étudiée dans le deuxième chapitre, présente de nombreux points communs avec celle de Smuts : éduqué à Oxford, marqué par l’esprit victorien, influencé par la lecture des anciens et par le néo-hégélianisme, Zimmern devient pendant l’entre-deux-guerres un théoricien de l’internationalisme. Il œuvre aux efforts de la SDN pour établir un réseau international d’intellectuels et d’éducateurs, et contribue en particulier à l’action de l’IICI (Institut international de coopération intellectuelle, ancêtre de l’UNESCO). Idéaliste, il estime que ces organisations internationales doivent contribuer à la paix mondiale en créant un esprit international, par l’éducation plutôt que par le droit ou en agissant sur les institutions. Admirateur de l’empire colonial britannique, Zimmern, qui est aussi un spécialiste de la Grèce antique, conçoit l’empire britannique comme l’héritier de cette dernière, comme il l’a suggéré en 1911 dans The Greek Commonwealth. Comme Smuts, Zimmern considère surtout la SDN comme un moyen de préserver et d’étendre l’influence britannique dans le monde, notamment en renforçant les liens entre Royaume-Uni et États-Unis. Ses conceptions des relations internationales sont conservatrices et colonialistes : les peuples « civilisés » auraient la responsabilité morale de gouverner les peuples « arriérés ». Toutefois la Seconde Guerre mondiale érode la confiance de Zimmern en l’empire britannique : conscient de l’affaiblissement de ce dernier, il reporte ses espoirs sur les États-Unis. Déçu de ne pas avoir été élu à la tête de l’UNESCO en 1945, il s’installe aux États-Unis en 1947 et tente d’y développer sa vision des relations internationales ; mais face à la doctrine réaliste qui domine alors cette discipline outre-atlantique, les conceptions idéalistes et victoriennes de Zimmern apparaissent désormais obsolètes.
L’ONU et la protection des minorités
Dans le troisième chapitre, Mazower traite de la question de la protection du droit international des minorités. Cette question lui apparaît en effet comme un des ressorts essentiels des deux conflits mondiaux du XXe siècle et comme un des enjeux majeurs de la création de la SDN comme de l’ONU. En 1919, les fondateurs de la SDN ont établi le principe de la protection juridique des droits des minorités, notamment en Europe de l’Est. Mais à partir du milieu des années 1930, avec le fascisme et le nazisme, ce système apparaît en crise. Roosevelt, inquiet de cette situation, demande fin 1938 au géographe Isaiah Bowman d’étudier les possibilités de réinstallation des Juifs dans différentes parties du monde. C’est le début du « M-Project » (M pour « migration »), projet secret développé par le gouvernement américain pendant la guerre : des géographes et anthropologues réalisent 600 études de cas sur les questions de migrations et de déplacements de populations. La leçon tirée du nazisme par le gouvernement américain est qu’il faut rationaliser les déplacements de population, en veillant à ce qu’ils soient désormais planifiés au niveau international plutôt qu’opérés de manière désorganisée et unilatérale. Roosevelt envisage l’idée d’un transfert des Arabes de Palestine vers l’Irak et des Juifs d’Europe vers la Palestine (« New Deal for the Middle East »). Après la mort de Roosevelt en 1945, le « M-Project » est abandonné ; c’est finalement l’ONU qui va reprendre ces questions, supervisant en 1948 la création d’un État juif au Moyen-Orient. L’Ukrainien Joseph Schechtman, sioniste appartenant au courant révisionniste (courant de droite voire d’extrême droite), arrivé aux États-Unis en 1941, travaille pour l’OSS (ancêtre de la CIA) et est lié au M-Project. En 1946, il publie European Population Transfers, 1939-1945, étude détaillée des transferts de population effectués pendant la guerre. L’ouvrage critique le système de protection des minorités de la SDN et plaide en faveur des transferts de population, notamment en faveur d’un transfert des Juifs vers la Palestine. Dans un autre ouvrage publié quelques années plus tard, il préconise de priver les Arabes de Palestine de leurs droits politiques, et même de les en expulser de force.
Raphael Lemkin arrive lui aussi aux États-Unis en 1941, après avoir échappé de justesse aux persécutions nazies. Il devient consultant pour le gouvernement américain et publie en 1944 Axis Rule in Occupied Europe : il y analyse les décrets du gouvernement nazi, qu’il a compilés dans les années précédentes. Il dénonce la violence nazie comme le produit d’un ensemble de techniques de gouvernement, et introduit le terme de « génocide ». Il conseille ensuite le gouvernement américain au procès de Nuremberg. Mais, à sa grande déception, ses idées ne sont pas suivies : les États-Unis préfèrent criminaliser la « guerre agressive » que le « crime contre l’humanité ». Convaincu de l’importance de la mise en place d’une protection juridique pour les minorités au niveau international, Lemkin se consacre alors à faire adopter par l’ONU une « Convention sur le génocide ». Grâce à ses efforts, en décembre 1948, l’Assemblée générale de l’ONU adopte à l’unanimité la Convention sur le génocide, un jour avant l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Pourtant, ce n’est qu’un demi-succès : les États-Unis refusent de la ratifier, et elle n’aura pas d’application pratique. Selon Mazower, Lemkin ne se serait pas rendu compte que, contrairement à la SDN, l’ONU n’entendait pas œuvrer à un droit international des minorités, mais plutôt à leur assimilation.
Le dernier chapitre souligne l’action de Nehru qui, court-circuitant les instances du British Commonwealth, adresse en 1946 une plainte à l’ONU contre la discrimination raciale dont sont victimes les Indiens en Afrique du Sud. Cette discrimination existait depuis l’installation d’Indiens en Afrique du Sud dans les années 1860. En 1894, Gandhi y avait organisé sa première campagne de résistance non violente. Des années 1900 aux années 1940, plusieurs lois de plus en plus discriminatoires contre les Indiens sont adoptées par l’Afrique du Sud, au point de susciter l’inquiétude du gouvernement britannique. Mazower fait bien apparaître le lien étroit entre la politisation des Indiens en Afrique du Sud et la lutte pour l’indépendance de l’Inde.
Fin 1946, l’opinion publique mondiale se montre réceptive au discours de Nehru, qui exprime l’idée selon laquelle la discrimination des Indiens en Afrique du Sud constitue une menace pour la paix mondiale. L’Afrique du Sud est condamnée par l’Assemblée générale de l’ONU. C’est une victoire pour Nehru, et un échec pour Smuts, qui, un an après avoir été honoré à la conférence constitutive de l’ONU, se voit désavoué dans la même enceinte. C’est également un désaveu pour l’empire britannique. Mazower montre donc bien le retournement de l’ONU : conçue par des partisans de l’empire britannique comme un instrument pour conforter la domination impériale, l’ONU se transforme ensuite en un forum anti-impérialiste.
Une relecture idéologique ?
Dans cet ouvrage bien écrit et stimulant, Mazower remet en question certaines idées reçues sur les conceptions fondatrices de l’ONU : il montre que l’organisation a, lors de sa création, en partie été façonnée par des personnes colonialistes voire racistes. L’auteur fait aussi apparaître que les minorités ont reçu moins de protection de la part de l’ONU que de la SDN, et que l’ONU a préféré favoriser l’affirmation des nationalismes que le droit des minorités. Il montre aussi comment les anciennes possessions coloniales, une fois indépendantes, s’efforceront de tenir l’ONU éloignée de leurs affaires internes, alors qu’elles l’avaient auparavant fait intervenir dans les affaires internes de leurs puissances coloniales pour obtenir leur indépendance.
Il est toutefois dommage que Mazower évoque de manière répétée les « minorités » sans jamais définir ce qu’il entend par ce terme : il ne précise pas s’il entend par là minorité religieuse, culturelle ou « ethnique » ; et comme exemples de minorités, ce sont quasiment toujours les Juifs qui sont évoqués ; les Roms, également persécutés et exterminés par les nazis, ne sont par exemple jamais mentionnés. L’ouvrage fait en tout cas apparaître l’opposition entre deux conceptions des droits des individus : d’un côté celle, universaliste, des « droits de l’homme » (les mêmes droits pour tous les individus quels qu’ils soient) et d’un autre côté la conception communautariste des droits des « minorités », vers laquelle Mazower semble davantage incliner.
Par ailleurs, l’auteur se focalise sur le rôle de certaines puissances (Royaume-Uni, États-Unis) et passe presque complètement sous silence le rôle d’autres pays, comme l’URSS, qui a pourtant œuvré activement à faire adopter par l’ONU des positions anticolonialistes. En outre, certaines affirmations apparaissent partiales, comme celle selon laquelle l’OTAN se serait chargée d’assurer la sécurité collective et le respect des droits de l’homme dans le monde ; ou celle selon laquelle, après 1945, « les gens de gauche et les socialistes étaient aussi passionnés que les fascistes à réclamer l’éradication » des minorités, perçues comme des sources de déstabilisation.
Enfin, déplorant que l’acquisition des indépendances ait entraîné des déplacements de population, des partitions, des afflux de réfugiés, Mazower paraît critiquer le phénomène des décolonisations, qu’il semble associer uniquement au triomphe du principe du nationalisme (conçu comme opposé au principe de la protection des minorités). Rappelons que les luttes d’indépendance étaient aussi et surtout motivées par les valeurs d’égalité, de justice, de droits de l’homme, bafouées par le système colonial, et qu’à ce titre elles étaient légitimes et indispensables.