En 1983, alors que la France voit des milliers de personnes manifester dans les rues de Paris en faveur de l’intégration des jeunes issus de l’immigration, un petit cercle d’étudiants et d’activistes islamistes en exil fondent, dans l’indifférence générale, l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), devenue depuis la plus active des structures associatives musulmanes françaises. L’Union apparaît aujourd’hui comme l’un des pôles d’influence religieux dans l’Hexagone ; par sa présence sur le terrain et par un maillage systématique de l’univers islamique français, elle s’est taillé une place de choix dans ce paysage. En 2003, elle s’est imposée en outre comme l’interlocutrice de l’Etat dans la gestion du culte musulman en France : avec un tiers des sièges, elle est devenue l’acteur pivot du Conseil français du culte musulman (CFCM), l’instance représentative officielle mise en place par Nicolas Sarkozy [1].
L’histoire de cette ascension remonte à la fin des années 1970, lorsqu’un groupe d’étudiants d’origine tunisienne, dont Ahmed Jaballah, est chargé par la direction du Mouvement de la tendance islamique (MTI), le parti islamiste tunisien, de créer une antenne en France. Ces étudiants intègrent l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF), fondée par Muhammad Hamidullah en 1962, et provoquent rapidement une crise interne : le groupe des « Tunisiens » tente de rattacher l’organisation à la branche égyptienne des Frères musulmans, alors que la majorité des membres désire rester sous l’influence de la mouvance syrienne du même courant [2]. Suite à une scission, les « pro-égyptiens » quittent l’association et fondent en 1979 leur propre mouvement, le Groupement islamique de France (GIF). A partir de 1981, l’exil de nombreux sympathisants, militants et dirigeants islamistes tunisiens venus en France pour échapper à la répression du président Habib Bourguiba viennent grossir les rangs de l’organisation ; forts de cet afflux, ses dirigeants décident en 1983 de fonder, avec quelques associations musulmanes locales, une organisation nouvelle : une structure fédérative regroupant de nombreuses associations locales, l’UOIF.
Jusqu’en 1994, la direction de l’UOIF sera dominée par des Tunisiens comme Ahmed Jaballah et Abdallah Benmansour, respectivement président et secrétaire général de l’association, dont le but initial était, rappelons-le, de former une branche française du parti islamiste tunisien. Ils s’efforceront cependant de rompre progressivement les liens avec la mouvance tunisienne ; cette tendance à l’autonomisation s’accélère en 1995 avec le changement de direction : des étudiants marocains comme Thami Breze et Fouad Alaoui prennent la tête de la fédération, tandis que le « clan des Tunisiens » se voit marginalisé : Meskine Daou, responsable de la prédication (da’wa) quitte l’association, Abdallah Benmansour est écarté de la direction et Ahmed Jaballah est relégué à des fonctions enseignantes. Dans un contexte marqué par le terrorisme islamiste – les attentats de 1995 –, ce changement s’explique en partie par la volonté de rendre l’Union légitime aux yeux des pouvoirs publics et des médias français.
Le chemin vers le leadership religieux
Jusqu’à la fin des années 1980, l’UOIF restera un acteur marginal dans le champ islamique français. Elle participe certes à une première tentative d’institutionnalisation de l’islam de France sous la forme du Conseil de réflexion de l’islam de France (CORIF) ; mais celle-ci se solde par un échec et le rôle d’interlocuteur des pouvoirs publics revient à la mosquée de Paris. Favorisée par le ministre de l’Intérieur du gouvernement Juppé, Charles Pasqua, la mosquée de Paris devient, pendant quelques années, l’acteur central de l’islam de France. C’est sous l’impulsion de son recteur qu’une charte du culte musulman est signée en 1994, ce qui aboutira à la création de l’Institut de théologie musulmane de la mosquée de Paris. La mosquée sera en outre accréditée par le gouvernement pour superviser l’industrie de la viande hallal.
Face à cette concurrence, l’UOIF va développer un islam de proximité par la création de nombreuses associations sociales et religieuses afin d’obtenir par le bas ce qu’on lui refuse par le haut. Elle se fait connaître en 1989 grâce à « l’affaire du voile » au collège de Creil ; en se plaçant du côté des jeunes filles voilées, l’organisation gagne en visibilité sociale et médiatique. A partir de cet événement, l’Union connaîtra une croissance exponentielle.
Elu secrétaire général de l’UOIF en 1995, Fouad Alaoui ne fait pas mystère de son ambition de faire de son mouvement la référence en matière religieuse. Dans ce but, l’UOIF a mis en place des méthodes d’encadrement modernes, comparables aux partis islamistes maghrébins et moyen-orientaux : à la tête du mouvement, une élite en charge de définir les grandes orientations stratégiques de l’organisation doublée d’un mode de fonctionnement ressemblant à celui d’un parti de masse, avec une myriade d’associations qui assure une présence au niveau local. L’UOIF a divisé la France en huit régions dont chacune est dirigée par un représentant de la fédération, elle dispose de près de 30 centres cultuels et contrôle deux grandes mosquées : celle de Lille Sud, d’une capacité de 2000 places, et celle de Bordeaux, capable d’accueillir plus de 800 fidèles. Bien que faiblement implantée en région parisienne (une seule mosquée à La Courneuve), elle a su tisser un réseau national de près de 250 associations, dont certaines sont très présentes sur le terrain. Elle a sectorisé ses activités et cherche à quadriller « la société islamique » française : la jeunesse, grâce aux Jeunes Musulmans de France ; le monde étudiant, organisé par les Etudiants musulmans de France ; les femmes, dont le fer de lance est la Ligue française de la femme musulmane ; l’action humanitaire à travers le Secours islamique ; la cause palestinienne avec le Comité de bienfaisance et de soutien à la Palestine ; les imams à travers l’Association des imams de France ; le monde médical avec l’association Avicenne. Ce modèle d’organisation s’inspire du corporatisme islamique pratiqué par les Frères musulmans en Egypte.
Chaque secteur de la « société musulmane » est considéré comme une part de marché à conquérir. En 2000, l’UOIF ouvre ainsi à Saint-Denis une antenne de l’Institut européen des sciences humaines, chargée de former des imams français et des cadres associatifs musulmans dans la région parisienne, dans le but de concurrencer le Centre d’études et de recherche sur l’islam (le CERSI [3]) dont le siège se trouve dans la même ville. Elle domine aujourd’hui un élément du champ religieux que beaucoup considèrent comme « le nerf de la guerre » de l’islam de France [4] : la formation des cadres religieux et des imams [5]. En 2004, l’Union décide de s’implanter dans un autre secteur stratégique, celui de la presse communautaire généraliste, en lançant Actualis, organe de presse de l’Union tiré à 20 000 exemplaires.
Un autre élément de cette politique d’implantation dans les milieux musulmans est l’organisation de grandes manifestations. Depuis 1988, l’UOIF organise chaque année un congrès au Palais des expositions du Bourget : on peut y assister à des conférences de théologiens, à des expositions, etc. En quelques années, le nombre des participants est passé de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers de personnes : le premier congrès du Bourget de 1983 a rassemblé 300 personnes, celui de 2006 environ 100 000, selon les estimations venant des responsables de l’organisation. Ce rassemblement s’est imposé comme la manifestation islamique de type émotionnel par excellence, non seulement en France mais aussi en Europe6. Ainsi, l’UOIF a réussi là où ses concurrentes avaient échoué : la mosquée de Paris et la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) organisent également des rassemblements qui n’ont pourtant ni l’envergure, ni la popularité du congrès du Bourget.
La consécration politique
Cette stratégie se trouve récompensée en 1999, lorsque l’UOIF est conviée par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur en charge des cultes, à participer à la mise en place d’une instance représentative, chargée de gérer les problèmes relatifs au culte musulman. Dès le début du processus, l’UOIF fait preuve de sa capacité de négociation en bloquant la ratification de la déclaration d’ouverture et en obtenant des modifications dans le texte. Elle influencera aussi le débat sur les modalités de la mise en place et la composition de l’instance représentative du culte musulman : au terme des négociations, c’est la conception défendue par l’UOIF qui sera retenue. Le 22 mai 2001, sous l’égide du ministère de l’Intérieur, les différentes parties à la consultation adoptent un accord-cadre sur l’organisation future du culte musulman. Selon le mode de désignation de cette nouvelle instance, chaque édifice ou mosquée géré par une association désigne les membres du collège électoral, qui élit ensuite les représentants nationaux. Cette nouvelle instance représentative est une structure décentralisée où les instances régionales jouent un rôle clé. De même, le conseil n’a pas le droit d’intervenir dans le fonctionnement interne des fédérations, des associations et des mosquées dont il se compose.
Pour les organisations musulmanes, l’enjeu est néanmoins de taille, puisque le conseil est le principal interlocuteur de l’Etat. Lors des premières élections, l’UOIF a adopté une stratégie de rassemblement en proposant des listes communes aux représentants de mosquées indépendantes, en établissant des listes « marocaines » de pair avec la Fédération nationale des musulmans de France (à dominante marocaine), en négociant avec des responsables tablighis et des représentants de l’islam africain… Lors de la campagne, l’Union a utilisé des techniques de marketing politique en appelant l’ensemble des représentants religieux à voter en sa faveur, et en promettant à un certain nombre de mosquées des recommandations (tazzkiyat) auprès des riches mécènes du Golfe.
Les tensions entre les dirigeants et la base
La direction actuelle de l’Union se compose donc de Maghrébins, d’origine marocaine pour la plupart d’entre eux (mais également de Moyen-Orientaux), venus en France pour y poursuivre des études supérieures. Dotés d’un niveau de formation élevé [6], ils forment cette « bourgeoisie pieuse » du mouvement islamiste dont parle Gilles Kepel [7] ; avec les islamistes d’Egypte et du Maghreb, ils partagent une conception intégraliste de l’islam, une formation supérieure en sciences exactes, un faible niveau d’études théologiques académiques, ainsi que des relations étroites avec des grandes figures de l’islamisme international, comme Aboujedra Soltanu, président fondateur du parti islamiste algérien, le Mouvement de la société pour la paix (MSP).
Si les cadres du mouvement ont grandi au Maghreb, les militants et sympathisants se recrutent souvent parmi les jeunes issus de l’immigration mais nés et scolarisés en France. Dotés pour la plupart d’entre eux d’un niveau universitaire [8], ils trouvent dans l’UOIF un substitut à l’engagement politique ou syndical, mais aussi une nouvelle façon de croire et d’exprimer leur appartenance religieuse. Cette forte présence des étudiants dans les rangs des militants de l’UOIF est le résultat d’une politique privilégiant les activités sur les campus universitaires, à travers notamment des associations partenaires comme les Jeunes Musulmans de France ou les Etudiants musulmans de France [9], mais aussi d’un discours axé sur les valeurs républicaines comme la citoyenneté, rhétorique beaucoup plus facilement accessible pour une population éduquée.
Entre les cadres et les jeunes adhérents s’opère, au sein de l’organisation, une véritable division du travail. Grâce à leurs compétences linguistiques, religieuses et militantes – nombre d’entre eux ont été formés au militantisme islamique dans les pays maghrébins –, les « anciens » détiennent les postes clés au niveau national, tandis que les « jeunes » se voient confier des activités de terrain menées par des associations affiliées [10]. Ce partage des rôles et l’absence de mobilité ascendante fait l’objet de plus en plus de critiques au sein de l’Union, les « anciens » se voyant accusés de « verrouiller » l’ossature de l’organisation en cumulant plusieurs postes à responsabilité. Mohammed Ateben en offre un exemple remarquable : ce quinquagénaire d’origine tunisienne, professeur de mathématiques, est à la fois représentant de l’UOIF pour la région Bourgogne, président de l’association Jeunesse musulmane de France en Bourgogne, imam de la mosquée de Dijon, président du conseil d’administration du Conseil français du culte musulman régional, conférencier et rédacteur en chef d’un magazine islamique et membre de la direction centrale de l’Union en charge de l’enseignement.
Entre la base et les responsables, se dessinent ainsi plusieurs lignes de fractures : générationnelle mais aussi sociale, opposant les classes moyennes maghrébines ou moyen-orientales aux classes populaires en phase d’ascension sociale. Un troisième clivage concerne la sensibilité politique : tandis que les « anciens » se sentent proches des valeurs prônées par la droite française – notamment le conservatisme moral –, les jeunes parlent davantage de justice sociale se sentant plus proches des valeurs défendues par la gauche. Sur fond de ce triple clivage, l’UOIF est devenue la scène des affrontements idéologiques entre la vieille garde et une jeune génération désirant renouveler l’appareil et le discours idéologique de l’organisation.
Ce conflit s’est encore aggravé depuis la création du Conseil français du culte musulman : la reconnaissance officielle de l’UOIF par les autorités françaises a « notabilisé » ses dirigeants, et ces derniers ont répondu en « euphémisant » leurs revendications. Or, la notoriété de l’UOIF et son succès auprès des jeunes s’étaient fondés sur la radicalité de ses positions religieuses. Par conséquent, les militants reprochent aujourd’hui aux dirigeants de former une nomenklatura, une sorte d’« aristocratie musulmane » trop éloignée de la base. Cette critique est encore alimentée par l’endogamie pratiquée par les cadres de l’UOIF : Hassan Iquioussen, prédicateur du mouvement, est le beau-frère de Tareq Oubrou, membre du conseil d’administration et imam de la grande mosquée de Bordeaux, tandis que Bachir Boukhzer, directeur du service de la communication, est le beau-frère de Fouad Alaoui, secrétaire général de l’UOIF…
De plus en plus contesté par la base, ce mode de fonctionnement a entraîné un désengagement militant d’une partie des jeunes, en faveur notamment de réseaux comme le Collectif des musulmans de France [11]de Tariq Ramadan, conçu comme un espace alternatif pour les « déçus » de l’Union. La branche jeunesse de l’UOIF– Etudiants musulmans de France et Jeunes Musulmans de France – marque aussi de plus en plus nettement son désaccord et certains jeunes responsables contestent ouvertement les choix idéologiques des dirigeants. Par exemple, les organisations étudiantes ont rejoint le collectif « Une école pour tous » qui s’oppose à la loi sur les signes religieux ostentatoires, alors que la position officielle de l’Union à ce sujet est nettement plus nuancée, motivée sans doute par le souci d’apparaître comme un partenaire fréquentable auprès des pouvoirs publics.
Un islamisme de diaspora
Si l’UOIF veut aujourd’hui représenter l’islam de France, elle fait en même temps partie d’un réseau islamique transnational, notamment de la branche européenne des Frères musulmans. La doctrine des Frères constitue en effet la matrice idéologique sur laquelle bon nombre d’organisations musulmanes françaises, dont l’UOIF, fondent leurs actions et leur conception de l’islam. Tandis que des mouvements comme les tablighis ou les salafistes prônent une pratique religieuse individuelle et marquent leur distance par rapport à l’action politique, l’UOIF s’inspire de la vision de l’islam défendue par le fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna : « Certains pensent, à tort, que l’islam se limite à une pratique religieuse spirituelle et dévote. Quant à nous, nous considérons l’islam comme régissant aussi bien le temporel que le spirituel [12]. » Selon les Frères musulmans, l’islam n’est pas une religion stricto sensu mais un système global qui régit tous les domaines de la vie et qui repose sur le triptyque « dîn, douniya, dawla » (religion, vie, Etat). C’est cette conception qui explique pourquoi l’UOIF s’intéresse non seulement à la gestion du culte et au respect de la norme religieuse, mais aussi à des activités profanes comme le soutien scolaire ou le syndicalisme étudiant. Car pour l’UOIF, un musulman n’est pas uniquement quelqu’un qui prie et jeûne ; il doit aussi s’engager dans la société. L’organisation reprend ainsi la distinction faite par les Frères musulmans entre muslimûn (les fidèles qui se contentent d’une pratique cultuelle) et les islamyyûn (les islamistes) qui prennent en compte la dimension militante et sociale de la foi. Cependant, les responsables de l’UOIF reconnaissent que cette conception, conçue pour une société musulmane, doit être interprétée à nouveaux frais pour être applicable dans un environnement diasporique.
Le deuxième élément de l’idéologie de l’UOIF, hérité lui aussi des Frères musulmans, concerne sa conception d’un islam « réformé », autrement dit d’une modernisation religieuse inscrite dans un cadre de référence islamique. Sur ce point, l’Union s’inscrit dans la lignée de la Nahda, le mouvement réformiste du début du XXe siècle qui voulait moderniser l’islam par une lecture renouvelée des textes fondateurs. L’UOIF tente ainsi de redéfinir les contours de la pratique de l’islam en tenant compte des réalités sociales de la France. Selon les dirigeants de l’UOIF, il s’agit non pas de remettre en cause l’orthodoxie musulmane et le sens premier de la révélation coranique, mais de « contextualiser » la religion en vidant la pratique d’éléments dits secondaires et accessoires. Cette volonté de relire l’islam à l’aune de la modernité musulmane n’a pas entraîné une révolution dans la pratique religieuse, tout au plus quelques changements à un niveau jurisprudentiel. Ainsi, est-il possible pour une convertie à l’islam de rester avec son mari non-musulman.
C’est précisément pour tenir compte de la situation du musulman vivant en contexte de diaspora qu’a été fondé, en 1997 et sous l’impulsion de l’UOIF, le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, dont la mission est d’édicter une « Shari’a de la minorité [13] ». Ce conseil est composé d’une vingtaine de théologiens originaires du monde musulman, parmi lesquels l’Egyptien Youssouf al-Qardawi, le savant religieux d’origine mauritanienne Ben Biya proche du pouvoir saoudien ou encore le guide des Frères musulmans au Liban Fayçal Mawlawi [14].
Les mécènes saoudiens
Estimé à plus de 2 millions d’euros par an, le budget annuel de l’UOIF serait, selon ses responsables, financé à 60% par des recettes propres, venant des cotisations des associations membres et des activités menées par la branche commerciale de l’Union : le GEDIS (Groupe édition diffusion, services), chargée de la vente de calendriers islamiques et de cassettes des conférenciers liés à l’association. Les 40% restants viendraient de la collecte d’argent auprès de riches mécènes du Golfe et de subventions allouées par des ONG contrôlées par l’Arabie Saoudite et dont les cadres sont issus de la mouvance des Frères musulmans. Plusieurs fois dans l’année, souvent pendant la période du pèlerinage à la Mecque, des responsables de l’UOIF se rendent au Moyen-Orient pour solliciter de riches donateurs et institutions publiques, en se prévalant des recommandations (tazzkiyya) des autorités religieuses, comme le grand mufti d’Arabie Saoudite, ou des organisations internationales comme la Ligue islamique mondiale. S’il serait exagéré de dire qu’il entraîne automatiquement une inféodation idéologique, un tel financement crée néanmoins, à ne pas en douter, des réseaux de clientèles entre les cadres de l’UOIF et les institutions saoudiennes. Il permet aussi à l’UOIF d’apparaître, aux yeux de ces organismes internationaux, comme un intermédiaire dans la mise en place de projets visant la communauté musulmane de France. L’Union peut ainsi recommander des projets portés par des différentes associations islamiques françaises – concernant par exemple la construction des mosquées – auprès des mécènes des pays du Golfe, ce qui renforce à son tour sa position dans le monde musulman français. L’organisation n’hésite pas à mettre en avant ses relations privilégiées avec les mécènes arabes auprès des musulmans : par exemple, elle a utilisé cet argument dans sa campagne pour les élections au Conseil français du culte musulman.
La Ligue agit également dans le domaine politique, comme un des relais de la diplomatie saoudienne : elle a demandé à la France d’accorder l’indépendance à Djibouti en 1970, dénoncé l’intervention soviétique en Afghanistan en 1980, soutenu les Chypriotes turcs en 1982… Elle fait l’objet d’accusations récurrentes bien que discrètes, venant d’un certain nombre de pays comme l’Egypte, l’Algérie ou la France, qui lui reprochent de financer, sous couvert du soutien à la prédication, des groupes islamistes radicaux. La LIM s’en défend en rappelant sa condamnation officielle du terrorisme (juin 2003) et en expliquant qu’il lui est impossible de connaître l’usage exact de tous les fonds qu’elle octroie. En effet, depuis sa création, elle a apporté son soutien à des groupes très différents : les chiites, les tablighis, les islamistes, les moudjahiddin… Aux yeux de ses dirigeants, l’essentiel est d’aider le développement de l’islam dans le monde et de s’assurer des soutiens hors du territoire saoudien. Après les attentats du 11-Septembre, la LIM a toutefois révisé ses objectifs et durci les conditions pour obtenir un financement : elle se présente désormais comme un instrument de lutte contre l’extrémisme religieux et le terrorisme islamiste, et choisit de plus en plus souvent de soutenir des structures musulmanes quiétistes et apolitiques.
Ces affiliations ne restent toutefois pas sans conséquence pour l’image de l’UOIF auprès de l’opinion publique française. Considérée comme l’avant-poste des Frères musulmans en Europe et la « tête de pont » de l’islam wahhabite en provenance de l’Arabie Saoudite, elle est souvent perçue par les médias et la classe politique comme un « repère intégriste ». Pour rompre avec cette image, l’Union développe une rhétorique anti-wahhabite et tente de « relativiser » la portée de ses propres positions fondamentalistes. Ses responsables tendent aussi à minimiser leur filiation avec les Frères musulmans en affichent volontiers leur attachement aux valeurs-symboles républicaines comme la citoyenneté : il s’agit, expliquent-ils, de promouvoir un islam « citoyen », où le texte coranique sera adapté au contexte de la société française.
Le déclin de l’islamisme politique
Visible dans le discours de l’UOIF à partir des années 1990, cette adhésion aux catégories du discours politique occidental correspond à une évolution du discours des islamistes dits modérés du monde arabe qui progressivement se rallient aux valeurs démocratiques. Par exemple, le Parti du travail d’Adel Hussein en Egypte et Rachid Ghannouchi en Tunisie multiplient à cette époque les déclarations sur la compatibilité intrinsèque de l’islam et de la démocratie [15]. Dans les années 1990, Mahfoud Nahnah, le président du parti islamiste algérien le Hamas, affirme que son parti a intégré les valeurs de la souveraineté populaire. Cette position démocratique, qui n’existait pas lors de la création de ces partis, suscite les doutes des médias et de certains experts français, qui voient dans la rhétorique de l’UOIF un discours à usage stratégique, mis en place pour rendre ses dirigeants plus « fréquentables » aux yeux des pouvoirs publics, plutôt que la preuve d’une évolution profonde des esprits.
L’évolution idéologique de l’UOIF suit donc de près l’essor et le déclin de l’islam politique. Dans les années 1980, l’Union était persuadée que sa mission était de préparer le terrain à un retour des islamistes au Maghreb et notamment en Tunisie ; à partir de 1989, tirant les leçons du déclin de l’islam politique – le mouvement islamiste tunisien décimé, le FIS dissout… – elle adopte un discours plus modéré. Cette évolution progressive sera accentuée par les mutations importantes que connaît à l’époque l’islam de France : d’une religion d’immigrés voués à retourner dans leurs pays, l’islam devient une religion « sédentaire », s’adressant à une génération née et scolarisée en France. C’est sur cette génération-là que l’UOIF s’appuiera par la suite en adaptant son discours à ses attentes. Marque symbolique de ce changement, elle devient en 1989 l’Union des organisations islamiques de France, et non plus en France.
A partir du tournant des années 1990, le nouvel objectif de l’UOIF est de former la future élite musulmane française. Cette politique de séduction des étudiants se fait au détriment des jeunes musulmans vivant dans les banlieues difficiles et souffrant le plus de l’exclusion, laissés à la prédication de mouvements comme les salafistes [16]et les tablighis [17]. On voit ainsi émerger en France une religiosité de classe : l’islam proposé par l’UOIF s’adresse aux classes moyennes, alors que celui du Tabligh et des salafistes séduit les classes populaires.
Si l’islamisme n’est pas pour autant complètement évacué de son discours, l’Union s’empare néanmoins des valeurs républicaines et se fait porte-parole des demandes d’intégration. Profitant de l’essoufflement des associations de jeunes beurs comme France Plus ou SOS Racisme, qui avaient prôné un modèle d’intégration et une identité d’immigré où la référence à l’islam était marginalisée, l’Union va canaliser et retraduire ces mêmes demandes dans un langage imprégné de valeurs religieuses. Dès lors, elle ne doit plus être considérée uniquement comme un acteur de la ré-islamisation ; elle propose aussi un modèle d’intégration concurrent, visant une nouvelle génération de musulmans, celle des jeunes issus des classes moyennes et moyennes inférieures. En prônant un « islam de l’intégration [18] », en revendiquant l’intégration sans assimilation pure et simple, l’Union va à la rencontre de leurs aspirations. Cette nouvelle classe moyenne ré-islamisée se reconnaît dans la prédication des Frères musulmans français prônant un modèle d’intégration où l’appartenance à la société française ne s’oppose pas à la fidélité envers la religion musulmane, et où l’appartenance religieuse ne soit pas refoulée dans l’espace privé. C’est pourquoi l’UOIF entre en compétition non seulement avec les différents courants de l’islam, mais également avec des associations laïques comme SOS Racisme, le MRAP ou Ni putes ni soumises, pour imposer sa propre vision de l’intégration des musulmans de France.
En marge d’un discours sur l’islam et la citoyenneté, l’UOIF développe une rhétorique autour des valeurs individualistes et de l’importance de la réussite sociale, relues à l’aune de la tradition coranique [19]. Avec un discours de saveur calviniste qui n’est pas sans rappeler la morale bourgeoise enseignée à l’école de la IIIe République où sens de l’effort, épargne et travail étaient vantés, l’Union affiche volontiers des modèles de réussite comme le basketteur Tareq Abdul-Wahhab, qui explique lors du congrès du Bourget de 2003 que c’est sa conversion à l’islam qui lui a permis de percer dans le basket professionnel américain. L’Union multiplie ainsi les déclarations à l’égard des jeunes musulmans en les invitant à s’investir dans le monde de l’entreprise, de l’université ou encore de la politique.
Un islamisme transformé
L’UOIF revêt donc des réalités multiformes, parfois contradictoires : un fondamentalisme prônant l’intégration dans la société française, un mouvement conscient des réalités sociales mais dont les élites sont coupées de la base, une politique pragmatique et consensuelle dans ses relations avec les pouvoirs publics, et radicale quand elle s’adresse à sa base… Par son usage de plusieurs registres du discours politique – démagogie, populisme, paternalisme, centralisme démocratique –, par sa gestion politique de l’islam de France et son mode de fonctionnement interne, l’UOIF rappelle davantage un parti politique qu’une fédération associative.
Depuis sa création il y a plus de vingt ans, l’UOIF a transformé profondément les réalités sociales, idéologiques et culturelles de l’islam de France. Elle a su se donner une assise populaire par une politique « de proximité » et par sa connaissance de la réalité sociale musulmane pour s’imposer comme un acteur incontournable de l’islam de France, vis-à-vis des pouvoirs publics qui ont longtemps vu l’UOIF comme une organisation infréquentable. Cependant, elle est contestée par d’autres mouvances (salafisme, Ahbash, Participation et spiritualité musulmane…) de plus en plus présentes chez les jeunes.
Malgré l’évolution entamée dans les années 1990, elle n’a pas rompu avec son héritage islamiste. En même temps, l’Union participe à la mutation de l’islamisme en définissant la forme concrète que cette idéologie doit prendre en situation de diaspora. De ce fait, ses dirigeants proposent un « islamisme de minorité » dont la vocation est de ré-islamiser les populations de tradition musulmane, de s’imposer sur le champ religieux et d’adapter la pratique religieuse au contexte diasporique.
Cet article est tiré de La Vie des Idées (version papier) n° 22/23, mai/juin 2007.