Recensé : Bruno Théret, La monnaie dévoilée par ses crises, Éditions de l’EHESS, 2007, 2 volumes, 29 et 23 €.
« L’étude de la monnaie est, par excellence, le domaine de l’économie dans lequel la complexité est utilisée pour déguiser la vérité et non pour la révéler » : l’ouvrage collectif La monnaie dévoilée par ses crises, dirigé par Bruno Théret, qui réunit 17 économistes et 5 historiens, dément cette sentence de John Galbraith.
Cette fresque des crises monétaires à travers l’histoire et la géographie est issue du séminaire « crises monétaires d’hier et d’aujourd’hui », qui s’est tenu de 1999 à 2004, réunissant anthropologues, historiens et économistes. Elle poursuit les réflexions sur la monnaie entamées depuis plus de vingt ans par André Orléan et Michel Aglietta à travers trois ouvrages : La violence de la monnaie (1982), La monnaie entre violence et confiance (2002) et l’ouvrage collectif qu’ils ont dirigé en 1998 : La monnaie souveraine.
Pour les chercheurs, les crises monétaires sont des moments particulièrement féconds au cours desquels « les mécanismes monétaires se délitent et le fonctionnement routinier de la monnaie est remis en question ». Elles permettent d’ouvrir la « boîte noire » de la monnaie. Les auteurs s’inscrivent ici dans une tradition de recherche sur le dévoilement de la nature sociale de la monnaie, notamment développée en 1934 par le sociologue François Simiand, dans son article « La monnaie, réalité sociale ». L’originalité de l’approche ici présentée est de chercher cette nature sociale au cœur même du fonctionnement de l’économie capitaliste. En s’attaquant aux crises monétaires, les auteurs s’attaquent à un champ des plus établis de la théorie économique, espace de débats houleux depuis des décennies entre les tenants de la « théorie du voile » – c’est-à-dire les économistes qui soutiennent que la monnaie est un voile masquant l’économie réelle – et les théorie de Keynes qui prennent en compte des éléments psychologiques dans ses réflexions sur la monnaie.
Dans le premier chapitre, Bruno Théret rappelle qu’on a reproché aux ouvrages précédents de ce groupe de travail leur manque d’empirie : à vouloir démontrer l’universalité du fait monétaire, n’avaient-ils pas négligé l’épaisseur des expériences monétaires ? Cet ouvrage vient apporter une réponse de grande ampleur à cette critique. On se déplace ainsi de l’Antiquité romaine et athénienne aux crises russes et argentines les plus récentes, en passant par la Chine, l’Empire Ottoman, le Japon, Cuba etc. Il ne s’agit pas seulement de « dévoiler la monnaie », mais également, comme l’indique André Orléan dans l’introduction de son chapitre sur l’hyperinflation allemande, « de convaincre le lecteur de la cohérence du cadre théorique proposé dans sa capacité à dialoguer avec l’histoire ».
Le cadre théorique commun aux auteurs de l’ouvrage est celui des trois formes de confiance dans la monnaie proposées par Aglietta et Orléan : les confiances hiérarchique (celle que l’on porte dans les autorités émettrices de la monnaie), méthodique (la confiance pragmatique dans le fait que la monnaie sera acceptée dans les échanges) et éthique ou symbolique (confiance qui renvoie aux valeurs et à la cohérence institutionnelle d’ensemble d’une société). Les crises économiques permettent de voir fonctionner ces notions théoriques et d’en mesurer l’efficacité descriptive.
La présentation des cas est organisée en fonction des formes de monnayage : le premier tome, « crises monétaires d’hier et d’aujourd’hui », présente les crises monétaires des monnaies métalliques (partie I) puis des monnaies convertibles (partie II). Le deuxième tome, centré sur les crises russes et allemandes, réfléchit aux crises monétaires des monnaies auto-référentielles, c’est-à-dire des monnaies dont la valeur est assurée par elle seule et non par la convertibilité dans un métal précieux ou une monnaie étrangère.
Les monnaies métalliques
Il exista une économie monétaire avant les monnaies signées : on utilisait des métaux ou certains biens pour mesurer la valeur et échanger des biens. Cependant, la question de la fiduciarité des monnaies – c’est-à-dire le fait qu’on fasse confiance en leur valeur et qu’on les utilise pour payer et pour se faire payer, indépendamment de la valeur intrinsèque de leur support métallique – est née avec les monnaies signées (qui déclarent l’identité de son émetteur) et frappées dans la mesure où la valeur de la pièce n’était plus son contenu métallique, mais une valeur arbitrairement fixée et garantie par l’État. Ces monnaies métalliques sont ici étudiées dans la Grèce et la Rome antiques, dans la Chine des Song (Xe-XIIe siècles) dans l’empire ottoman du XVIIe siècle et dans le Japon des Tokugawa (XVIIe-XIXe siècles).
Dès l’Antiquité, les pouvoirs centraux étaient conscients du mode de fonctionnement de la monnaie et imaginaient des expédients monétaires pour renflouer des caisses vides lors de périodes d’inflation et de pénurie monétaire. Jean-Michel Carrié décrit les grandes crises monétaires de l’Empire romain aux IIIe et IVe siècles, caractérisées par la diminution constante du contenu métallique des pièces, allant jusqu’à la pratique du « sauçage » consistant à recouvrir d’une mince pellicule d’argent des pièces qui en avaient été presque totalement vidées.
Le chapitre 7, signé par Jean Andreau, Guillaume Carré, Jean-Michel Carrié et Christian Lamouroux, conclut cette partie et répond pleinement à l’objectif de comparatisme annoncé en début d’ouvrage. Il réfléchit à la construction de la confiance dans les monnaies métalliques en se demandant comment à la fois dans la Rome antique, la Chine des Song et au Japon des Tokugawa, les usagers des pièces ont peu à peu accepté de considérer leur valeur non en fonction de celle du métal qui les constituaient mais en fonction de la confiance qu’ils plaçaient en l’autorité émettrice, qu’il s’agisse de l’État ou de seigneurs régionaux. On comprend alors le lien entre l’instauration d’une monnaie fiduciaire et la construction de l’État. Cette partie nous instruit à la fois sur les capacités d’invention des autorités monétaires pour pallier leurs difficultés économiques et sur les capacités d’adaptation des usagers.
Les monnaies convertibles
La seconde partie de l’ouvrage traite de crises monétaires plus récentes. Les deux premiers chapitres détaillent les processus de stabilisation des monnaies britannique et états-unienne qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. Les chapitres suivants s’intéressent aux situations dans lesquelles plusieurs monnaies cohabitent au sein d’un même territoire, lorsque sont mis en place des Currency board, c’est-à-dire des systèmes par lesquels la monnaie nationale est adossée à une monnaie étrangère (presque toujours le dollar) par un taux de change fixe, ce qui a pour avantage de stabiliser la valeur de la monnaie locale, mais pour inconvénient de retirer aux États leur souveraineté monétaire.
Jérôme Blanc décrit la réintroduction du litas en Lituanie au début des années 1990, symbole de la souveraineté nationale contre le rouble de l’occupant russe. Cette monnaie nouvelle, emblème de la souveraineté retrouvée, est pourtant très rapidement adossée au dollar, les autorités lituaniennes perdant alors une grande partie de leurs prérogatives. Cependant, cette perte apparente de souveraineté est justifiée par l’histoire du litas qui dans l’entre-deux-guerres présentait déjà une parité fixe avec le dollar. Jérôme Blanc, dans ce chapitre très réussi, associe une description précise des événements monétaires à des conclusions plus théoriques sur les éléments historiques, symboliques et politiques qui fondent la monnaie et la confiance qu’on lui porte.
Jaime Marqueis Pereira et Bruno Théret par leur analyse originale de la dollarisation à Cuba se penchent également sur les significations symboliques de la monnaie en montrant que bien que cohabitant sur la même île, le dollar américain et le peso cubain proposent deux ordres de grandeurs distincts. Les auteurs relatent la façon dont le régime a réussi à neutraliser moralement le dollar en l’intégrant à son système redistributif.
Cette seconde partie est riche en enseignements sur l’histoire des politiques monétaires, notamment celles mises en place ces quarante dernières années par les institutions internationales. On se réfèrera en particulier à l’article de Jérôme Sgard sur l’hyperinflation en Argentine et au Brésil, qui retrace en détail les différentes solutions testées depuis les années 1960 en Amérique du Sud.
Pourtant, l’ambition de l’ouvrage consistant à dévoiler la monnaie à travers les crises économiques est inégalement atteinte selon les chapitres, une partie d’entre eux laissant le lecteur sur sa faim quant aux interprétations sociales de la nature de la monnaie. On regrette l’absence d’un chapitre synthétique sur les crises des monnaies convertibles, la façon de les résoudre, et ce qu’elles nous apprennent sur la nature de la monnaie.
Les monnaies auto-référentielles, Russie et Allemagne au XXe siècle
Le second tome offre une cohérence immédiate par le fait qu’il se concentre sur deux pays dans l’histoire desquelles la monnaie a joué un rôle particulier : la Russie et l’Allemagne. Il offre en outre un confort de lecture, puisqu’il permet de s’installer dans un contexte historique, de suivre en même temps les soubresauts monétaires et les analyses théoriques, au cours de chapitres complémentaires. Dans la Russie du XXe siècle, marquée par une instabilité monétaire chronique, le rouble a été constamment utilisé comme un médium et un enjeu de pouvoir, accaparé par un État qui l’a « patrimonialisé » selon l’expression de Ramine Motamed-Nejad. Les quatre chapitres consacrés à la Russie montrent la constance de l’accaparement de la monnaie par les couches sociales dominantes. Laure Després relate que pendant la guerre civile russe, entre 1918 et 1924, non seulement l’hyperinflation rendait difficile l’usage de la monnaie, mais plus encore, chaque camp interdisait à l’autre la détention de la monnaie de l’adversaire sous peine de mort, rendant son usage très dangereux ! Cette mainmise devient spectaculaire dans la Russie postsoviétique, où les dominants et alliés du pouvoir vont jusqu’à s’affranchir de la contrainte de paiement, reportant ainsi leurs dettes sur leurs créanciers (notamment les salariés non payés) et l’État, complaisant. Cette histoire monétaire conduit Jacques Sapir à s’opposer à l’hypothèse d’Orléan et Aglietta dans La violence de la monnaie : pour lui, la monnaie n’est pas le médiateur d’une rivalité mimétique individuelle, mais de conflits sociaux structurés autour d’intérêts collectifs, consciemment exprimés ou non. L’histoire monétaire russe a en outre la spécificité de connaître de façon récurrente la présence d’un système monétaire et financier alternatif au rouble. Les formes de « naturalisation des échanges », c’est-à-dire de paiements en nature, que Laure Després décrit pendant le communisme de guerre, ont en réalité constamment perduré. Dans la Russie postsoviétique, le troc entre les entreprises a remplacé une monnaie patrimonialisée par les proches de l’État. Pepita Ould-Ahmed associe le développement du troc à une crise des institutions monétaires officielles, qui échouent à instaurer une confiance de type hiérarchique, le troc constituant un pis-aller qui offre aux acteurs économiques une confiance méthodique.
La partie russe de l’ouvrage brosse un tableau passionnant non seulement des crises monétaires, mais à travers elles, de l’histoire et de l’organisation socio-politique du pays.
L’histoire de l’Allemagne au XXe siècle est elle aussi largement marquée par les crises monétaires qu’elle a connues. André Orléan, dans son brillant article sur l’hyperinflation allemande des années 1920, cherche à tester deux hypothèses développées dans La monnaie souveraine. D’abord, la monnaie est nécessaire au lien marchand : non seulement elle n’est pas un voile, mais son effondrement conduit un pays entier à perdre ses repères économiques. La prolifération des « monnaies de secours » quand le mark est défaillant confirme l’analyse théorique : les échanges marchands ne peuvent avoir lieu sans monnaie. En second lieu, la monnaie a une dimension proprement politique. La crise monétaire était une crise globale du groupe par rapport à autrui : « S’il n’y a plus de monnaie, alors les gens se battront à mort les uns contre les autres », prédisait Konrad Adenauer, alors maire de Cologne. La sortie de crise consista en la recherche de l’unité du groupe autour d’une nouvelle définition du rapport monétaire. Le traumatisme de l’hyperinflation des années 1920 joua lorsque, après la Seconde Guerre mondiale, les autorités alliées cherchèrent à trouver une solution à la dévalorisation du reichsmark. Le deutsche mark, introduit en 1948, fut à l’origine du « miracle allemand » autour d’une monnaie qui est apparue comme un patrimoine collectif. Le chapitre d’Éric Dehay qui clôt l’ouvrage pose la question du nominalisme, c’est-à-dire de la valeur écrite sur les billets, par opposition à la valeur réelle de la monnaie, du fait de l’inflation. Cette question est passionnante car elle articule des mécanismes économiques relativement techniques avec des questions plus sociologiques, en montrant l’ébranlement d’une société qui ne fait plus confiance à la valeur nominale de sa monnaie, mais se trouve démunie pour connaître sa valeur réelle. Éric Dehay l’analyse en décrivant les formes de contestation du principe nominal dans l’histoire allemande du XXe siècle : dans les années 1920, les créanciers saisirent la justice en masse pour réclamer la revalorisation de créances dévalorisées par l’hyperinflation. Dans les années 1940, c’est par le troc – pourtant lourdement puni – que les Allemands tentèrent de pallier la perte de valeur de la monnaie ; enfin dans les années 1960 et 1970, certains ont réclamé la prise en compte de la dépréciation de la valeur monétaire de leurs biens dans le calcul de leur imposition. Éric Dehay s’appuie sur ces événements pour remettre en cause l’idée du primat des relations contractuelles sur les phénomènes monétaires : la rationalité individuelle est limitée en l’absence d’une référence collective permettant de se représenter la situation économique.
Une difficile articulation entre théorie et empirie
Le lecteur ayant achevé cet immense parcours historique se trouve beaucoup plus savant au terme de l’ouvrage, véritable mine de connaissances pour les historiens, sociologues, anthropologues ou économistes qui s’intéressent au fait monétaire. Le livre propose un accès à des concepts développés dans les ouvrages antérieurs et permet de mieux les comprendre et de tester leur validité.
Cependant, l’ouvrage atteint-il les objectifs qu’il s’était fixés ? « Ce qui nous intéresse dans cet ouvrage est, rappelons-le, moins une analyse des crises monétaires en tant que telles qu’une synthèse de ce qu’elles peuvent nous apprendre sur la nature même de la monnaie, par delà l’extrême diversité des sociétés dans lesquelles on observe ces crises », affirme Bruno Théret en introduction. Or, on est surpris de ne pas trouver de conclusion générale et théorique. En fait, la synthèse théorique est proposée dans le premier chapitre : Bruno Théret y présente un tableau des différentes formes de crises, qui, dans cette position liminaire, reste relativement abstrait. Il vaut presque mieux lire, ou relire ce chapitre à la fin de la lecture de l’ouvrage. Michel Aglietta propose un second chapitre théorique en introduction du second volume, qui dialogue avec les critiques faites aux ouvrages précédents, mais ne fait que peu référence aux travaux présentés dans les deux volumes de La monnaie dévoilée par ses crises.
L’ouvrage, par son titre, nous promet de dévoiler La monnaie. Or il nous semble qu’il œuvre plutôt à faire découvrir les monnaies, construites localement, répondant aux exigences sociales, politiques, historiques de chacun des contextes. Seule la première partie sur les monnaies métalliques fait œuvre de comparatisme, les historiens semblant plus à l’aise dans cet exercice que leurs collègues économistes. Dans les parties suivantes, les cas sont peu mis en série, en dehors de brèves introductions. Cela est surtout gênant dans la deuxième partie, la troisième ayant sa cohérence interne. Quant aux trois grandes parties, elles semblent entièrement indépendantes les unes des autres. La construction du livre laisse penser que la théorie pourrait en réalité se passer des études de cas, qui dès lors deviennent des exercices d’applications de la théorie, plutôt que des terrains servant à la faire progresser.
Une autre surprise de ce livre est la faible présence de non-économistes (seulement 5 historiens, qui écrivent sur les monnaies métalliques) dans un ouvrage centré sur la nature sociale de la monnaie, et émanant d’un groupe de recherche multidisciplinaire : les anthropologues très présents dans La monnaie souveraine sont absents du livre. Il existe en outre des travaux sociologiques sur les crises monétaires (comme ceux de Caroline Dufy sur le troc en Russie ou ceux de Mariana Luzzi sur la crise argentine) qui auraient eu toute leur place ici.
En dépit de cette réserve sur l’articulation des terrains à la théorie et de ce regret sur la faible participation de chercheurs d’autres sciences sociales, cet ouvrage érudit fait utilement le point sur l’entreprise de refondation de la théorie monétaire, et ouvre de nombreuses perspectives de recherche sur des terrains variés. L’équipe féminisée et enrichie de jeunes économistes réunie autour de Bruno Théret, propose un ouvrage dense et exigeant, qui n’est finalement pas aussi austère qu’il y paraît à première vue.