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Essai Politique

Dossier / Presse et démocratie

Les journalistes face aux révolutions
Histoire de la presse égyptienne


par Enrique Klaus , le 21 octobre 2011


Une analyse du rôle de la presse dans la démocratisation de l’Égypte doit tenir compte de la longue histoire des rapports entre journalistes et pouvoir depuis la révolution de 1952. Encadrée, marginalisée, muselée, segmentée, la presse égyptienne a pris en retard le train de la révolution. Pourra-t-elle se faire entendre dans le nouveau régime ?

Les sciences sociales n’ont appréhendé la profession journalistique en dehors des démocraties occidentales qu’en de rares occasions [1]. Parce qu’elle est consubstantiellement liée à la libéralisation de la parole publique, la profession journalistique est souvent associée aux principes démocratiques. Comme le relève Érik Neveu, pour nombre d’analystes, son origine « historiquement liée à la construction des régimes démocratiques » la fait apparaître ipso facto comme « un rouage de la démocratie » [2]. Certains ont été jusqu’à considérer les journalistes comme les acteurs pertinents de la démocratisation, en ce sens qu’ils seraient à même de mettre en mots, voire en œuvre la « transition démocratique » [3]. Or, de telles associations d’idées ne vont pas de soi. Si des sociétés ont pu connaître un moment cathartique de l’expression dont la manifestation la plus tangible fut la multiplication des publications, force est de constater le caractère éphémère et fragile de cet élan d’expression pluraliste [4].

Le cas de l’Égypte constitue un bon contre-exemple de l’association entre presse et démocratie. Bien qu’elle soit régie depuis au moins 1952 par un système de gouvernance autoritaire, l’Égypte est dépositaire d’une longue tradition journalistique qui se traduit aujourd’hui par une offre large, particulièrement diversifiée lors des dix dernières années du règne de Moubarak [5]. Il s’agira dans ce qui suit de proposer, dans un premier temps, une courte sociohistoire de la presse égyptienne depuis la révolution des « Officiers libres » de 1952, et ce dans la mesure où elle permet d’expliquer la situation actuelle de la presse ; puis d’aborder, dans un second temps, le rôle des différentes composantes de la presse égyptienne lors de ce que les Égyptiens s’accordent à appeler la « révolution du 25 Janvier » 2011.

Les vicissitudes de l’autoritarisme

L’histoire de la presse dans l’Égypte républicaine est celle d’une opposition que l’on encadre, marginalise et musèle. Sous les trois principaux présidents de la République arabe d’Égypte, trois modèles de rapport entre État et presse émergent, chacun répondant à des défis sociaux ou politiques spécifiques [6]. Nasser (1956-1970) interdit formellement l’expression pluraliste au nom d’un unanimisme qui rencontre, pendant une période, un certain succès, et créé ainsi le modèle de la presse dite « nationale » (qawmiyya). Al-Sadate (1970-1981), qui tient les partis politiques d’opposition à l’écart des mécanismes décisionnels, permet aux structures partisanes une liberté conditionnée et quelques publications, et crée ainsi le modèle de la presse partisane. Moubarak (1981-2011) s’inscrit dans la continuité, à ceci près qu’il autorise, non sans difficulté, une presse « indépendante », c’est-à-dire reposant sur des capitaux privés et échappant aux carcans d’une approche « nationale » ou partisane.

À l’origine, parce qu’elle incarnait l’espoir d’un changement, la révolution de 1952 a réussi à rallier à sa cause une grande partie du champ journalistique. Mais, très vite, le rapport aux journalistes s’est instauré sur le mode de la méfiance. Le coup d’état et le changement radical qu’il entend provoquer nécessitent une réorganisation de la presse. En avril-mai 1954, Nasser suspend les publications qui lui sont opposées, avant d’orchestrer la délation dans la presse, prélude aux arrestations. Entre 1956 et 1960, encore insatisfait, il cherche un nouveau modèle, mais refuse, selon son conseiller officieux, le journaliste Muhammad Hasanayn Haykal, de voir la presse tomber aux mains de l’Etat. En 1960, Nasser tranche : « Je ne peux pas raisonnablement et équitablement prescrire [l]e contrôle de la société [l’État] sur l’économie et laisser les médias aux mains d’un groupe d’individus. » [7] La loi 156 jette alors les bases de l’unique modèle journalistique de l’époque : la presse nationale.

Cet héritage du dirigisme nassérien survit à son promoteur, mais Sadate l’infléchit dans le sens de la politique d’ouverture (infitâh) qu’il défend. Bien que le volet économique de cette ouverture l’emporte largement sur le volet politique, Sadate réintroduit officiellement le multipartisme en 1978. À côté du Parti national démocratique (PND), le nouveau parti présidentiel, l’opposition doit cependant se contenter d’une existence par procuration, au travers des colonnes de ses différents titres de presse. Très vite, la presse partisane, opposée aux accords de Camp David (1979), est interdite, signe avant-coureur d’un vaste mouvement de répression. L’opposition s’est en effet élargie à des pans plus larges de la société. Aux revendications concernant l’extension des libertés publiques, s’ajoute à présent le mécontentement populaire d’une société qui subit de plein fouet les nouvelles orientations d’une économie socialiste soudainement convertie aux lois du marché.

En septembre 1981, deux mois avant son assassinat, Sadate ordonne l’arrestation de plus de 1500 opposants parmi lesquels des militants, des intellectuels et des journalistes. Ce « septembre noir » constitue une date charnière dans l’histoire contemporaine du journalisme. À cette occasion, le régime passe un accord avec les différentes forces d’opposition incarcérées – à la notable exception des islamistes – et leur promet une liberté d’expression plus grande, en échange de leur engagement à ne pas manifester [8].

La crainte d’un mouvement de rue, réplique des « émeutes du pain » de 1977, est caractéristique de la perpétuelle recherche de légitimité du régime autoritaire. C’est en ce sens qu’il faut interpréter, au début du règne de Moubarak, « la lune de miel » qu’a connue la liberté d’expression en Égypte, au cours de laquelle la presse partisane est réintroduite [9]. Cette idylle est de courte durée. Le régime de Moubarak se hâte de mettre en place tout un arsenal de dispositions lui permettant d’encadrer la production journalistique et, ainsi, de domestiquer la critique, tout en maintenant les apparences d’une presse libre, ouverte et pluraliste.

Via les trois principaux conglomérats de la presse nationale – al-Ahrâm (Les Pyramides), al-Jumuhûriyya (La République), al-Akhbâr (Les Informations) – le régime contrôle tous les maillons de production de l’information. Le quasi-monopole de Al-Ahram Advertising Company sur le marché des annonceurs permet aux journaux de la presse nationale de se tailler la part du lion dans les recettes publicitaires, tout en maintenant la presse dite d’opposition (partisane et indépendante) dans une certaine précarité financière. De même, les imprimeries d’État sont pendant longtemps les seules habilitées à imprimer les journaux, facilitant ainsi une éventuelle retenue à l’imprimerie.

Ce type de mesures devient de plus en plus rare au début des années 2000 : la presse nationale, qui contrôle le réseau de distribution, a tout le loisir de choisir quand et où distribuer les journaux d’opposition. En amont de tous ces freins structurels à la critique publique, chaque publication est soumise à une autorisation annuelle du haut Conseil de la presse, ce qui, conjugué au flou des cadres juridiques du Code de la presse, favorise grandement l’autocensure.

Malgré ou peut-être en raison de ces « filets de sécurité », plusieurs publications dites indépendantes voient le jour dans la deuxième partie du règne de Moubarak. Les titres phares de ce segment de la presse sont al-Dustûr (La Constitution), ou encore al-Misrî al-yawm (L’Égyptien aujourd’hui), pionnier de la presse indépendante sur un marché des quotidiens jusqu’alors monopolisé par les publications de la presse nationale, qui cantonnaient ainsi la presse d’opposition hebdomadaire au rôle de commentateur distancié des évènements. Après la création d’al-Misrî al-yawm, en 2004, al-Dustûr devient à son tour quotidien fin 2007 et est rejoint par al-Shurûq (L’Aurore), début 2008, faisant tomber de le dernier bastion de la presse nationale [10].

C’est sur ce substrat, et avec l’avènement des technologies Internet de deuxième génération, qu’un nouveau groupe d’acteurs fait son apparition dans le paysage médiatique égyptien. S’affranchissant de toutes les contraintes évoquées précédemment, les bloggeurs s’imposent progressivement et non sans difficultés dans l’espace public égyptien, avec le concours précieux des journaux de la presse « indépendante » [11]. Leurs « faits d’arme », souvent synonymes d’incursion dans l’espace médiatique institutionnalisé, apparaissent rétrospectivement comme un signe avant-coureur de la contribution des réseaux socio-numériques à ce qu’il convient d’appeler « la révolution du 25 Janvier ».

Le rôle de la presse lors de la « révolution du 25 janvier »

Nombreuses ont été les analyses louangeuses du rôle joué par les réseaux socio-numériques dans le cycle de mouvements contestataires ayant conduit au départ de Hosni Moubarak, le 11 février 2011. L’appel à manifester des 25 et 28 janvier 2011 est en effet parti de deux groupes Facebook, celui des Jeunes du 6 Avril et « Nous sommes tous Khaled Saïd » (du nom d’une victime de la brutalité policière). Leur appel a permis de porter à la connaissance des utilisateurs de ce réseau socio-numérique l’organisation de cet évènement, et il leur a également offert une estimation prospective du nombre de participants (80 000 au 24 janvier). Il a aussi donné à ceux-ci la possibilité d’inviter les membres de leur réseau de contacts sur Facebook à y prendre part, participant ainsi du gonflement idiosyncratique de la mobilisation en ligne. À cet égard, Facebook a pu fonctionner comme l’antichambre de la première phase de mobilisation de ce cycle contestataire. Une recension de tweets montre également comment le micro-blogging de Twitter a été mis à contribution de manière très pragmatique pour une mobilisation plus efficace [12]. Toutefois, même lorsqu’Internet et le réseau 3G n’étaient plus accessibles en Égypte (du 27 janvier au 2 février), le mouvement ne s’est pas essoufflé. Il a au contraire pris de l’ampleur, porté par sa propre dynamique. Force est donc de constater que les réseaux socio-numériques ont joué dans les évènements qui ont mis un terme au règne de Hosni Moubarak un rôle important, notamment dans l’organisation des deux premières manifestations, mais non décisif.

Parler d’une « révolution Facebook » revient en fait à ignorer le rôle prépondérant des hommes dans l’accomplissement de cet évènement : les manifestants qui ont maintenu la mobilisation sur la Place Tahrir l’ont fait au péril de leur vie [13]. Cette interprétation participe également d’une vision cloisonnée de l’espace public égyptien, en faisant l’impasse sur le rôle important des médias traditionnels dans la mobilisation. Ainsi, la veille du rendez-vous fixé par les groupes Facebook susmentionnés, les talk-shows politiques les plus populaires d’Égypte ont reçu sur leur plateau des représentants des mouvements de contestation appelant à la mobilisation. C’est le cas notamment de al-‘Âshira masâ’an (Dix heures du soir) animé par la star du petit écran Mona al-Shadhlî, qui a invité Wâ’îl Ghonîm, l’un des animateurs, avant sa détention, de la page « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Ces programmes se sont donc faits l’écho de l’appel à manifester et ont permis de démultiplier son audience, en touchant la grande majorité des Égyptiens qui n’ont pas accès (ou ont un accès limité) à Internet et aux réseaux socio-numériques.

Troisième oublié des analyses d’une « révolution 2.0 », le rôle d’animation de la presse écrite au cours du mouvement. Selon Fathy Abou Hatab, manager des communautés en ligne du journal al-Misrî al-yawm, il y aurait eu pendant la « Révolution » un demi-million de nouveaux lecteurs entrés d’un seul coup sur le marché. Outre la coupure d’Internet, Abou Hatab explique ceci de la manière suivante :

« En cette période trouble, il y avait une volonté de suivre les évènements. Les gens étaient

particulièrement intéressés par [la page] ‘opinions’, car ils ne voulaient pas suivre

uniquement ce que diffusait la télévision ; ils voulaient également lire des écrivains et voir

quelle était leur opinion, et l’avis de la presse, quant à la direction que prenait le pays. » [14]

Le mouvement de contestation qui prenait forme dans la rue s’est ainsi doublé d’une guerre médiatique sur différents fronts. De manière habituelle pour le milieu journalistique égyptien, le combat s’est prolongé dans les colonnes de la presse et a donné lieu à une bataille rangée entre les différents types de publication animant l’offre journalistique. Il est intéressant à cet égard de comparer les titres de la presse nationale à ceux de la presse « indépendante » pour rendre compte du hiatus qui existe au sein du « champ » journalistique, particulièrement flagrant au moment des évènements de janvier-février 2011.

Au début du mouvement, les publications de la presse nationale se sont ingéniées à ignorer ce qui se passait dans les rues d’Égypte. Comme le relevait un utilisateur de Twitter, le 29 janvier, « Les médias d’État ne montrent rien de ce qui se passe et tentent de le minimiser, c’est pourtant vraiment énorme ! » [15]. En effet, les trois premiers jours de la mobilisation, la une des journaux de la presse nationale est consacrée à de tout autres évènements : les rebondissements dans l’enquête sur l’attentat contre l’église d’Alexandrie (al-Ahrâm, 25 janvier), un discours à visée sociale de H. Moubarak (al-Jumuhûriyya, 25 janvier), ou encore les manifestations des pro-Hariri au Liban (al-Ahrâm, 26 janvier). Lorsque la presse nationale fait mention des évènements en Égypte, c’est uniquement pour souligner que « les manifestants perturbent la circulation » (al-Jumuhûriyya, 26 janvier), ou pour s’alarmer de ce que l’on compte parmi eux des membres de « l’interdite », en référence à la Confrérie des Frères musulmans (idem.) – épousant en cela la stratégie du régime qui tentait de rendre celle-ci responsable des évènements, pour pouvoir réprimer sans risque de remontrance de la part du protecteur américain.

La presse « indépendante » a, elle, maintenu son cap pendant toute la durée de la « Révolution ». Sur les dix-huit jours de contestation, ses journaux consacrent l’intégralité de leur maquette à la couverture des évènements en Égypte. À la différence de la presse nationale, ils titrent très tôt titré l’évènement, sans jamais cacher leur adhésion au mouvement. Ils contribuent aussi à faire de la Place Tahrîr l’épicentre de la contestation. Dès le 26 janvier, al-Misrî al-yawm publie une photographie de la foule sur la Place Tahrîr, en titrant sobrement « Avertissement », comme si le journal se posait en porte-voix des contestataires, cependant qu’al-Shurûq évoque, non sans lyrisme, « Un volcan de colère envahi[ssant] les rues du Caire et explos[ant] sur la Place Tahrir » (26 janvier).

La presse indépendante a aussi cherché à accompagner le mouvement dans ses différentes phases. Elle l’encourage en lui imprimant un rythme, comme lorsque al-Shurûq annonce, après cinq jours de mobilisation : « Le peuple avance et Moubarak commence à reculer » (30 janvier). Elle tient aussi la comptabilité des manifestations de grande ampleur : « Violence aveugle et rudesse sécuritaire excessive pour le deuxième des jours de la colère » (27 janvier) ; « La quatrième manifestation du ‘million’ transforme l’Égypte en Place Tahrir » (9 février). L’adhésion au mouvement apparait de manière particulièrement transparente lorsque ces journaux reprennent les slogans que l’on pouvait alors entendre dans les rues du Caire : « L’Égypte en colère » (25 janvier) ; « Le peuple veut le changement » (28 janvier) ; « La religion pour Dieu et la Place pour tous » (7 février).

Le 2 février, date charnière dans le déroulement des évènements, l’est aussi dans le positionnement de la presse. Ce jour rebaptisé par les activistes « le combat du chameau », voit la tentative des baltagiyya (nervis ou hommes de main généralement recrutés au moment des élections) d’investir la Place Tahrîr et de déloger les manifestants par la force. Le lendemain, la rupture entre les différents types de presse éclate : alors qu’al-Shurûq titre « Les baltagiyya déclarent la guerre au changement » (3 février), Al-Jumuhûriya se tourne vers la Place Mustafâ Mahmûd, où étaient réunis les pro-Moubarak, en titrant : « Des millions [de personnes] sortent [dans les rues] pour soutenir Moubarak, par amour pour le président » (3 février).

Mais alors que la presse « indépendante » ne revient pas sur son appui au mouvement, la presse nationale, elle, infléchit légèrement son discours. Al-Jumuhûriya fait l’inventaire des « acquis de la révolution populaire » (4 février), et al-Ahrâm, se réjouissant de la nomination de ‘Umar Sulaymân au poste de vice-président (resté vacant pendant 30 ans) parle d’une « nouvelle ère ». Ceci peut s’expliquer en partie par le fait qu’à compter du 9 février, un mouvement de contestation au sein de ces publications est venu rejoindre les nombreuses mobilisations sectorielles qui essaimaient en marge de la Place Tahrir. D’autre part, les révélations de la presse étrangère sur la fortune personnelle du clan Moubarak rendent intenable la position de la presse nationale.

Au lendemain du départ de H. Moubarak, dans un rare moment de communauté de vue entre les différentes composantes de la presse égyptienne, tous les journaux célèbrent le changement. Contre toute attente, al-Ahrâm n’est pas en reste et reformule le principal slogan de la Place Tahrir, en titrant : « Le peuple a fait chuter le régime » (12 février). Pendant les deux mois qui suivent ce moment historique, le quotidien publie chaque jour un cahier-supplément relatant des soft news (informations anecdotiques) sur la Place Tahrîr, rejoignant ainsi un effort collectif de documentation de la « Révolution ». Toutefois, ce changement éditorial notable dans les colonnes de la presse nationale n’est que de courte durée. Découvrant un lectorat conservateur aspirant à la stabilité, les publications de la presse nationale ont vite retrouvé leurs habitudes de porte-voix du gouvernement et – élément nouveau – de l’armée, qui préside depuis lors aux destinées de l’Égypte.

La presse, la « Révolution » et la démocratie en questions

Le rôle non négligeable joué par la presse « indépendante » et, sur le tard, la presse nationale lors des évènements qui ont conduit au départ de H. Moubarak, pourrait conduire à surévaluer le rôle démocratique de cette profession en Égypte. Ce serait faire l’impasse sur le rôle plus considérable des activistes et des simples citoyens qui ont investi Tahrir, et sur celui des réseaux socio-numériques qui ont servi à organiser la mobilisation. L’héritage de trois décennies de contrôle a été particulièrement lourd. D’organe exclusif de propagande de l’État sous Nasser, la presse devient sous Sadate puis Moubarak le lieu d’un compromis qui permet au régime de tempérer les revendications de l’opposition. Pendant trois décennies, si la presse est tolérée, c’est qu’elle est considérée comme un espace public au rabais et un ersatz de la confrontation partisane institutionnelle.

Évaluer le rôle de la presse dans la démocratisation en Égypte supposerait d’ailleurs que les événements de janvier 2011 aient lancé une véritable transition démocratique. Or, si transition il y a, c’est moins par l’avènement du Conseil supérieur des forces armées (CSFA) qui dit vouloir l’assurer, ainsi que d’un gouvernement dit « intérimaire », qu’en raison de la chute d’un président qui aura régné sur l’Égypte plus longtemps que tout autre président depuis 1952. Pour le reste, rien ne permet de dire quelle direction cette « transition » va prendre.

Pour s’en tenir au seul domaine de la presse et des médias, plusieurs affaires ont émaillé la période de transition du CSFA (qui devait initialement durer six mois). En avril 2011, le bloggeur Mikael Nabil a écopé de 3 ans de prison pour avoir critiqué le rôle de l’armée depuis la chute de Moubarak. Deux mois plus tard, le rédacteur en chef et une journaliste du journal « indépendant » al-Fajr (L’Aube) ont été poursuivis pour avoir réclamé publiquement la fin des tribunaux militaires. Ils ont été relaxés depuis, mais leur détention a envoyé un signal fort au milieu journalistique. Plus récemment, au mois d’août 2011, une utilisatrice de Twitter a été poursuivie pour « insulte à l’institution militaire »avant d’être graciée par le Maréchal Tantawi, qui supervise le CSFA [16].

Dans ces conditions, après la « Révolution » et le coup d’État de l’armée contre Moubarak, la continuité prime sur le changement. Le régime politique égyptien conserve toutes les caractéristiques d’un régime autoritaire, lequel est « symptomatique de restrictions quant aux implications procédurales d’expression et de régulation d’une réalité pluraliste » [17]. L’adage du bloggeur 3arabawy sur son compte Twitter reste d’actualité : « Dans les dictatures, le journalisme indépendant devient par défaut une forme d’activisme ; la divulgation d’information est essentiellement un acte d’agitation ».

par Enrique Klaus, le 21 octobre 2011

Pour citer cet article :

Enrique Klaus, « Les journalistes face aux révolutions. Histoire de la presse égyptienne », La Vie des idées , 21 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-journalistes-face-aux

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Cf. C. Lemieux, «  De certaines différences internationales en matière de pratiques journalistiques : Comment les décrire  ? Comment les expliquer  ?  », in J.B. Legavre, (dir.), La presse écrite : objet(s) délaissé(s)  ?, L’Harmattan, 2004  ; B. Mostefaoui, «  Professionnalisation et autonomie des journalistes au Maghreb  » dans Réseaux, n°51, 1992.

[2E. Neveu, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2001, p. 4.

[3La transitologie est un courant de la science politique qui a été prépondérant dans les travaux sur le monde arabe pendant les années 1990. Après les vagues successives de démocratisation en Europe du Sud, en Amérique Latine puis en Europe de l’Est, les promoteurs de ce courant cherchaient à comprendre comment assurer une transition vers la démocratie dans les sociétés arabes. Malgré ses louables intentions, cette littérature est desservie par ses présupposées téléologiques, et conclut plus à l’échec conceptuel de la greffe qu’au rejet empirique du greffon. Dans ce courant de pensée, cf., sur l’Égypte, Yvan von Korff Missing the Wave : Egyptian Journalists’ Contribution to Democratization in the 1990’s, Deutsches Orient-Institut, 2003.

[4C’est le cas du Maroc de «  l’alternance  » à la fin des années 1990. C’est aussi le cas de la Russie post-totalitaire de Boris Eltsine.

[5Il suffira de dire que la première publication égyptienne date de 1828 pour souligner l’historicité du fait journalistique en Égypte. Il s’agit de al-Waqâ’i‘ al-misriyya (Les Faits égyptiens), que le gouverneur Muhammad ‘Alî créa en s’inspirant du modèle de propagande napoléonien, et en ayant recours à l’imprimerie introduite lors de la campagne d’Égypte. Le fait que Muhammad ‘Alî était personnellement en charge des responsabilités éditoriales et que son journal conserva pendant 25 ans le monopole sur la presse arabophone témoigne de la lente différenciation sociale et politique de l’activité journalistique de l’Égypte sous domination ottomane.

[6J’ignore ici le premier président de la République, Muhammad Naguib, qui n’est resté en poste qu’un an et demi, du 18 juin 1953 au 14 novembre 1954.

[7Cité dans M. H. Haykal, Bayn as-sahâfa wa as-syâssa [Entre presse et politique], Dar al-Shurûq, 2003, p. 69. Haykal, personnalité prépondérante de l’histoire politique et journalistique de l’Égypte contemporaine, débute sa carrière en 1942. Il collabore à plusieurs publications, où il fait montre d’une certaine indépendance. Après avoir été journaliste parlementaire, il est correspondant pour Akhbâr al-Yawm et couvre de nombreux conflits internationaux  ; il y développe un réseau de relations qui s’avéra fort utile à Nasser. Son nomadisme éditorial, qui le tient hors les frontières du jeu partisan, et sa capacité à analyser la situation extérieure de l’Égypte, en font même un appui essentiel pour Nasser. Source d’information officielle, porte-voix du président à travers sa rubrique d’al-Ahrâm, voire, pour certains, idéologue du régime, Haykal ne se limite pas aux cénacles du pouvoir. En 1957, il est nommé rédacteur en chef d’ al-Ahrâm, où il forme toute une génération de journalistes à une nouvelle déontologie professionnelle, au service du projet sociétal du nouveau régime. Il s’entoure de grandes plumes du journalisme et de la littérature égyptienne, tels Tawfiq Hâkim, Yûsif Idris ou encore le futur prix Nobel Naguib Mahfouz, perpétuant ainsi une tradition littéraire bien ancrée dans la profession.

[8Entretien réalisé le 2 juin 2006 avec Tewfiq Aclimandos, historien spécialiste du mouvement des officiers activistes et journaliste à l’AFP au moment des faits. Les termes de cet accord seront vivement rappelés en juin 1982, au moment des manifestations condamnant l’invasion de Beyrouth par l’armée israélienne.

[9Galal Amin, Egypt in the Era of Hosni Mubarak 1981-2011, AUC Press, 2011, p.114.

[10Ajoutons qu’al-Tahrîr (La Libération), sorti après la «  Révolution  », en juin 2011, paraît quotidiennement. Á propos des débuts du journal al-Dustûr, on renverra à Dina El-Khawaga, «  Sisyphe ou les avatars du nouveau journalisme égyptien  », Égypte Monde Arabe, série 2, n°3, 2000.

[11Á ce sujet, je me permets de renvoyer à Enrique Klaus, «  La presse à l’épreuve des weblogs  » in Vincent Battesti et Ireton François (dir.), L’Égypte au présent. Inventaire d’une société avant révolution, Actes Sud, 2011, p. 953-970.

[12Cf. Nadia Idle et Alex Nunns, Tweets from Tahrir. Egypt’s revolution as it unfolded in the words of the people who made it, OR Books/Bloomsbury Qatar Foundation Publishing, 2011.

[13Le bilan officiel de ces 18 journées de contestation fait état de 860 morts et de milliers de blessés.

[14Entretien avec l’auteur du 30 juillet 2011.

[15Cf. Nadia Idle et Alex Nunns, op. cit, p. 68.

[17Michel Camau, «  Remarques sur la consolidation autoritaire et ses limites  », in A. Boutaleb et al. (dir.), L’autoritarisme dans le monde arabe, CEDEJ, 2005, p. 15.

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