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Recension Histoire

Chine, URSS

Les origines des grandes famines

À propos de : Yang Jisheng, Stèles, La grande famine en Chine, 1958-1961, Seuil


par Lucien Bianco , le 10 janvier 2013


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À l’occasion de la publication d’une étude complète sur une famine longtemps occultée, le sinologue Lucien Bianco revient sur les limites du système, ses mensonges, la responsabilité de Mao et les raisons démographiques qui ont abouti à la catastrophe. Cette réflexion sur le Grand bond en avant s’enrichit d’une comparaison avec les famines soviétiques de 1931-33.

Recensé : Yang Jisheng, Stèles, La grande famine en Chine, 1958-1961, traduit du chinois par Louis Vincenolles et Sylvie Gentil, Éditions du Seuil, 2012. 660 p., 28 €.

La famine la plus meurtrière de l’histoire a récemment fait l’objet de plusieurs bons livres : celui-ci est de loin le meilleur. La version originale comptait près de 1100 pages, réparties en deux volumes : le premier présentait les résultats des recherches menées par l’auteur dans de nombreuses provinces, le second analysait les causes et les conséquences de la famine à l’échelle nationale. Avec l’accord de l’auteur, la version française a été condensée en 660 pages et le plan remanié de façon à faire d’emblée comprendre au lecteur français comment une pareille tragédie a pu survenir.

Indispensable pour l’étude de la famine, ce livre capital offre en outre maint aperçu sur la nature et le fonctionnement du régime : je saisis cette occasion d’évoquer ou d’analyser tel ou tel des traits ou des vices du système. En dépit des prétentions de Mao à l’originalité, ce système était, en Chine, étroitement calqué sur le modèle soviétique : je mentionnerai donc brièvement ensuite quelques similitudes flagrantes, voire l’essentielle parenté, entre les deux régimes. Je m’attarderai enfin plus longuement sur les ressemblances elles aussi manifestes entre « la grande famine de Chine » et celles qui ont décimé le Kazakhstan en 1931, puis l’Ukraine et d’autres régions de l’URSS en 1932-33.

Affiche de propagande utilisée par le gouvernement chinois en 1958 pour vanter la réussite du Grand Bond en avant. (source)

Le poids du mensonge

La première partie retrace en cinq chapitres la mise en place de l’utopie meurtrière : le Grand Bond en avant. Le premier et le dernier sont les plus accablants pour Mao : c’est lui qui contraint à l’autocritique les dirigeants pragmatistes qui avaient déploré et combattu l’aventurisme d’un premier « petit bond en avant », et qui impose au printemps 1958 le lancement d’un Bond beaucoup plus ambitieux (chap. 1) ; lui encore qui, après les premiers désastres et les premiers millions de morts, s’emporte contre les critiques respectueuses et ô combien justifiées d’un collègue moins soumis que les autres — mais peut-on appeler « collègues » les lieutenants ou les vassaux d’un dictateur ? — et qui relance le Grand Bond, ce qui aura pour effet de tripler le nombre des morts de faim (chap. 5). Chacun des chapitres intermédiaires détaille la responsabilité pour chaque aspect du Grand Bond. Le chapitre 2 traite des communes populaires qui enrégimentent les villageois et les soumettent au pouvoir absolu des cadres communistes. Ce pouvoir devient un pouvoir de vie et de mort lorsque les cadres responsables des cantines privent de repas un récalcitrant ou un malade (chap. 3). Un tiers des victimes serait imputable aux cantines communes. Ceux qui réussissent à manger chez eux bien que leur lopin ait été collectivisé et leurs casseroles et autres ustensiles de cuisine réquisitionnés pour alimenter les hauts fourneaux d’arrière-cour — qui produiront une fonte inutilisable — sont lourdement punis dès qu’un peu de fumée s’échappe de leur cheminée. Consacré aux ravages des « cinq vents », le chapitre 4 montre comment ces tempêtes procèdent d’une seule, emblématique : le vent du communisme (« à chacun selon ses besoins »), qui fait la nique au modèle soviétique attardé dans l’ère socialiste. Proclamé alors que la Chine sous-développée est bien incapable de s’en fournir les moyens, le paradis communiste repose sur le mensonge et le « vent de l’exagération » : contraints d’atteindre les objectifs insensés fixés par le Comité central, les responsables communistes locaux fabriquent des rendements miracles (des « satellites » ou des « spoutniks » cette fois empruntés au vocabulaire soviétique). Concurrence oblige, chacun s’efforce de faire mieux que le voisin et les plus zélés — les plus menteurs — vouent à la mort leurs administrés contraints de livrer à l’État des quotas de grains exorbitants fondés sur une production inexistante. Administrés ? Plutôt des sujets ou des esclaves, le « vent de la contrainte » imposant de force aux paysans des mesures dont ils ne veulent pas. À son tour, le pouvoir des cadres communistes, esclaves de leur hiérarchie mais maîtres absolus de leurs subordonnés et des membres des Communes populaires, fait souffler un quatrième vent, celui des « privilèges », grâce auquel la majorité des familles de cadres a mangé à sa faim et survécu. Comme ces cadres ont rarement la compétence requise pour gérer des Communes populaires de grande taille (elles rassemblent en moyenne 25 000 personnes), réalisant une intégration politique, économique et administrative absolue, le « vent de l’arbitraire » ou des directives aveugles est inéluctable : il multiplie les ordres aberrants, impose semis serrés et labours profonds (à plus d’un mètre, mais parfois jusqu’à quatre mètres de profondeur) qui font récolter moins qu’on a semé, mobilise les masses pour de gigantesques travaux hydrauliques inutiles ou contre-productifs pendant que la récolte non moissonnée pourrit sur pied.

Comprendre l’ampleur de la calamité

Les effets délétères de ces vents — plutôt des ouragans ou des cyclones — sont illustrés à profusion dans la seconde partie, inévitablement la plus terrible : elle décrit les effets de la famine sur le terrain. Des lecteurs non prévenus risquent d’être rebutés par l’abondance répétitive des détails permettant de mesurer l’ampleur de la calamité dans telle, puis telle autre localité ou province. C’est l’inévitable rançon de l’étude de loin la plus complète jamais écrite sur une famine longtemps occultée. C’est aussi la raison pour laquelle les traducteurs ont abrégé beaucoup plus le volume entier consacré dans la version originale à la description de la famine que l’autre volume, plus analytique. Quatre chapitres (6 à 9) sont consacrés aux provinces les plus durement éprouvées : le Henan dans la grande plaine de la Chine du Nord et sa voisine l’Anhui, le Gansu (nord-ouest) et le Sichuan (sud-ouest). Le chapitre 10 présente un survol de la famine dans différentes autres provinces.

Dans le district de Fengyang (Anhui), célèbre pour être le pays natal du fondateur de la dynastie Ming, près du quart de la population meurt de faim en trois ans, le plus grand nombre en 1960, époque où le vent du communisme souffle en rafales : on collectivise tout, y compris les semences de patates douces et les latrines, on rase les maisons afin de concentrer l’habitat (quatorze familles dans trois pièces) et d’utiliser les briques comme engrais. Le travail est centralisé, les directives absurdes, les mensonges éhontés : on prétend avoir ensemencé 123 000 hectares dans un district qui compte 94 000 hectares de terre arable, on déclare irriguées des terres arides, sans accès à l’eau. Qu’à cela ne tienne : on affecte 48 hommes et 25 animaux de trait au transport de 15 tonnes de semences mises à gonfler et germer au siège de la Commune, à trente kilomètres de distance. Résultat : les quinze tonnes de semences sont perdues (p. 363-64). A Tongwei (Gansu), on retire plus de la moitié de la main-d’œuvre du secteur agricole pour la déployer, avec guirlandes et fanions rouges, tambours et trompettes, sur d’immenses chantiers hydrauliques dans une région qui manque d’eau. Du coup, les champs sont laissés à l’abandon et la production s’effondre : de 82 000 tonnes de céréales à la veille du grand Bond (en 1957) à 58 000 en 1958, 42 000 en 1959 et à peine plus de 18 000 en 1960. Le Comité du Parti de Tongwei persiste et signe : « la pénurie de grains est un problème idéologique ». Le secrétaire du comité du parti de la préfecture dont dépend Tongwei est plus franc : « nous ne pouvons pas réclamer de grains à l’État, je préfère que les gens meurent de faim ». Ce qu’ils font sans broncher : près d’un tiers de la population de Tongwei en l’espace de trois ans (p. 287 et 294-96).

Tous ne meurent pas de faim : une proportion non négligeable succombe aux violences des représentants locaux du pouvoir. Eux-mêmes sévèrement punis, voire battus à mort quand ils ne mettent pas assez de zèle à livrer à l’État les dernières réserves des paysans, les cadres communistes frappent, torturent, mutilent, massacrent, contraignent au suicide ou enterrent vivants des milliers de paysans afin de leur faire avouer où ils cachent un grain inexistant. Dans la commune populaire de Huaidian (district de Guangshan, province du Henan), 45 % des cadres participent aux passages à tabac. Sur une population de 36 691 habitants, 3 528 (dont 231 cadres) sont battus à mort sur place, 636 périssent de leurs blessures, 14 sont acculés au suicide (p. 201). Le district de Guangshan appartient à la préfecture de Xinyang, où plus d’un million de personnes meurent de faim ou de mauvais traitements sur une population initiale de 8,5 millions d’habitants. À tous les échelons, les comités du parti dissimulent le nombre de morts, font retenir par la poste les lettres qui demandent de l’aide et en punissent les auteurs, installent des gardes aux points de passage pour empêcher les affamés de s’enfuir et de répandre la nouvelle ailleurs. Interviewé quarante ans après les faits, un témoin se souvient d’une traversée en car de la région : tout le long de la route, « je voyais des cadavres dans les fossés mais aucun passager n’osait parler de la famine » (p. 209). Cadavres dont il ne reste souvent que les os : en raison de l’extrême maigreur des mourants ? Certes, mais aussi parce que les survivants se hâtent de découper les parties charnues des cadavres afin de les faire cuire. Les « cas spéciaux » (euphémisme désignant les poursuites pour cannibalisme) se comptent par milliers, d’assez nombreux parents étranglant leurs propres enfants ou de préférence ceux des voisins afin de s’en nourrir. À Wanglou (Anhui) au printemps 1960, une femme découverte en train de se servir une assiette de chair humaine juste cuite est traînée avec la pièce à conviction sur l’aire des meetings afin d’y subir sur le champ la critique des masses. Le parfum de la viande aiguise l’appétit des participants, qui se battent pour accéder à l’assiette et en vider le contenu, contraignant les organisateurs à disperser la réunion séance tenante (p. 403).

Avant de manger de la chair humaine (ou en même temps), les survivants essaient toutes sortes de nourritures de substitution. Une fois les arbres dépouillés de leur écorce et la terre de ses herbes réputées comestibles, les gens creusent l’argile pour la manger : 400 mètres cubes, soit 250 tonnes, dans une seule région du Sichuan. Ils ont tellement faim qu’ils mangent la terre à mesure qu’ils la creusent. Rentrés chez eux, ils sont saisis de douleurs abdominales et meurent parfois de constipation ou d’autres maladies (p. 324). Mieux vaut « manger vert » (chi qing), c’est-à-dire dévorer en cachette le blé, riz ou maïs des champs collectifs avant qu’il soit mûr. Mieux, à condition de ne pas se faire prendre (les sanctions sont très lourdes et incluent la privation de nourriture à la cantine) et mieux pour le chapardeur seulement : les enfants de moins de six ans ne digèrent pas les céréales non mûres et tout le monde pâtira quelques mois plus tard d’une récolte amputée. Mais ventre affamé peut-il se projeter si loin ?

La vraie réponse à la famine, des paysans l’expérimentent avec la complicité de cadres communistes locaux et même parfois de dirigeants provinciaux, tel le premier secrétaire de l’Anhui, qui avait beaucoup de morts de faim à se faire pardonner : elle consiste à répartir les champs entre les foyers, chacun d’eux livrant à l’État un quota de production et disposant du reste à sa guise. Connu sous le nom de « contrat de responsabilité », ce système inaugurera vingt ans plus tard le redémarrage agricole de l’ère de la réforme. Il fait ses preuves dès 1959 et enthousiasme les premiers bénéficiaires des « champs du salut » (nom donné par les paysans à ces lopins familiaux), mais ne dure pas longtemps : « déviationnisme de droite, conceptions rétrogrades des masses, retour de la voie capitaliste », tranchent les bien-pensants, qui y mettent bon ordre. C’est Mao qui lui porte le coup de grâce dès 1962, sitôt qu’une bonne récolte lui fait entrevoir la fin de la famine.

Les campagnes sacrifiées

La troisième et dernière partie du livre traite de l’impact démographique et politique de la famine. Sobrement résumé dans l’excellent chapitre 12, l’impact démographique est évalué par l’auteur à 36 millions de morts, déficit de naissances non compris  mais certaines ne sont que différées. C’est aussi accessoirement le renvoi brutal à la campagne de vingt millions de citadins de fraîche date que l’industrialisation accélérée des débuts du Grand Bond avait attirés vers la ville (p. 530-32). Les autorités estiment ou prétendent qu’il est plus difficile de trouver des vivres en ville qu’au village. Elles veulent surtout cacher la famine, plus visible dans les villes, et prévenir une agitation plus dangereuse au sein d’une population concentrée. Aussi pressurent-elles les campagnes pour sauver les villes (p. 482-85), une conclusion tragiquement confirmée par les 36 millions de morts, presque exclusivement ruraux, et éloquemment illustrée par une étude monographique portant sur Tianjin. Ce n’est que lorsque non seulement Tianjin, mais Pékin, Shanghai et d’autres grandes métropoles ne disposent plus que de quelques jours de réserves dans leurs greniers que les dirigeants du Parti se décident enfin (en 1961) à importer des céréales, alors qu’ils avaient continué à en exporter en pleine famine. À la campagne, des millions de tonnes de réserves dormaient dans les greniers de l’État, ouverts au compte-goutte ou pas du tout. En eût-on distribué la moitié aux affamés, les dix millions de morts de faim de l’année 1959-1960 (d’avril 1959 à avril 1960) auraient été ramenés à... zéro (p. 537-38).

La répartition de la population entre ville et campagne nous a fait glisser de la démographie vers la politique. Aussi bien est-ce sur elle que se concentre l’essentiel des analyses de cette dernière partie du livre. Même le chapitre 14, consacré aux troubles à l’ordre public provoqués par la famine, dévie du social au politique : si les incidents mineurs ont été très nombreux, l’auteur explique la rareté des révoltes de grande ampleur par la nature du régime, la surveillance constante et étroite qu’il exerce sur tous les aspects de la vie de chacun, l’omniprésence des forces de la sécurité publique, la fixation par le Comité central de quotas d’arrestation qui augmentent au fur et à mesure qu’ils sont transmis aux échelons inférieurs, la punition exemplaire des « criminels en fuite » (les affamés à la recherche de zones non sinistrées). De ces considérations on passe très naturellement à celles qui sont développées dans le chapitre 15 (« les causes fondamentales de la famine »), à mes yeux le moins bon du livre. Non qu’il soit erroné ou trompeur, bien au contraire : il assène des évidences, après tout pas inutiles dans un livre qui doit se rendre accessible au profane.

Le chapitre 16, le dernier du livre, n’est en revanche nullement superflu : il retrace et analyse les conséquences de la famine sur la vie politique chinoise. Dès janvier 1962, les divergences éclatent lors de la « Conférence des 7 000 », qui réunit 7 118 cadres nationaux et provinciaux de cinq échelons différents. Le long rapport du Président de la République Liu Shaoqi a beau rappeler des faits incontestables (la catastrophe est due à des erreurs humaines, les nôtres, beaucoup plus qu’à la nature), il indispose au plus haut point Mao, qui accepte d’autant moins de remettre en question la stratégie du Grand Bond que c’est lui qui l’a inspirée. Deux conférences convoquées par Liu au cours des mois suivants enfoncent le clou : nous devons tirer la leçon de cette tragique expérience. Elles achèvent d’exaspérer Mao, qui finit par convoquer en juillet au bord de sa piscine ! le Président de la République, auquel il reproche de peindre tout en noir. Liu Shaoqi a le malheur de lui rétorquer : « tant de morts de faim, l’Histoire retiendra nos deux noms, et le cannibalisme aussi sera dans les livres » (p. 600). Il n’est pas exclu que Liu Shaoqi ait scellé son sort ce jour-là et que l’idée d’en découdre avec lui ait alors germé dans l’esprit de Mao, qui éructe : « qu’est-ce qui se passera après ma mort ? » (sous-entendu : tu comptes me débiner, comme Khrouchtchev Staline ?). Pour l’heure, il se contente, comme le dit joliment l’auteur, de « donner l’estocade avec l’arme sacrée, la lutte des classes ». Il place délibérément sa contre-attaque de l’été 1962 sur le terrain idéologique. À l’heure où il pouvait difficilement nier leur caractère indispensable, il avait toléré sans s’y associer les mesures de bon sens prises par ses lieutenants pour combattre la famine. Désormais il y décèle un recul incompatible avec l’idéal communiste, l’amorce du révisionnisme qu’il critique chez Khrouchtchev. Il fait adopter par le Comité central réuni en septembre 1962 des motions militantes qui ont l’inévitable effet escompté : comme au lendemain de la conférence de Lushan, chaque province réagit en adressant à Pékin des rapports alarmistes sur l’acuité de la lutte des classes et de graves tentatives de restauration capitaliste. Le conflit s’envenime et s’aiguise au cours des années suivantes entre des pragmatistes résolus à éviter le retour d’une pareille tragédie et un idéologue enferré dans des illusions nourries du refus de reconnaître ses torts et prêt à précipiter son enfant (la révolution), son pays et son peuple dans l’abîme en parant sa dénégation de nobles idéaux.

La responsabilité du Timonier et du système

Comment une telle tragédie a-t-elle été possible et pourquoi a-t-elle duré si longtemps ? Le chapitre 15, que j’ai décrié, s’ouvre sur une série de questions imparables dont je recommande vivement la lecture (p. 574) : elles explicitent et complètent cette interrogation lancinante. Autre correction de ce que j’ai dit ou laissé entendre : j’ai peint Liu Shaoqi en victime, mais il avait raison de craindre que l’Histoire ne l’absolve pas. Les morts de faim, le cannibalisme et le reste, il en est aussi — pas autant : le criminel n° 1, c’est Mao — responsable et l’ensemble de la direction du parti avec lui. Ils se sont à peu près tous comportés en vassaux soumis, les uns en en rajoutant dans l’obséquiosité (Zhou Enlai) ou la flagornerie (Lin Biao) mais Liu Shaoqi comme les autres enfourche publiquement les dadas de Mao, feint d’approuver les énormités que celui-ci vient de proférer, en rajoute de peur d’être en reste : « Le Président est bien plus clairvoyant que nous tous, que ce soit sur le plan idéologique, de la vision, de l’impact ou de la méthode, aucun de nous ne lui arrive à la cheville » (p. 54). Jusqu’à Chen Yun, l’économiste à tête froide, un des très rares à avoir d’emblée émis des réserves sur la stratégie du Grand Bond qui revient en première ligne chaque fois qu’on corrige — trop tard — les errements « gauchistes » (pour s’en tenir au vocabulaire stéréotypé qui prévaut du vivant de Mao) et décide dès que le vent souffle en sens contraire de se mettre sur la touche avant qu’on ne l’y mette, au besoin en se faisant porter malade. Si nécessaire, il prononce l’autocritique requise et rajoute une louche d’éloges pour le Président dès lors qu’on (c’est-à-dire Mao) a jugé la première autocritique insatisfaisante (p. 55 et 62).

Pourquoi se sont-ils tus, pourquoi ont-ils approuvé ce qu’ils désapprouvaient, sinon d’emblée, du moins une fois convaincus par l’expérience qu’ils faisaient fausse route ? Délices de Capoue ? Le temps est loin où ils avaient affronté la prison et la mort aux mains des Japonais et du Guomindang, ces ascètes étaient devenus prospères, privilégiés et chargés de famille, une famille vouée à la disgrâce éternelle s’ils osaient affronter le pouvoir suprême (p. 165). Cette explication ne me satisfait qu’à moitié, moins que la sacro-sainte règle « right or wrong, my party » : il n’est pire crime que de diviser le parti. D’où la lancinante unanimité : 117 orateurs, 140 contributions écrites lors de la seconde, hélas décisive, session du VIIIe Congrès du Parti, tous et toutes pour approuver la « ligne générale » énoncée par Mao (p. 64). L’explication la plus bienveillante serait que personne ne veut prendre le risque de provoquer la chute du régime qui incarne le rêve de leur jeunesse et l’œuvre de leur vie.

Dilemme tragique : dire ce que tous pensent mais que personne n’ose dire et déclencher une relance du Grand Bond qui triple le nombre de morts ou se taire, ou plutôt, car on ne peut se contenter de se taire, approuver et conforter les errements du Chef suprême en se rendant complice de ses crimes. C’est de lui et de lui seul que peuvent venir corrections ou infléchissements de la ligne. De fait, Mao a exprimé à maintes reprises des doutes ou des critiques de la ligne générale (p. 58, 133, etc.). Comme le remarque à juste titre l’auteur, « il était bien le seul a pouvoir s’autoriser ce genre de discours : tout autre aurait été accusé de déviationnisme de droite ». Il arrive que ces coups de barre à droite demeurent inopérants, car les cadres régionaux — pas seulement les dirigeants — sont persuadés qu’il en reviendra vite à sa ligne « gauchiste ». Une attente qu’il déçoit rarement, même lorsque les faits lui donnent tort. Devant les pires désastres, il a une explication toute prête : « l’incident de Xinyang [euphémisme de rigueur, à peu près contemporain de l’époque où nous parlions des « événements » d’Algérie], c’est la restauration de la classe des propriétaires fonciers et la revanche de la classe contre-révolutionnaires » (p. 231). Cette affirmation est étayée d’une argumentation plus explicite, aussitôt relayée par Liu Shaoqi (p. 232). En mainte occasion, Mao ressert la même alternative tranchée, par exemple pour réfuter les affirmations de cadres déplorant que les paysans manquent de grains, d’huiles et de textiles : « êtes-vous du côté de la classe ouvrière, des paysans pauvres et moyens pauvres ou du côté des paysans riches ? ». Ce propos de Mao cloue le bec aux cadres : cette fois, c’est l’auteur que je cite : « dire que les paysans n’avaient rien à manger, c’est être du mauvais côté. Ce genre d’erreur mettait un terme à votre avenir politique » (p. 61).

Pendant la Révolution culturelle, déclenchée pour régler son compte au second ennemi coupable d’avoir dévié de la ligne officielle (Liu Shaoqi, après Peng Dehuai, l’un et l’autre à propos de la famine), les explications toutes faites obligeamment fournies par l’idéologie (en l’occurrence, la lutte des classes) auront des effets sinon plus meurtriers (impossible de rivaliser avec la famine), du moins plus criminels. Le chaos déclenché par Mao s’éternisant et les « comités révolutionnaires » destinés à reconstruire un embryon d’administration régionale tardant à voir le jour en certaines provinces, le « Centre » pékinois met tout naturellement en avant l’explication imparable : les wulei (les « cinq sortes d’éléments », ou cinq catégories maudites : propriétaires fonciers, paysans riches, contre-révolutionnaires, droitiers et mauvais éléments) suscitent partout des troubles. Dans deux provinces en retard pour la constitution des comités révolutionnaires, le Guangdong et le Guangxi, miliciens et activistes locaux arrêtent donc et massacrent ceux des propriétaires fonciers qui n’avaient pas été éliminés lors de la réforme agraire. Ils exécutent aussi leurs fils, nés sous le régime communiste et qui n’avaient jamais été des privilégiés. Est-il nécessaire d’ajouter que ces anciens privilégiés et descendants de privilégiés, d’emblée dépossédés puis régulièrement critiqués, insultés ou battus lors des mouvements de masse déclenchés d’en haut, se tenaient cois depuis longtemps ?

Inutile d’épiloguer sur tant d’autres vices du système, tel l’effet boomerang des exigences insensées des dirigeants qui contraignent les cadres locaux à mentir ou à n’adresser qu’avec des mois de retard des rapports édulcorés au Comité central. Mao et les autres dirigeants demeurent donc coupés du réel et ne peuvent entreprendre de réagir qu’une fois les problèmes aggravés au point d’être quasi insolubles (p. 520, 535 et passim). Tel encore le rôle de boucs émissaires dévolu à ces mêmes cadres, qui travaillent avec une épée de Damoclès sur la tête et sont punis les uns pour avoir rechigné à appliquer des mesures inadaptées, les autres (plus tard, en 1961-62, lorsqu’il n’est plus possible de nier l’ampleur de la famine) pour avoir exécuté les ordres. Tel enfin, précisément, ce style particulier de méritocratie où obéissance et docilité sont les critères inavoués de sélection (p. 87). À quoi bon, en effet, recenser adnauseam des traits qui renvoient à la nature léniniste du régime et à son inexorable évolution, prédite par Trotski et Rosa Luxembourg dès la parution du Que Faire  ? À commencer parle pouvoir absolu de Staline et de Mao, seuls détenteurs de la vérité, ou, pour être plus précis, seuls exégètes autorisés de la Vérité codifiée.

Famines communistes : Chine et URSS

Aussi bien, plus qu’à la matrice léninienne commune, c’est à l’URSS stalinienne que ce sinistre épisode renvoie. D’un point de vue général d’abord : si Staline est inégalable en matière de barbarie, les disciples ont fait mieux en matière de mensonge. Certes, le mensonge et l’avilissement des âmes — des communistes et des cobayes eux-mêmes — ont sévi sans discontinuer de Léningrad à Shanghai et de Mourmansk à Canton. Mais le record absolu de rendement jamais enregistré dans l’histoire de l’humanité est chinois, non soviétique : plus de 70 tonnes de riz censément moissonnées sur 710 m², soit 978 tonnes à l’hectare (p. 443-444). Si l’on excepte ce record attribué au Guangxi — province au demeurant bien classée à l’aune des taux de mortalité atteints entre 1958 et 1962 —, on observe une corrélation assez générale entre mensonges les plus effrontés et morts de faim les plus nombreux, à commencer par les quatre provinces (Anhui, Henan, Sichuan et Gansu) traités de façon exhaustive dans la seconde partie de l’ouvrage. Ce qui n’a rien d’étonnant, une production extravagante légitimant des réquisitions mortifères.

Ensuite et de façon plus directe, ce qui s’est passé en Chine entre 1958 et 1962 évoque la parenté entre la plus grande famine de l’histoire et celle, plus modeste (ce n’est que la plus grande famine européenne du XXe siècle, elle n’a entraîné « que » six millions de morts) survenue une génération auparavant (en 1932-33) en Ukraine et en Russie méridionale. À quoi s’ajoute, pour faire bonne mesure, cette autre famine, asiatique elle aussi, qui a tué plus du quart de la population du Kazakhstan un peu plus tôt (en 1931). En Chine comme en URSS, une même stratégie de développement opère des transferts excessifs de l’agriculture vers l’industrie lourde. Sous l’impulsion du chef, cette stratégie s’accélère : Staline impose le Grand Tournant, Mao le Grand Bond. Les réquisitions de grains affament alors les paysans, la nature et le fonctionnement du régime transforment ces réquisitions en extorsions impitoyables, l’extrême hiérarchisation empêche toute remise en cause des oukases des deux dictateurs. En URSS comme en Chine, les réquisitions impitoyables de grains des producteurs continuent une fois la famine avérée. Pas avérée aux yeux de tous car un même déni de famine s’impose ici et là, au point qu’Edouard Herriot a pu vanter la luxuriance des kolkhozes ukrainiens exhibés devant lui en 1933. En Ukraine comme plus tard en Chine, on a renvoyé à la mort les fuyards interceptés dans les gares et sur les routes. En Ukraine avant la Chine, la famine s’est brutalement accélérée : la relance de l’automne 1959 consécutive au sommet de Lushan évoque l’« estocade » (Sokoloff) de l’été 1932.

L’importance du facteur démographique

Mais pas l’ultime estocade de l’automne 1932 et de l’hiver 1932-33 : il est possible que Staline ait laissé ou fait mourir les paysans ukrainiens de façon plus délibérée, surtout à partir du moment où il voit dans les paysans les principaux vecteurs d’un nationalisme séparatiste. Aucune intentionnalité chez Mao, mais une incapacité à reconnaître ses torts, doublée d’une incohérence à peine concevable. En fin de compte, l’aide aux victimes a été à peine moins tardive et inadéquate en Chine qu’en URSS. Et, dans l’un et l’autre cas, elle a favorisé les citadins par rapport aux ruraux. Des différences, on peut en relever d’autres, par exemple la durée anormalement longue de la famine en Chine, alors que son acmé ne dépasse pas cinq mois (de mars à juillet 1933) en Ukraine et dans le nord du Caucase.

Le vrai contraste renvoie aux conditions objectives qui prévalent en Chine. Qu’il s’agisse des causes ou du traitement de la famine, la responsabilité de Staline est au moins aussi écrasante que celle de Mao et celle de ses complices (un Molotov ou un Kaganovitch) excède celle des dociles lieutenants de Mao. Pourquoi les effets de la famine ont-ils néanmoins été plus désastreux en Chine ? Parce qu’en temps ordinaire (avant la famine) ce pays surpeuplé vivait ou subsistait plus près des limites incompressibles : 307 kg de grains par habitant disponibles en 1956, record depuis la fondation du régime, égalé et dépassé pour la première fois en 1975 (308 kg), juste avant la mort de Mao, laquelle ouvrira enfin la voie à des progrès agricoles décisifs. L’agriculture soviétique avait elle aussi un urgent besoin de modernisation, mais chaque Soviétique pouvait bon au mal an compter sur 500 kg de céréales.

Si important soit-il, ce contraste devient une simple différence de degré, une fois comparé à l’abîme qui sépare les deux pays de l’Occident privilégié, ce qui m’amène pour finir à avancer deux excuses en faveur de ces régimes que j’ai tant dénigrés. Des stratégies de développement irréalistes ont déclenché les deux famines mais le développement lui-même était un choix inéluctable pour chacun des deux pays « arriérés ». Plus important en ce qui concerne l’impact de la famine, le retard économique va de pair avec une transition démographique très peu avancée dans l’un et l’autre pays-continent. Amorcée autour de 1900 en Russie, un peu plus tard en Chine, la transition n’en demeure ici et là qu’à son étape initiale, où la fécondité demeure élevée tandis que la mortalité baisse rapidement. Elle a baissé à une allure beaucoup plus rapide en Chine, ne serait-ce que parce que la lutte contre les maladies infectieuses était devenue, dans le monde entier, beaucoup plus efficace dans les années 1950 que durant les années 1920. Outre cet avantage conféré par le décalage chronologique, le régime communiste a lui-même efficacement contribué à faire reculer la mortalité durant les huit années qui ont précédé la catastrophe du Grand Bond. La natalité ayant attendu les années 1970 pour commencer à baisser de façon sensible, la croissance naturelle est demeurée extrêmement rapide durant cette première phase de la transition démographique : entre 2 à 2,5 % par an entre 1955 et 1957.

L’évolution était plus lente en URSS mais allait dans le même sens : taux de natalité et surtout de mortalité nettement plus élevés qu’en Chine une génération plus tard, taux de croissance naturelle un peu moindre, tout en restant considérable : de l’ordre de 2 % par an entre 1924 et 1928. L’essentiel demeure le recul de la mortalité, certes moins spectaculaire qu’en Chine (d’environ 10% en cinq ans, de 1924 à 1928, contre 27 % en Chine de 1953 à 1957) mais deux fois plus rapide que la baisse de la natalité. D’où, quoique à un degré moindre qu’en Chine, une croissance accélérée de la population et une surpopulation rurale accusée sous la NEP. À l’heure où Staline met fin à cette dernière, elle devait nourrir avec une production alimentaire à peine accrue 41 millions d’habitants de plus que lors du recensement de 1897.

Les deux États révolutionnaires ne sont pas responsables d’une croissance de la population aussi difficile à gérer — dans la mesure où ils le sont, c’est tout à leur honneur : ils ont contribué au recul de la mortalité. Aussi longtemps que la natalité ne suit pas à son tour le mouvement de baisse de la mortalité, autrement dit avant que la transition démographique ait suffisamment progressé pour instaurer une ère de relative stabilité, le problème des bouches à nourrir et de la capacité de l’agriculture à y faire face risquait d’être épineux. Il l’avait été constamment en Chine durant la première décennie du régime et à un degré moindre dans l’URSS des années 1920. C’est cette base fragile qu’une politique inconsidérée a fait chanceler. Une politique criminelle a pris le relais, transformant la crise en catastrophe de très grande ampleur. L’énorme responsabilité personnelle des deux dictateurs, auxquels des dirigeants nationaux (dans le cas de la Chine) ou régionaux (en Ukraine) moins entêtés ou moins cruels n’ont pu résister, met en cause la matrice léninienne commune aux deux régimes : si mal inspiré fût-il, le pouvoir d’un seul s’est imposé à tous.

par Lucien Bianco, le 10 janvier 2013

Pour citer cet article :

Lucien Bianco, « Les origines des grandes famines », La Vie des idées , 10 janvier 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-origines-des-grandes-famines

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