La lutte contre le terrorisme est un domaine particulièrement prolifique en apories apparentes. Dans le discours public comme académique, il n’est pas rare d’entendre que les mesures de lutte contre le terrorisme sont contraires aux principes de l’État de droit ou qu’il est nécessaire de trouver un équilibre entre les valeurs de la sécurité et la liberté, posées sur les plateaux d’une balance métaphorique. Dans le premier cas, on se limite à regretter que la réalité ne suive pas la théorie idéale, dans le deuxième on parle d’un nouvel équilibre entre sécurité et liberté sans en dire davantage sur la manière d’opérer cet arbitrage. Doit-il nécessairement se faire au détriment de la liberté ?
L’auteur de cet ouvrage, professeur de philosophie et de théorie du droit à l’Université de Trieste, propose de « prendre au sérieux la métaphore » (p. 83) de la « mise en balance » de manière à montrer qu’elle peut aussi pencher en faveur de la liberté. En prenant la réponse des États-Unis comme cas paradigmatique, Mauro Barberis nous livre une analyse critique des politiques standard de lutte contre le terrorisme en s’appuyant notamment sur le principe de proportionnalité. Mais si le point de départ semble modéré, la thèse finalement défendue par l’auteur est assez radicale : la « quasi-totalité des mesures de lutte contre le terrorisme » n’est ni adéquate, ni nécessaire, ni proportionnelle (p. 8).
Trois manières de penser le rapport entre la sécurité et la liberté
À la question du conflit des valeurs que sont la liberté et la sécurité, M. Barberis identifie trois réponses possibles. La première consiste à assimiler des valeurs différentes à une unité de valeur commune qu’il faut ensuite maximiser comme, par exemple, le bien-être général. Selon un principe de conciliation de nature utilitariste, il s’agit de trouver l’équilibre entre sécurité et liberté en termes de coûts et de bénéfices, de manière à maximiser le bien-être total considéré comme la somme du bien-être de chacun. Cette solution est rejetée par l’auteur au nom des objections traditionnelles à l’utilitarisme. Il évoque notamment l’objection de l’incommensurabilité, qui établit qu’il est impossible de faire appel à une unité de valeur universelle — comme le bien-être — pour résoudre de manière rationnelle le conflit entre des valeurs différentes ; ou encore, il critique le fait que le calcul utilitariste ne prenne pas suffisamment en compte la pluralité des personnes permettant le sacrifice du bien-être d’une minorité au profit du plus grand nombre.
L’auteur estime néanmoins que les solutions proposées par d’autres auteurs non utilitaristes ne sont pas plus satisfaisantes. Bernard Williams se limite à constater que ce type de conflit entre les valeurs amène inévitablement à « un choix tragique, qui implique toujours une perte » (p. 37). D’autres, comme John Rawls ou Robert Nozick, ont proposé des solutions visant « à éviter des calculs d’intérêts, des “trade-offs”, des équilibrages susceptibles de sacrifier les droits individuels aux intérêts collectifs » (p. 33). Le rapport entre valeurs devrait se penser, selon J. Rawls, à partir d’un « ordre lexical, ou sériel » qui ferait que, dans le cas qui nous occupe, la sécurité ne puisse être maximisée que dans la mesure où elle est compatible avec la liberté, qui lui est hiérarchiquement supérieure.
À la « pauvreté » de la solution proposée par Williams (p. 38) et au refus de Rawls et Nozick de penser le conflit entre les valeurs en termes conséquentialistes, c’est-à-dire de prendre en compte les conséquences potentielles de la subordination absolue de la sécurité à la liberté, l’auteur oppose une troisième solution. Il s’agit du principe de proportionnalité tel qu’il a été élaboré par Robert Alexy, professeur de philosophie du droit à l’Université de Kiel en Allemagne. Ce principe est en réalité composé de trois sous-principes : le principe d’adéquation, le principe de nécessité et le principe de proportionnalité au sens strict. Selon le premier, « la règle qui viole un principe doit être propre à en satisfaire un autre ». Cela signifie que, si la mesure qui enfreint la liberté ne contribue pas à la satisfaction de la sécurité, alors elle doit être considérée comme inadéquate. Le deuxième principe requiert que « la violation doit être strictement indispensable ». Autrement dit, une mesure anti-terroriste est considérée nécessaire quand il n’y en a pas d’autre qui, tout en permettant d’atteindre le même degré de sécurité, serait moins attentatoire à la liberté.
Selon l’auteur, le troisième principe, principe de proportionnalité au sens strict, implique que la « violation et la satisfaction ne doivent pas être disproportionnées » (p. 46). Même si elle s’insère dans un ouvrage à destination du grand public, cette formulation a quelque chose d’un peu simple, qui ne rend pas justice à la complexité de principe de proportionnalité [1]. Ce dernier implique en effet que plus une mesure nuit à un intérêt ou à une valeur (la liberté), plus il est important de satisfaire l’autre intérêt ou la valeur en compétition (la sécurité). Mais l’auteur ne montre pas comment il est possible de calculer ce degré de nuisance ou de satisfaction. Cela est d’autant plus regrettable, sans doute, que l’un des objectifs de l’ouvrage est de montrer la supériorité de cette solution par rapport à d’autres, et que la thèse principale de l’ouvrage s’appuie sur un raisonnement qui mobilise implicitement certains éléments du principe de proportionnalité.
Le rôle des juges en matière de sécurité nationale
En dépit des critiques de la doctrine, le principe de proportionnalité est aujourd’hui largement utilisé par les juges dans les cours constitutionnelles et internationales. Si elles sont valides, les objections à ce principe risquent de l’affaiblir non seulement en tant qu’outil argumentatif, mais aussi en tant qu’instrument rationnel de la décision judiciaire (p. 69). Comme d’autres auteurs, M. Barberis considère que l’objection de l’incommensurabilité, déjà mobilisée contre l’utilitarisme, reste « le plus grand obstacle à la mise en équilibre » des valeurs (p. 70) [2]. Au sens fort, l’incommensurabilité rejette l’idée que des valeurs différentes puissent être comparées et calculées à partir d’une unité ou d’un critère commun de mesure. L’incommensurabilité au sens faible accepte, en revanche, que même en l’absence d’une unité commune, il soit possible de comparer des valeurs différentes, mais impossible de les organiser rationnellement selon une hiérarchie « cardinale, ou absolue, ou bien simplement ordinale, ou relative » (p. 38).
L’auteur rejette l’incommensurabilité au sens fort. Il est en effet toujours possible d’affirmer que l’impact d’une mesure de lutte contre le terrorisme peut, à un moment donné, être considéré comme plus important que la protection de l’intérêt individuel que cette mesure met en question. L’auteur ne semble pas rejeter, en revanche, l’incommensurabilité au sens faible, car il estime que les valeurs peuvent être comparées et organisées de manière rationnelle. Mais comme l’auteur le souligne, dans le principe de proportionnalité, la hiérarchie entre la sécurité et la liberté est toujours relative et non absolue. M. Barberis estime, en outre, que le principe de proportionnalité laisse toujours, « comme résidu, la discrétion des juges, surtout dans l’usage du test de proportionnalité au sens strict » (p. 47). Mais, si c’est le cas, on pourrait se demander dans quelle mesure il est possible d’affirmer que le principe de proportionnalité surmonte « les objections contre l’utilitarisme » (p. 42) ou encore que la conciliation « n’est pas arbitraire, mais rationnellement justifiée » (p. 47).
Toutefois, ce constat ne nous contraint ni à conclure à la nécessité d’abandonner la conciliation entre les valeurs ni à considérer le pouvoir décisionnel des juges comme contraire à l’État de droit. En effet, si l’on veut protéger les libertés face aux mesures prises par les organes exécutif et législatif, alors il est préférable qu’un organe différent et indépendant de celui qui les a prises puisse les contrôler. Selon l’auteur, le danger pour les libertés repose moins sur le caractère potentiellement arbitraire des décisions judiciaires que sur le fait que le gouvernement ou le législateur cherche à mettre à l’écart les juges ou que ces derniers leur soient déférents.
La guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001 permet à M. Barberis de bien illustrer ce problème. En novembre 2001, l’administration Bush avait interdit aux détenus à Guantanamo de saisir les tribunaux nationaux et internationaux. Ce n’est que 7 ans plus tard, après une longue série d’échanges entre l’administration, le Congrès et la Cour suprême que le droit des détenus à voir la légalité de leur détention contrôlée par les cours fédérales a été expressément affirmé dans une décision historique [3]. Or, si cette affaire met en évidence la capacité des juges à exercer un contrôle en temps de guerre, il ne faut pas oublier que, dans d’autres matières, les juges ont parfois évité « de se prononcer sur le mérite, comme si la question était soustraite à leur juridiction » (p. 104). Autrement dit, au lieu de se prononcer sur la question qui a motivé le recours aux cours fédérales, les juges ont parfois accepté l’argument du gouvernement selon lequel la discussion autour de ces affaires devant une juridiction risquait de nuire à la sécurité nationale, privilégiant ainsi implicitement la sécurité au détriment de la liberté.
La lutte contre le terrorisme à l’épreuve du principe de proportionnalité
En s’appuyant sur le principe de proportionnalité (notamment au sens strict), M. Barberis défend qu’à l’exception des cas extrêmes, comme « la possibilité concrète d’une attaque chimique ou atomique » (p. 106), la conciliation entre la sécurité et la liberté doit favoriser la liberté. L’auteur commence par constater que, la plupart du temps,
il n’y a pas de commune mesure entre les droits individuels de personnes en chair et en os et un bien collectif comme la sécurité nationale. (p. 105)
Il ajoute que, même si les mesures de lutte contre le terrorisme augmentent « dans de très faibles pourcentages » la sécurité nationale, il ne faut pas oublier que le renforcement des pouvoirs pour lutter contre le terrorisme augmente aussi le risque d’insécurité des citoyens face à l’État : les bénéfices obtenus en termes de sécurité collective par la réduction de la liberté individuelle sont disproportionnés.
Pour bien comprendre cette conclusion, il faut analyser les deux arguments. Dans le premier, M. Barberis présuppose que le conflit entre sécurité et liberté traduit la plupart du temps un conflit entre un droit individuel à la sûreté et un intérêt collectif à la sécurité (nationale). Il considère qu’il existe une présomption en faveur de la liberté, car un droit individuel prévaut sur un simple intérêt collectif et, normalement, seule la liberté est garantie en tant que droit individuel (p. 87). En présupposant différents statuts normatifs, l’auteur introduit ainsi une priorité relative entre les valeurs. Si celle-ci n’écarte pas nécessairement l’idée de conciliation, elle présuppose au moins que la liberté a un poids abstrait, pour le dire dans le langage de la proportionnalité, plus important que la sécurité. Or, la base de cette « présomption libérale » est assez fragile, car, comme le reconnaît l’auteur, le poids de chaque valeur dépend toujours du droit positif selon les États. En France, par exemple, l’ordre public est considéré selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme un « objectif de valeur constitutionnelle » [4] .
Mais, si les deux valeurs avaient le même poids constitutionnel, la conclusion ne serait pas forcément très différente. Dans le second argument, M. Barberis nous fait remarquer que, la plupart du temps, les mesures de lutte contre le terrorisme ne contribuent à diminuer que très peu la probabilité qu’un attentat ait lieu, alors que la réduction de la liberté contribue nécessairement à la réduction de la sécurité des individus face à l’État. En effet, les citoyens, « en plus des risques du terrorisme se retrouvent à devoir aussi encourir ceux de l’anti-terrorisme » (p. 105). Cela met en évidence un problème souvent remarqué à propos de l’image de « la mise en balance » : celle-ci n’est pas un jeu à somme nulle, où la réduction de la liberté individuelle donnerait nécessairement lieu à une augmentation de la sécurité [5].
Comme le premier, cet argument repose sur un présupposé problématique. M. Barberis présuppose en effet que la fiabilité de la réalisation concrète des valeurs est plus grande du côté de la liberté que de celui de la sécurité : le fait d’accepter une mesure anti-terroriste entraîne, selon lui, une réduction nécessaire de la liberté alors que la sécurité n’augmente pas forcément, ou du moins pas assez pour pouvoir compenser la perte du côté de la liberté. Cette idée est probablement fondée en ce qui concerne certaines pratiques, comme l’utilisation de la torture, mais on ne voit pas comment elle pourrait être généralisée à l’ensemble des mesures de lutte contre le terrorisme. D’autant plus que, contrairement à ce que semble suggérer l’auteur lorsqu’il affirme que les gouvernements « suivent le même scénario » (p. 61), les démocraties occidentales n’ont pas adopté ou utilisé les mêmes mesures depuis le 11 septembre 2001.
Il est vrai néanmoins que, depuis cette date, nous avons assisté à un développement continu des mesures anti-terroristes au niveau national et international. Contre cette surenchère, M. Barberis estime que les démocraties « ne devraient pas réagir au défi de la terreur, mais simplement attendre que la marée se retire » (p. 124). Mais cet espoir n’est-il pas vain, alors que les études montrent que des vagues de terrorisme international se succèdent depuis le XIXe siècle [6] ?
Recensé : Mauro Barberis, Non c’è sicurezza senza libertà. Il fallimento delle politiche antiterrorismo, Bologne, Il Mulino (Saggi), 2017, p. 137, 13€.