Recensé : Jeffrey A. Winters, Oligarchy, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 237 p.
À en croire la liste de plus en plus longue des personnes les plus riches du monde publiée chaque année par le magazine Forbes, notre époque est faste pour les milliardaires. En outre, si l’on considère les réformes fiscales réalisées sous la présidence de Bush aux États-Unis ou celle de Sarkozy en France, il semble que les politiciens actuels apprécient les plus fortunés. Les aventures de Berlusconi en Italie, Bloomberg à New York, Thaskin en Thailande, Piñera au Chili ou encore, plus récemment, Ivanishvili en Géorgie semblent indiquer que les milliardaires aiment eux aussi la politique. Ce phénomène dérange bon nombre d’entre nous dès lors qu’il a cours en démocratie. Pourquoi les peuples en démocratie autorisent-ils les plus fortunés à les gouverner au lieu d’exiger la redistribution des richesses ?
Selon Jeffrey Winters, l’émergence d’une oligarchie ne devrait pas surprendre, pas même en démocratie, car « la concentration des richesses entre les mains de quelques individus leur confère un pouvoir tel que se développent différents types de politique oligarchique ne pouvant être saisies dans un cadre pluraliste générique » (p. xiii). En dépit de failles significatives, Oligarchy est un livre important, et ce d’autant plus que le rôle des milliardaires en politique n’a pas été suffisamment étudié par les universitaires à ce jour [1].
Bien entendu, il est possible de recourir à différentes approches de la sociologie des élites pour analyser le phénomène. Néanmoins, comme le remarque avec justesse Winters, la sociologie moderne des élites a adopté, depuis Pareto et Michels, une conception large de l’oligarchie, dans laquelle non seulement les très riches, mais aussi les bureaucrates de haut niveau, les représentants des partis politiques et les leaders d’opinion font partie de la minorité au pouvoir. L’auteur souhaite restreindre la portée du concept, le ramener à ce qui, selon lui, en était le sens premier dans la pensée d’Aristote : la richesse excessive considérée comme source principale du pouvoir d’une minorité.
Les quatre visages de l’oligarchie
L’ambition du livre a ses mérites : insérer l’étude du pouvoir politique des milliardaires d’aujourd’hui dans une compréhension plus large de l’oligarchie, à la fois historique et géographique. Les définitions parcimonieuses facilitent la compréhension et reflètent l’ontologie matérialiste de l’auteur : « Les oligarques sont des acteurs qui contrôlent et administrent d’immenses quantités de ressources matérielles, qu’ils peuvent déployer afin de défendre ou accroître leurs richesses personnelles ou leur position sociale d’élite » (p.6). « Le terme oligarchie se réfère aux politiques de défense des richesses mises en œuvre par des acteurs dotés de ressources matérielles » (p. 7). Deux distinctions permettent à Winters d’affiner son analyse : les ultra-riches emploient différentes stratégies selon qu’ils opèrent dans des systèmes politiques composés d’institutions collectives ou de formes de gouvernement plus fragmentées et personnalisées, mais aussi selon que les oligarques ont recours ou non à la violence (p. 34). Cette matrice 2x2 conduit à quatre types idéaux : les oligarchies guerrières, les oligarchies dirigeantes, les oligarchies sultanesques, et les oligarchies civiles. Chaque forme d’oligarchie est traitée dans un chapitre distinct.
Au sein des oligarchies guerrières, la richesse s’accompagne de capacités coercitives, les oligarques faisant usage de la violence pour défendre les biens qu’ils s’approprient, à la fois contre le peuple qu’ils gouvernent et contre les oligarques rivaux. Winters fournit de brefs exemples historiques de chefferie : l’ancienne région de Thy au Danemark, les chefs guerriers Wanka du Pérou précolonial, les iles d’Hawaï, les anciens Celtes d’Irlande (pp. 46-50). Cependant, aucun de ces exemples ne parvient à démontrer si et comment les chefs-guerriers cherchaient à défendre leurs richesses. La richesse et le pouvoir y étaient clairement entremêlés, mais la quête de ressources matérielles dans le but premier de préserver le pouvoir ou la survie obéit à une logique tout autre que celle d’un désir de richesse qui verrait dans le contrôle du pouvoir l’unique moyen de défendre celle-ci. Winters est conscient de cette difficulté (p. 49ff.) - qui resurgit tout au long de son étude - par exemple lorsqu’il traite de l’ascension de Suharto en Indonésie (p. 157ff.) et de celle de Lee Kuan Yew à Singapour (p. 257ff.). Or il la « résout » simplement en postulant que la défense des richesses constitue le moteur principal de l’action, sans toutefois démontrer la validité de ce postulat. L’auteur offre une interprétation plus détaillée de la situation de l’Europe médiévale, qu’il présente comme un patchwork d’oligarques guerriers, mais pratiquement toutes les recherches historiques auxquelles il se réfère sont antérieures à la déconstruction récente du concept de « féodalisme ». Winters semble avoir délibérément choisi de s’appuyer principalement sur des sociologues historiques tel que Perry Anderson, lesquels partagent – et donc confirment – son approche matérialiste. Il aurait été intéressant d’intégrer les travaux portant sur les seigneurs de la guerre plus contemporains (en Afghanistan, au Sierra Leone, ou en Somalie).
Dans les oligarchies dirigeantes, les plus riches créent des institutions de gouvernement collectif pour réduire la menace de luttes intestines entre oligarques, et pour mieux se défendre contre les attaques externes et les révoltes populaires. La question décisive, selon Winters, est de savoir jusqu’à quel point l’organe de gouvernement collectif détient le monopole de la violence – ou encore si chaque oligarque pris individuellement demeure armé ou non. Le portrait qu’il dresse de l’Athènes classique présente les mêmes défauts que ses exemples d’oligarchies guerrières : le lecteur est renseigné sur l’existence d’une stratification sociale et matérielle, mais la façon dont les riches usaient de leur influence sur les instances de gouvernement pour défendre collectivement leurs richesses demeure obscure. L’explication de Winters se limite au constat que les Athéniens les plus riches « dominaient les affaires du pays en occupant tous les postes de haut niveau de leur oligarchie dirigeante » (p. 83) et que « les citoyens les plus pauvres (…) ne faisaient jamais usage de la démocratie pour empiéter sur la propriété foncière des Trois Cents » (p. 87). Or il s’agit là d’un simple raisonnement inductif ne s’appuyant sur aucune preuve. Plusieurs observations de l’auteur brouillent en fait l’analyse : de nombreux étrangers –métèques- comptaient parmi les résidents les plus fortunés (p. 78), sans toutefois être citoyens d’Athènes, et les citoyens les plus riches étaient lourdement taxés, car ils devaient payer personnellement les forces armées ainsi que les fréquentes aventures militaires (p. 81, 86). Winters se montre plus convaincant (mais aussi plus trivial) lorsqu’il décrit l’ensemble des citoyens comme formant une oligarchie opposée à la population majoritaire d’esclaves. Néanmoins, il manque à sa présentation un examen plus approfondi des différentes étapes de l’histoire politique athénienne - par exemple, celles où dominaient les soi-disant « démagogues » et celles où prévalaient les « tyrans ».
En revanche, le cadre d’analyse de Winters semble plutôt bien adapté à la politique oligarchique de la Rome antique, la distribution des richesses y étant beaucoup plus inégalitaire qu’à Athènes [2]. D’après l’auteur, les alliances politiques complexes au sein de la République romaine servaient principalement à empêcher que l’un des oligarques ne gouverne seul (pp. 96-106), tout en permettant à l’ensemble de ceux-ci de protéger leurs richesses et les revenus qu’ils tiraient d’une économie foncière fondée sur l’esclavage. Le recours à la coercition dans la ville de Rome ainsi que le contrôle des forces armées étaient soigneusement règlementés, et le système s’effondra lorsque des « oligarques guerriers » tel que Jules César « prirent le contrôle personnel d’importants segments des légions romaines » (p. 107), transformant la République romaine en une série d’ « oligarchies sultanesques ».
Spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Winters est dans son élément lorsqu’il décrit l’Indonésie de Suharto et les Philippines de Marcos comme des oligarchies sultanesques : « (…) un règne personnalisé dans lequel les institutions et les lois sont affaiblies, et où le dirigeant gouverne par l’entremise d’un pouvoir coercitif et matériel lui permettant de garder la mainmise sur la peur et les rétributions » (p. 136). Quand la politique est hautement personnalisée, il devient essentiel de comprendre le fonctionnement interne du ou des clans familiaux au pouvoir - ce qui, trop souvent, limite sérieusement la recherche, dans la mesure où ce type d’information est rarement rendu public. Winters offre un aperçu fascinant de l’Indonésie à partir d’amples entretiens menés auprès des membres de l’oligarchie du pays, faisant de ce chapitre le plus riche en termes empiriques. L’analyse qu’il fait de l’Indonésie et des Philippines traite sérieusement de l’héritage colonial et de l’intégration de ces deux pays dans l’économie mondiale après l’Indépendance, et fournit des explications contextualisées de la manière dont Suharto et Marcos ont pu concentrer les ressources matérielles et le pouvoir politique entre leurs mains. Malgré des différences historiques, en particulier en ce qui a trait au recours à la violence politique (p. 197ff.), les formes de politique oligarchique dans les deux pays semblent converger depuis la chute de leurs dictateurs respectifs : « Ces deux pays ont réussi leur transition démocratique, affichant une vigoureuse liberté de presse, d’association, et de participation. Tous deux sont […] dotés de systèmes électoraux entièrement captés par l’oligarque au pouvoir » (p. 206).
Distribution des richesses et régimes politiques
Le plaisir que procure la lecture d’Oligarchy provient en grande partie du fait qu’on y observe un esprit vif cherchant à saisir la relation entre l’argent et la politique sans pour autant se perdre dans la multitude de débats académiques qui se sont penchés sur la question plus tôt. Néanmoins, même dans le cadre d’une approche strictement matérialiste, un dialogue plus approfondi avec les récentes avancées théoriques en économie politique aurait permis à Winters d’affiner considérablement son analyse [3].
L’abondante littérature consacrée à la nature des conflits distributionnels qui sous-tendent les divers régimes politiques permettrait, par exemple, de mieux saisir le quand et le pourquoi de l’ascension et de la chute des différents types d’oligarchie - des questions que Winters reconnaît ne pas avoir abordé d’un point de vue théorique (p. 276). Les enseignements majeurs de cette tradition de recherche - dont l’auteur mentionne certains classiques tels que Tocqueville et Barrington Moore, tout en ignorant les principaux progrès réalisés au cours des vingt dernières années - portent sur les différentes sources de la richesse. Ainsi, Daron Acemoglu et James Robinson affirment que la démocratie de masse a plus de chances d’émerger non seulement lorsque l’urbanisation et l’industrialisation conduisent à « l’encapacitation » (empowerment) des masses, mais aussi lorsqu’elle devient plus acceptable aux yeux d’élites dont la fortune se fonde sur des ressources de plus en plus mobiles, moins exposées au risque de redistribution que les ressources immobiles [4]. Ceci est conforme à l’affirmation de Winters selon laquelle la démocratie électorale et l’oligarchie coexistent souvent au sein d’un même régime politique (p. 273).
L’analyse des conséquences politiques de la formation d’économies fondées sur l’extraction de ressources (pétrole, gaz, minéraux, bois, etc.) - souvent abordée sous l’angle de « la malédiction des ressources naturelles » [5] - s’est elle aussi grandement affinée, et aurait pu renforcer la théorie de Winters. Celui-ci est conscient que certaines caractéristiques économiques – par exemple, la dépendance de l’Indonésie à l’extraction des ressources premières (p. 142) ou celle de Singapour vis-à-vis des flux de capitaux internationaux (p. 259) – ont des effets importants sur les formes de politique oligarchique mises en lumière dans ses études de cas. Or Winters ne cherche pas à s’extraire des cas particuliers pour en tirer des conclusions plus générales.
Les États-Unis, une oligarchie ?
Winters se montre le plus polémique lorsqu’il introduit le concept d’oligarchie civile et, puisant dans les idées développées dans un article précédent [6], prend les États-Unis (et Singapour) pour exemple. Oligarchy donne même parfois l’impression d’avoir été écrit avec pour préoccupation majeure d’expliquer les inégalités croissantes en Amérique. De même que Simon Johnson a pu comparer la récente débâcle financière aux États-Unis au capitalisme de connivence jadis « réservé » aux pays en voie de développement [7], Winters dresse un parallèle entre les États-Unis et d’autres oligarchies. Dans les oligarchies civiles, selon l’auteur « le développement le plus important dans l’histoire des oligarchies » (p. 208), les objectifs des oligarques changent radicalement : dans la mesure où la règle de droit convertit les revendications de propriété en droits de propriété garantis par l’État, ce sont aujourd’hui principalement les revenus qui doivent être protégés de la redistribution par l’impôt.
Avec leur argent, les ultra-riches peuvent se payer les services de ce que Winters appelle « l’industrie de défense des revenus » (p. 213ff.) – cabinets d’avocats spécialisés, comptables, banques et autres planificateurs fiscaux offrant une aide à la « minimisation de l’impôt », qui se voit grandement facilitée par l’existence de niches fiscales offshore (p. 233ff.). Cette industrie fait également pression pour obtenir un régime fiscal qui limiterait l’assujettissement des oligarques à l’impôt. Par ailleurs, l’auteur considère les oligarques américains comme formant une « classe de donateurs » dont les contributions électorales peuvent être fort influentes (p. 249ff.). L’indicateur-clé du succès des oligarques est l’impôt, que Winters étudie par le biais d’études de cas saisissantes et de données éclairantes en provenance de l’Internal Revenue Service (autorités fiscales américaines). Il montre que les taux d’imposition nominaux - sur les revenus (en particulier sur les revenus du capital), mais aussi sur les successions (estate tax) - ont considérablement diminué au cours des vingt dernières années, ce qui témoigne, selon lui, du succès du lobbying des oligarques. Les taux d’imposition réels (les montants réellement payés) ont décliné de façon encore plus drastique – en particulier pour les 400 revenus les plus élevés - révélant les prouesses de l’industrie de défense des revenus (p. 244ff.).
L’augmentation des inégalités économiques et politiques, que l’on peut aussi observer dans plusieurs autres nations développées, est certainement déplorable du point de vue de la théorie démocratique et de l’éthique. Mais suffit-elle à qualifier les États-Unis d’oligarchie ? D’Aristote à nos jours, le terme d’oligarchie, tout comme celui de démocratie ou de monarchie, est couramment employé pour décrire la principale caractéristique d’un régime politique, et non seulement certains aspects de celui-ci. La catégorie d’ « oligarchie civile » semble tout à fait convenir à l’Italie de Berlusconi (exemple auquel Winters ne se réfère jamais) : Berlusconi a utilisé les ressources de son empire financier pour devenir Premier ministre, puis abusé de son pouvoir politique pour défendre et accroitre sa fortune [8]. Quant au cas des démocraties de marché au sein desquelles les ultra-riches parviennent « simplement » à maîtriser leur taux d’imposition réel, il paraît plus approprié de parler à leur propos d’« éléments oligarchiques ». Cette remarque nous conduit à la question inverse : sur la base des définitions proposées par Winters, où et quand un système politique ne forme-t-il pas une oligarchie ? Dans une société où il n’existe pas de stratification fondée sur la richesse ?
Le pluralisme peut-il limiter le pouvoir des milliardaires ?
À travers ses divers exemples d’oligarchies guerrières, dirigeantes et sultanesques, Winters présente les ultra-riches comme des leaders politiques exerçant effectivement le pouvoir. En revanche, dans les « oligarchies civiles » qu’il décrit, peu importe que les milliardaires aspirent ou non à gouverner du moment qu’ils obtiennent ce qu’ils souhaitent en termes de richesses et de défense des revenus. L’auteur intègre ici à son raisonnement la fameuse « critique du modèle de l’élite du pouvoir » formulée par Robert Dahl : « L’efficacité politique réelle d’un groupe est fonction de son potentiel de contrôle et de son potentiel d’unité [9] ». Selon Winters, le seul objectif commun aux ultra-riches - même si ceux-ci ne se rencontrent jamais - est la défense des richesses (pp. 211, 220ff. et 280ff.). Sur d’autres questions d’ordre politique, il est probable que les oligarques affichent des préférences opposées ; ainsi prennent-ils part à la compétition pluraliste autour des valeurs, laquelle est constitutive de la politique démocratique.
De manière assez ironique, l’intellectuel Jim Bopp, qui fut l’architecte de la récente libéralisation de la législation sur le financement des campagnes électorales aux États-Unis, partage ce raisonnement lorsqu’il considère l’importance grandissante des gros capitaux en politique comme un progrès vers une plus grande liberté d’expression, et donc vers un éventail de choix plus large pour les électeurs [10]. Or le postulat sur lequel repose ce raisonnement, à savoir que les milliardaires présentent la même diversité de valeurs que le reste de la société, est hautement discutable. Les tentatives rivales d’influence sur la politique américaine des frères Koch (fers de lance du mouvement des Tea Party) et de George Soros (progressiste) peuvent ressembler à une lutte pluraliste entre oligarques. Mais en Suisse, en Autriche et en Géorgie, les entreprises politiques actuelles de Christoph Blocher, Frank Stronach et Bidzina Ivanishvili sont menées en l’absence de milliardaires rivaux. De façon générale, il est peu probable que pour chaque milliardaire tentant d’imposer ses valeurs en politique, il existe un autre milliardaire pour lui faire contrepoids. La recherche sociologique sommaire sur les « individus à valeur nette élevée » montre que les systèmes de valeurs des milliardaires diffèrent de ceux du reste de la société [11]. Par conséquent, lorsque les milliardaires se mettent à faire de la politique dans un but autre que la défense des richesses, il faut s’attendre à une transformation plus profonde de la démocratie électorale. Les milliardaires jonglant avec le système fiscal représentent une intrusion oligarchique inquiétante dans la politique démocratique. Si, en outre, ils se mettent à utiliser leurs ressources pour contrôler les politiques publiques en plus de la seule fiscalité, les démocraties risquent grandement de se dégrader en oligarchies civiles.