Dans un livre d’entretiens, J. Rancière revient sur son parcours et son œuvre, sur sa « méthode » d’écriture et de conceptualisation, qui affirme les possibilités de l’émancipation tout en déjouant les pièges du ressentiment.
À propos de : Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, entretien avec L. Jeanpierre et D. Zabunyan, Bayard
Dans un livre d’entretiens, J. Rancière revient sur son parcours et son œuvre, sur sa « méthode » d’écriture et de conceptualisation, qui affirme les possibilités de l’émancipation tout en déjouant les pièges du ressentiment.
Ce nouveau livre d’entretiens avec Jacques Rancière, cette « longue conversation », cohérente et suivie, guidée par les questions de Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, vient compléter de façon opportune l’important recueil des éditions Amsterdam (Et tant pis pour les gens fatigués, 2009).
Intitulée « Genèses », la première partie revient sur le parcours de J. Rancière, et esquisse son déplacement progressif par rapport aux institutions comme aux comportements des individus qui les peuplent. Il fait par là ressurgir un monde social plus conflictuel et mêlé, plus riche, que celui transmis par sa « mémoire écrasée sous les poncifs des Trente Glorieuses et du baby-boom »
J. Rancière s’oriente d’abord vers la pensée critique du jeune Marx, car il s’agit alors pour lui de travailler sur une « pratique de la pensée » (19). L’althussérisme, rétrospectivement, lui apparaît double : certes comme « science » au service d’une orthodoxie, mais également — effet politique imprévisible — comme possibilité, comme « cassure qui a fait que d’autres gens ont pu s’emparer du marxisme et le travailler sur un mode qui n’était plus celui des groupuscules traditionnels » (27). Jacques Rancière n’est en effet pas encore alors celui qui soutient que « toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification » (Le spectateur émancipé, p. 55). Pour ce faire, il faudra probablement le progressif effacement du gauchisme. Son reflux (tôt thématisé dans les Révoltes logiques), c’est d’abord le dépérissement du mouvement maoïste, la réception festive de l’Anti-Œdipe — c’est-à-dire celle de son aspect liquidateur plus que radicalisant, la disparition de la figure du militant qui apparaît désormais comme patriarcale —, et c’est encore les machines de pouvoir, et enfin la montée d’une politique-fiction (celle des « nouveaux philosophes », mais également le « néo-marxisme imaginaire » des chevènementistes de 1980). Ces conjonctions vont ouvrir un temps où le ressentiment — c’est-à-dire une volonté de faire que ce qui a été n’ait pas été ou plutôt n’ait été qu’une illusion qu’il convient de dénoncer — va pouvoir dominer une large part des discours.
De ce point de vue, la figure de Foucault revient à plusieurs reprises, notamment en ce qu’au cours des années 1970, il fait du pouvoir une énigme, et peut ainsi s’articuler à un « discours de la chape de plomb » par « l’idée que la résistance n’est jamais que résistance à un dispositif et qu’en plus elle est toujours incluse d’avance » (70). C’est donc face à ce reflux, et non sans correspondre à des expériences comme LIP, que se constituent les Révoltes logiques, qui, un temps, proposent une tout autre issue à ces années gauchistes que ce lourd effacement en train de s’installer, fort de tous les discours qui l’accompagnent. Et c’est précisément au cours de ces mêmes années que J. Rancière élabore progressivement sa méthode, et c’est pourquoi La nuit des prolétaires revient ici régulièrement en discussion.
Le travail de recherche dans les archives ouvrières de la première moitié du XIXe siècle prend en effet le relais du travail militant à partir de 1972-1973. Faire émerger une « parole ouvrière qui ne soit pas celle qui avait été transmise par la tradition marxiste » (45), non pas tant en vue de son authenticité, mais d’abord pour en finir avec une science importée. Ensuite, pour faire apparaître le jeu des identités (46), en retrouvant la circulation de ces paroles ouvrières qui forment en commun une volonté d’appropriation « de ce qui est jusque-là la parole de l’autre, le privilège de l’autre » (47). Il ne s’agit donc plus d’identité contre identité, d’idéologie contre idéologie, il s’agit au contraire d’enquêter sur frontières et passages.
Or, ce qui vaut de l’objet vaut également de l’enquêteur. Il s’altère : « tous les points forts de mon travail sont liés à une recherche personnelle où j’apprenais les choses en m’immergeant dans une matière inconnue, une source conduisant à une autre et les reliefs se construisant peu à peu par tâtonnements » (50). Cette immersion, intempestive au regard de cette période de reflux, est aussi la condition des déplacements que l’auteur opère.
Pour autant que le déplacement de l’auteur à l’égard des identités marxistes ou institutionnelles s’opère, quel est l’effet de cette méthode ? En premier lieu celui-ci : la relation causale ne doit plus être relation hiérarchique. Car « dans la logique causale dominante, il y a un ordre souterrain qui détermine ce qu’il sera possible de percevoir et de penser » (56-57). Ce qui se renverse si on pose en premier la question : « de quoi les gens sont capables ? » : « il n’y a pas un univers matériel et un univers intellectuel dans un rapport hiérarchique éventuellement inversable. Il y a un rapport actuel entre un univers sensible et le sens qu’on peut lui donner » (54). Il ne s’agit donc plus d’abord de démontrer, mais de constituer une intrigue et d’en exposer les scènes. Cet entretien revient ainsi de manière récurrente sur les « scènes » et plus généralement sur le style théorique de J. Rancière. En brisant la hiérarchie causale, il s’agit en effet de « faire émerger un univers sensible instable », dont J. Rancière résume les conditions : « d’un côté, j’ai pris les textes ouvriers pour des textes comme les autres, à étudier dans leur texture et dans leur performance et non pas comme expressions d’autre chose. C’était un univers de parole lacunaire qu’il fallait maintenir lacunaire pour exprimer le style de vie dont cette parole était l’œuvre — pas seulement l’expression. De l’autre côté, il s’agissait d’en étendre les ramifications pour voir ce qui est proprement symbolique dans cette expérience, pas au sens de “symbole de”, mais au sens du partage du sensible, de la place qu’on occupe dans un ordre sensible qui est en même temps un ordre de division des places et des possibilités » (55-56).
En se laissant guider par la question de ce qu’on peut voir, de ce qui rend possible de voir, on rend compte d’« une texture sensible de l’expérience qui est à retrouver et qu’on ne peut retrouver qu’en éliminant entièrement les hiérarchies entre les niveaux de savoir, du politique, du social, de l’intellectuel, du populaire » (59-60)
Faire sentir depuis une masse de papiers (brochures, vaudevilles, almanachs...) une texture d’expérience sensible, en éliminant les hiérarchies, passe alors bien davantage par l’intrigue narrative, par les scènes, qui viennent « marquer la façon » dont une parole tout à coup pèse, constitue une scène, atteint un niveau d’intensité.
Que s’en dégage-t-il alors ? Un commun de la pensée. Marx, plus encore, le marxisme, plus encore le rapport de la science à l’idéologie voudraient dénier cette circulation propre à une époque, qui fait que l’on parle bien des mêmes choses, qui rend compte du fait qu’une théorie « est quelque chose qu’il faut penser comme une organisation particulière des éléments de cet ensemble » (65), autrement dit encore que « la pensée se réalise dans toute une série d’institutions, de règlements, de stratégies sociales, de discours polémiques » (65).
Dès lors, il semble bien se dégager un certain noyau, ou plutôt un style théorique commun à travers la différence des objets. Ce qui justifie l’hypothèse des deux auteurs qui mènent l’entretien, hypothèse d’une unité de l’œuvre, de « lignes » qui traversent des énoncés tenus pour hétérogènes. En effet, après un temps d’« adieu à la philosophie » (p. 86), après la leçon littéraire de l’attention aux micro-événements, c’est-à-dire « une manière de rapporter la question de l’événement, de ce qui se passe, à une transformation dans le paysage du sensible », J. Rancière reconnaît que « tout un noyau s’est élaboré ». Noyau singulier et complexe de rapports entre des énoncés philosophiques, des énoncés littéraires, des énoncés de l’archive ouvrière (87), qui se double d’un rapport à Schiller et Kant, J. Rancière se reconnaissant dans un type de démarche critique au sens de “comment cela est possible”. Si on veut bien le comprendre ainsi : « comment est-ce que ceci a pu être pensable et comment cette pensée a pu se déplacer, comment ce mode de perception a-t-il pu se déplacer historiquement » (88).
Le concept n’y est alors plus tant outil que repère ou tracé qui, reliant des points séparés, constitue un paysage conceptuel, une intrigue théorique, opère des déplacements, ouvre un champ de pensée ; et par conséquent, il s’agira davantage de processus de conceptualisation que de concepts (148). La conséquence pour l’écriture en est la tentative de ne plus faire de transition : absence de transition entre le discours qui expliquerait et l’exemple qui montrerait, mais également entre les différents niveaux possibles de langue. Autrement dit, une continuité d’altération, une modification qui ne peut que conduire à refuser la maîtrise : « la critique est beaucoup plus une déconstruction de la maîtrise, alors que la démystification habituelle est une logique de la maîtrise » (166). Cette maîtrise, il s’agira donc de constamment la défaire, de se tenir sans cesse dans l’horizon du partageable, tout comme dans la ramification, le « y rapporter tout le reste » de Jacotot.
Ce refus de la maîtrise ouvre sur « l’inenseignable », ce qui n’est rien d’inégalitaire mais bien au contraire : « démarche d’amateur qui s’adresse aussi à des amateurs » (150). Elle parvient à une double maxime possible : si « l’état des choses n’est pas nécessaire », alors, d’une part, la description en termes de nécessités peut être reformulée en une description en termes de possibilités, et d’autre part, une telle description nouvelle ne prescrit pas une action mais une situation à partir de laquelle savoir ce que l’on veut.
Aussi, en rendant les mouvements d’émancipation à un présent, à un possible qui ne fut pas d’abord téléologique, ce sont bien les évidences présentes qui se trouvent mises en jeu. « L’émancipation est toujours aussi une manière de vivre autrement dans le monde tel qu’il est. D’une certaine façon, il y a toujours, au sein de ces processus d’émancipation ouvriers du XIXe siècle ... la possibilité de se satisfaire de l’émancipation présente, du fait qu’on peut vivre autrement que de la façon prescrite par le système. Les conditions qui vous font aptes à lutter contre un système sont les mêmes qui vous rendent aptes à le soutenir, à le supporter » (296). Non pas qu’il y ait actualité de cette possibilité passée, mais cette possibilité perturbe le consensus présent (et le ressentiment qui en est l’ombre), y réintroduit une exigence radicale, une recherche d’une « révolution sensible intégrale ». Car dans ces mouvements il en allait de se rendre capable de ce dont on n’était pas capable : « mouvements au présent, d’accroissement des compétences, peut-être autant et plus que des mouvements destinés à préparer un autre avenir » (203). Aussi un groupe de personnes à Delhi, « qui ressemblait un peu aux écrivains ouvriers » (188) se retrouvera aujourd’hui dans La nuit des prolétaires. Ainsi, reconstruire la scène d’où émerge le politique, où s’affirme l’égalité, c’est indiquer chaque fois que les mouvements d’émancipation ne doivent pas se penser selon une téléologie, une fin qui ne peut que se reporter : l’égalité est en tant que telle une dynamique (203).
Aussi la conversation tend à se rassembler vers la question de la possibilité, ce qu’explore la dernière partie (« Présents ») en posant des questions plus proprement contemporaines. Dès lors que des connexions (mai 68, le Printemps arabe) peuvent apparaître là où aucune situation normale ne semblait les préparer ou pouvoir les accueillir, il faut certes d’abord opposer possible à nécessité (ce qui est nécessaire est au moins possible), mais encore tenir que ce qui est possible peut alors se rapporter à d’autres types de connexions, et à un autre présent. « “Possible” n’est pour moi jamais de l’ordre de l’imagination au sens où elle serait ce qui précède l’actuel. Le possible, ce n’est pas l’utopie, au sens de ce qui est en attente d’actualisation. Mais c’est un réel, une existence qui n’est pas préformée dans ses conditions, qui est en excès par rapport à ses conditions et qui, du même coup, définit quelque chose comme un autre monde possible. » (253). Le présent qui se divise n’est donc pas une pensée de cartographe, car le cartographe se réfère à la nécessité historique, alors qu’« il existe plusieurs modes de présence, plusieurs types de présentations sensibles dans un même temps » (255), et que partant « l’essentiel, c’est l’idée qu’il y a toujours plusieurs présents dans un présent, plusieurs temps dans un temps ».
De là peut s’affirmer puis se vérifier généalogiquement la fausseté du ressentiment qui caractérise certains discours présents sur la politique ou l’art : « D’un côté, les raisons pour lesquelles il y aura la révolution sont devenues les raisons pour lesquelles il est impossible de croire à la révolution, d’un autre côté, les discours sur la modernité et, par conséquent, les discours sur la postmodernité sont des discours de gens qui ont voulu tirer un trait sur ce qu’a été le rêve ou le projet d’un art qui soit en phase avec la modernité » (153).
En effet, comment se laisse comprendre l’évidence du présent ? Aujourd’hui, comme consensus où se confondent domination du politique et de l’économique avec « ce double jeu où, en même temps, nos gouvernements donnent cette fusion, comme la nécessité à laquelle ils se soumettent. C’est une manière de déclarer pour tous l’impuissance, l’incapacité » (307). Ce qui signifie que le consensus se laisse comprendre en deux sens. D’abord, sous la forme d’une reconfiguration du commun, de la logique mondiale globale d’une domination relativement inédite (dans laquelle l’Europe devient le nom d’un capitalisme relativement nouveau). Mais également sous une autre signification qui justifie sa désignation de consensus : « le consensus est aussi du même coup une reconfiguration sensible du monde commun comme un monde du nécessaire, et comme le monde d’une nécessité qui échappe au pouvoir de ceux qui vivent au sein de cette nécessité » (260). Par conséquent, le consensus c’est ce monde évident où il n’existe pas de possible, dans lequel tout conflit peut être annulé en le rapportant à la seule ignorance de ceux qui voudraient le mener.
Au regard d’un tel présent, et depuis cette pensée déplacée, le dissensus, la mésentente, passe par la réintroduction de « la figure même du sujet politique comme puissance d’altération de l’ordre identitaire » (273) — formule dont les motifs sont autres mais qui semble pouvoir rassembler les analyses précédentes. Or, conformément à la constitution de scènes, et comme l’occupation des places publiques depuis quelques années le laissent entrevoir, « c’est seulement à travers la reconstitution de mouvements sociaux qui se battent ici ou là dans des formes de rassemblement concrets contre des ennemis également concrets que l’on peut espérer reconstituer un vrai sens de l’émancipation humaine » (273)
Dans cette conjoncture présente, relativement inédite, et dans la mesure où tout présent ne peut se confondre avec la figure de son évidence, « Tout ce qu’on peut, c’est réaffirmer cet écart global de la puissance populaire autonome par rapport à la puissance économico-étatique globale » (309).
C’est là pour J. Rancière, conformément à la règle qui préside à l’entretien, parvenir à reformuler, réussir à déplacer son propre dire : « Pour moi, c’est quelque chose d’essentiel, sans ça on crève » (317).
par , le 28 octobre 2013
Florent Jakob, « Les intrigues du possible », La Vie des idées , 28 octobre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-intrigues-du-possible
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