Qu’est-ce que la philanthropie ? Selon les auteurs de cet ouvrage, qui comptent parmi les meilleurs spécialistes de la question, la réponse n’a rien d’évident et suppose de lier la définition même de la philanthropie à l’investigation historique et sociale d’une part, et aux enjeux majeurs de la démocratie d’autre part. En effet, la philanthropie ne peut se réduire aux motifs des donateurs, car, même désintéressée, la volonté de faire le bien peut se retourner contre son objectif ; c’est donc plutôt la forme de l’acte qui peut être retenue pour définir la philanthropie. L’introduction du volume souligne que l’octroi de déductions fiscales est un élément central de la formalisation de la philanthropie et de sa reconnaissance juridique. Mais les résultats comptent également. Ce nouvel élément de réponse renouvelle le questionnement plus qu’elle ne le clôt, car la question de l’impact comme celle de savoir qui doit le définir reste ouverte. Devant l’aporie d’une définition susceptible d’être consensuelle, les auteurs ont entrepris de croiser des perspectives historiques, empiriques et normatives sur la philanthropie et de la faire émerger des pratiques qui l’ont caractérisée et la caractérisent et des principes qui la guident et la justifient.
C’est en raison même de ces interrogations que le regard se tourne du côté de la démocratie, entendue non seulement comme un ensemble de procédures, mais également comme un idéal social défini par le souci d’accorder un respect et une attention égale à chaque citoyen, ce qui implique de limiter les inégalités économiques qui peuvent surgir entre eux. C’est cette liaison entre démocratie et justice sociale qui justifie l’articulation des dimensions normatives et empiriques qui fait la marque de cet ouvrage collectif. L’enjeu des contributions rassemblées dans le livre est de déterminer si le rôle de la philanthropie s’est transformé au cours de l’histoire ou si seules ses formes ont évolué. Comment se sont redéfinies, de manière successive, les frontières de la philanthropie, du marché et de l’État ? C’est bien à situer la philanthropie comme un troisième lieu d’organisation de la vie sociale en démocratie, irréductible au marché et à l’État, quoique liée de manière de plus en plus étroite à ces derniers, et à clarifier son rôle (positif ou négatif) vis-à-vis de la vie démocratique, que s’attèlent les auteurs. La philanthropie participe-t-elle d’une société démocratique ou la menace-t-elle ?
La richesse des textes rassemblés fait qu’il serait vain de vouloir en rendre compte de manière individuelle. Je voudrais évoquer successivement les enjeux épistémologiques, historiques et normatifs soulevés par les différentes contributions, avant de discuter certaines des thèses avancées par les auteurs, et notamment celles que défend R. Reich.
La philanthropie comme point aveugle de la recherche
L’ouvrage s’ouvre sur une énigme à la fois scientifique et politique : pourquoi la philanthropie, si massive et si influente dans la société étatsunienne et au delà, est-elle aussi peu étudiée ? L’ouvrage codirigé par Rob Reich, Chiara Cordelli et Lucy Bernholz s’ouvre sur cette question, qui offre un excellent tremplin pour saisir la complexité des relations entre philanthropie, démocratie et justice sociale dans une approche interdisciplinaire, à la fois empirique et normative. En effet, disent les auteurs. e.s dans leur introduction, la philanthropie est, pour des raisons structurelles, opaques. Elle se soustrait à l’analyse, parce qu’elle est d’une ampleur qui reste modeste au regard des sommes engagées sur les marchés ou dans la dépense publique prélevée par l’impôt ; parce que les grandes religions insistent sur la valeur du don anonyme et, surtout, parce que l’influence de la philanthropie s’étend en même temps que ses frontières se brouillent du fait de son hybridation croissante avec le monde marchand comme avec les politiques publiques. Ces obstacles à la visibilité du monde philanthropique doivent, selon les auteurs, être dépassés, ce qui passe par une attention plus soutenue de la recherche. De même, l’argument des faibles montants mobilisés par ce secteur, comparativement aux budgets publics ou au chiffre d’affaires des entreprises capitalistes, ne tient pas pour justifier le faible écho reçu par la philanthropie dans la sphère académique : car même lorsqu’elle représente une part relativement modeste des financements d’un secteur (la culture, l’éducation, la lutte contre la pauvreté, le climat, pour ne prendre que quelques exemples), son influence excède la valeur faciale des engagements monétaires.
Oliver Zunz passe, de son côté, systématiquement en revue la manière dont la philanthropie a fait partie, ou non, des récits et analyses générales que les sciences sociales entendues au sens large (l’histoire, plus particulièrement l’histoire des affaires, mais aussi les relations internationales) ont produits. Sa contribution se clôt sur l’évocation d’un ensemble de freins à l’intégration à sa juste place de la philanthropie dans l’histoire et l’analyse de la société étatsunienne. L’auteur appelle à embrasser la philanthropie en un sens large (p. 60) et à ne pas indexer les frontières du phénomène à celles des sections du Code des impôts étatsunien. Les frontières administratives et fiscales ne peuvent avoir le dernier mot de la caractérisation historiquement pertinente, dans la mesure où elles naturalisent des catégories administratives étroites. Ce point est de première importance pour pouvoir mesurer la diversité des formes et de l’impact de la philanthropie. Il faut enfin souligner qu’au nom du caractère privé de leurs activités, les philanthropes se soustraient au regard des chercheurs et citoyens, ce qui n’est pas sans incidence pour la démocratie.
Histoires de la philanthropie aux États-Unis
L’ouvrage tire toutes les conséquences des apories qui s’attachent à toute définition du phénomène philanthropique qui ne prendrait pas au sérieux son inscription dans la vie d’une grande démocratie. Sa force tient dans sa capacité à faire dialoguer des contributions venues de disciplines différentes (histoire, science politique, sociologie et philosophie). L’histoire des pratiques et les transformations du concept sont indissociables, la définition de la philanthropie étant laissée à chacun des auteurs.
La première partie du livre porte sur les origines de la philanthropie. La dimension hybride et évolutive des frontières de l’action privée et publique en vue du bien commun (public good) ressort des articles. L’investigation démarre au XIXe siècle quand l’afflux de ressources donne à la philanthropie un rôle central dans la société étatsunienne, ce qui ne va pas sans occasionner de fortes résistances. La genèse des structures qui régissent la philanthropie est scrutée par Jonathan Levy, historien travaillant, entre autres, sur les relations entre les entreprises lucratives et non lucratives aux États-Unis. Son chapitre évoque la relation entre l’idéal moral de l’altruisme et une institution décisive pour la philanthropie, l’entreprise à but non lucratif. Cette liaison ne s’est faite qu’à la fin du XIXe siècle, et il a fallu, pour cela, que « l’entreprise républicaine » (the republican corporation), qui mêlait les domaines, cède la place à une distinction des registres privé et public. Selon les principes républicains originels en effet, l’entreprise privée était une institution publique (p. 27). Mais face à la puissance de certains acteurs, les États légiférèrent en vue de circonscrire le rôle des entreprises, ce qui les libéra de toute autre obligation que celle de faire du profit. La bataille qu’elles perdirent leur permit de gagner la guerre et, au clivage entre la propriété privée et la vocation publique de l’entreprise, succéda le choix de sa vocation lucrative ou non. En effet, en voulant contrôler le domaine d’action des entreprises, les États démultiplièrent leur capacité à investir la recherche du profit. La définition de l’altruisme et de l’égoïsme devint alors un enjeu politique : la charité (républicaine, car elle reposait sur des fondements religieux traditionnels) est apparue, au fil du temps, comme une forme d’égoïsme visant d’abord le salut des donateurs, quand la philanthropie (d’inspiration libérale) put s’approprier l’altruisme. La fiscalisation de la philanthropie, concomitante de l’affirmation de l’action de l’État fédéral allait, au XXe siècle, déplacer à nouveau ses frontières, en ouvrant la voie à l’économie politique mixte, où l’État — fédéral — et les acteurs de la société collaboraient à l’édification de la société étatsunienne moderne étudiée par Oliver Zunz dans son livre sur la philanthropie en Amérique (voir la recension d’Anne Monier). Dans ce dernier, il reconnaissait en effet que les philanthropes contribuent au bien commun défini et poursuivi par l’État. La contribution d’O. Zunz fait ressortir la difficulté de circonscrire le phénomène. C’est en particulier le cas dans sa relation au domaine politique, dont elle est légalement tenue à l’écart par la restriction du champ des dons encouragés par la fiscalité, tout en agissant sur des sphères si vastes de la société que prétendre qu’elle serait sans incidence politique n’a pas de sens.
La disruption philanthropique contre la démocratie
La thèse d’une complémentarité entre philanthropie et État est remise en cause par les transformations contemporaines de la philanthropie. L’idée que la philanthropie contribue au bien commun est nettement battue en brèche par l’évocation des formes institutionnelles qui s’écartent précisément de la fondation privée. En effet, Aaron Horvarth et Walter Powell montrent comment la professionnalisation de la philanthropie a changé du tout au tout sa relation avec les pouvoirs publics. Les nouvelles formes de l’activité philanthropique déployées par les plus riches reflètent un changement dans le pouvoir qu’ils exercent. Tandis que la philanthropie, au long du XXe siècle, pouvait contribuer aux missions de service public et élargir le périmètre du bien commun, elle est désormais « disruptive », selon les auteurs. Ceci signifie qu’elle ne propose plus une extension du domaine de l’État et de son intervention, mais le bat en brèche au contraire. Le caractère « disruptif » de la philanthropie constitue une rupture avec une période où elle contribuait aux missions de service public et élargissait la part des biens publics à disposition des membres de la société. La philanthropie disruptive propose non une extension des ressources, mais une alternative à leur mise à disposition de ressources par l’État.
La redéfinition des priorités soutenues par la philanthropie témoigne de la volonté des donateurs de voir évoluer l’action publique dans un sens conforme à leurs intérêts fondamentaux. La promotion des valeurs de compétition et de choix est au cœur de l’action de la philanthropie disruptive. Cette transformation est aidée par la popularité des philanthropes, qui s’oppose trait pour trait aux critiques auxquelles devaient faire face les « barons voleurs » et auxquelles Rockfeller s’était concrètement heurté lorsqu’il avait voulu créer une fondation privée à visée généraliste au tournant du XXe siècle. Situant leur propos dans une perspective néo-institutionnaliste, les auteurs voient dans les réformes de l’État social des années 1990 une fenêtre d’opportunité dans laquelle se sont engouffrés les nouveaux philanthropes pour avancer leurs critiques de l’intervention publique. Une offre différente en matière scolaire, le développement de nouveaux instruments de financement du secteur social (les social impact bonds) ou encore l’émergence de figures hybrides comme l’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, ont contribué au phénomène de la philanthropie disruptive, qui s’inscrit pleinement dans le tournant managérial des organisations à but non lucratif décrit par certains analystes [1] comme une dégradation de la démocratie.
Plus généralement, la complexité des relations entre philanthropie et acteurs marchands et étatiques retient l’attention, ainsi que les formes d’hybridation, de chevauchement ou de concurrence qui sont particulièrement soulignées dans la deuxième partie. Paul Brest observe la façon dont est pratiquée la philanthropie à l’intérieur des grandes entreprises. La définition d’un périmètre et de critères de la responsabilité sociale des entreprises, ainsi que les zones de tension avec la logique commerciale, sont de la plus grande utilité. Contre les accusations de social washing ou de marketing déguisé, l’auteur souligne l’importance des normes favorisant la prise en compte d’objectifs sociaux dans la conduite des affaires et met en garde contre une perspective cynique qui perdrait de vue les gains inhérents à la diffusion de celles-ci. De même, les analyses développées par Lucy Bernholz à partir du cas de la bibliothèque publique numérique d’Amérique soulignent à quel point les innovations technologiques ainsi que, plus largement, toutes les transformations sociales, appellent des formes de régulation spécifiques. L’auteure montre l’actualité du processus de redéfinition permanente du cadre dans lequel se déploie la philanthropie et qu’elle contribue à faire évoluer en retour. De son côté, Ray Madoff évoque des fonds affectés à ce qui s’apparente à une niche fiscale, les donor advised funds, et souligne que ces instruments permettent aux donateurs de bénéficier immédiatement d’une déduction tout en restant entièrement libres du moment où ils vont effectuer leurs dons. Ce mécanisme pénalise bien sûr les acteurs qui sont censés bénéficier de ces dons.
Philanthropie et justice en démocratie
Ces dimensions normatives sont saisies directement dans la troisième et dernière partie, à partir d’une réflexion sur les limites morales de l’action philanthropique. La question des limites, classique pour l’autorité politique ou pour l’extension du marché, est très largement négligée pour ce qui concerne la philanthropie. L’enjeu est donc de déterminer les limites de ce qui peut être donné au travers du don philanthropique, d’une part, et de saisir la légitimité de la philanthropie dans la construction de l’intérêt général, d’autre part. Tant les objets ou domaines d’investissement de la philanthropie que ses sujets, c’est-à-dire le pouvoir des donateurs ou philanthropes, sont ainsi interrogés. Les contributions développent des argumentaires normatifs pour justifier les limites assignées à la philanthropie pour que celle-ci n’empiète pas sur les principes démocratiques définis au début de l’ouvrage.
Le caractère discrétionnaire du don et de l’usage des ressources privées, mais dont l’accaparement est en réalité issu d’un processus social, est au cœur du questionnement. Dans la perspective où une société ne doit pas priver les individus des ressources essentielles pour vivre de manière autonome à l’abri de la domination et de l’exploitation, les formes de redistribution nécessaires pour que la société puisse être dite juste font l’objet d’interrogations et de points de vue divers. Eric Berrbohm souligne que la justice ne peut être déléguée par la société à certains de ses membres, fût-ce au bénéfice d’une plus grande efficacité. Selon cet argument, la justice ne se résume pas à la distribution ou l’allocation des ressources, mais dépend également d’une relation d’égalité entre des citoyens qui agissent ensemble en déléguant certaines fonctions à des institutions communes.
Ryan Pevnick montre que l’activité philanthropique n’est légitime que dans certains domaines. De son point de vue, la philanthropie ne doit s’exercer que dans le domaine culturel et ne peut, légitimement, prendre en charge la lutte contre la pauvreté, sous peine de rompre avec les principes de justice en démocratie. La remise en cause la plus profonde émane de Chiara Cordelli qui, se saisissant d’une configuration historique particulière de la société étatsunienne, affirme que quand les biens inhérents à la mise en conformité d’une société avec les principes de justice ne sont pas distribués par l’État, alors la philanthropie ne peut plus être considérée comme une action privée. Le caractère discrétionnaire du don est alors radicalement remis en cause, et la formulation d’une dette sociale au profit de citoyens injustement dessaisis de biens leur appartenant, en droit, est à l’horizon de cette remise en cause.
Plaidoyer pour les fondations en démocratie
Au vu de cette tonalité critique de certaines contributions, l’argument développé par Rob Reich retient l’attention. En effet, celui-ci revient sur les résistances qui se sont manifestées au moment où de l’invention de la fondation privée à visée généraliste, avant qu’elle ne s’impose comme le véhicule philanthropique par excellence. Il souligne ainsi en creux à quel point le soutien public aux fondations privées va aujourd’hui de soi, malgré les critiques dont elles peuvent faire l’objet par ailleurs. Rob Reich livre un plaidoyer original pour justifier le soutien — fiscal — et finalement le rôle positif des fondations en démocratie, non sans avoir au préalable dressé la liste des manières dont la structuration des fondations contrevient à des principes démocratiques fondamentaux. À la différence des acteurs privés, qui font face à la sanction du marché, et des représentants des pouvoirs publics, qui doivent revenir devant les urnes, les fondations n’ont pas à rendre de comptes. Elles peinent en outre à obtenir des « retours », en interne ou de la part de leurs bénéficiaires. Comme le souligne O. Zunz, les fondations manquent de transparence, ce qu’ont encore aggravé les évolutions des structures. The Chan Zuckerberg Initiative L.L.C. est ainsi une société à responsabilité limitée (« a limited liability company »), encore moins ouverte au regard extérieur que les fondations proprement dites. Enfin, depuis le début du XXe siècle, les fondations sont souvent soutenues par d’importantes déductions fiscales. De ce fait, elles ne sont pas seulement le moyen pour les riches d’exercer leur liberté individuelle. Les citoyens y contribuent directement, par la perte de recettes fiscales que ces déductions occasionnent et par la visibilité donnée au choix des plus aisés qu’elles autorisent, rompant ainsi avec la neutralité affichée des institutions envers les préférences des citoyens.
Au vu de ces critiques, le soutien fiscal dont bénéficie la philanthropie et, in fine, la contribution des fondations philanthropiques à la démocratie, peuvent-ils se justifier ? C’est ce que pense Rob Reich, qui étudie pour ce faire deux arguments souvent avancés dans ce débat, celui du pluralisme (pluralism) et celui de l’innovation (discovery). L’argument du pluralisme, souvent évoqué, consiste à affirmer que les fondations pluralisent la conception du bien commun et diversifient le spectre des acteurs appelés à le définir, permettant ainsi de dépasser une conception univoque et centralisée de l’intérêt général. Cependant, si l’argument est en partie acceptable, il souffre d’un biais ploutocratique évident. La décentralisation est positive si elle équilibre le pouvoir, mais elle le fait ici en donnant une prime à l’expression des riches dans la société.
Il n’en va pas de même avec le second argument, celui de l’innovation, qui retourne en avantage l’absence de reddition de comptes. Ici, c’est la dimension du temps qui importe. En effet, les acteurs marchands et politiques sont soumis au temps court et la « demande » sociale les influence très fortement. Or, certaines causes particulièrement risquées, dans la mesure où l’on ne peut escompter obtenir de résultats qui leur soient favorables à court terme, ne peuvent être défendues que si ceux qui les portent sont en mesure de se situer dans le temps long de l’exploration. C’est pour ménager un espace et une incitation à la découverte, elle-même permise par une mise à distance de la pression du court-terme subie par les acteurs publics et marchands, que R. Reich finit par défendre le rôle des fondations. Cet argument, qui dialogue avec les perspectives plus critiques développées par les sociologues et les philosophes, constitue en quelque sorte le pivot de l’ouvrage et mérite pour cette raison plus ample discussion.
Une confiance excessive dans la justice du don philanthropique ?
Le pluralisme des points de vue exprimés dans l’ouvrage n’empêche ni leur dialogue ni leur cohérence d’ensemble. Ce qui fait la continuité des chapitres, qui couvrent par ailleurs des thèmes très divers, est l’interrogation sur les frontières, perpétuellement mouvantes, de la philanthropie et de ses relations avec l’État et le marché. L’intérêt du croisement disciplinaire est que les dimensions normatives ne sont pas éludées, mais au contraire travaillées en étroite interaction avec des contributions d’une grande précision empirique. La cumulativité des travaux de sciences sociales aux États-Unis sur la question est ainsi redéployée pour éclairer des choix normatifs qui ne sont jamais produits « hors sol », mais toujours ancrés dans les réalités institutionnelles et sociales qui leur donnent sens.
À l’issue de ce parcours, 3 remarques peuvent être formulées. La première renvoie à une limite dont les auteurs sont parfaitement conscients et qu’ils justifient dans l’introduction, à savoir le caractère très centré sur les États-Unis de leur démarche. Au vu de l’importance de la philanthropie états-unienne et du modèle qu’elle représente, la discussion serrée de ce seul cas se justifie pleinement. Il n’empêche que les prolongements internationaux ou transnationaux de la philanthropie étatsunienne et ses incidences, nombreuses, sur la formation d’une justice mondiale, auraient pu être abordés. Les institutions de la démocratie états-unienne ne sont pas les seules à être mises en tension par la philanthropie de la première puissance économique mondiale, les organisations internationales le sont également, mais aussi les ressources de pays tiers (européens notamment [2]). Si cette transposition ne va évidemment pas sans difficulté épistémologique, la dimension globale des inégalités et la transnationalisation des rapports de pouvoir imposent néanmoins ce redéploiement.
Plus profondément, une dimension particulièrement saillante et transversale de l’analyse repose sur la dimension temporelle de la philanthropie dans sa relation avec la démocratie, les pouvoirs publics et le marché. Ray Madoff souligne la manière dont le décalage dans le temps entre bénéfice de la déduction fiscale et effectivité du don dans les donor-advised funds occasionne une perte pour les acteurs associatifs financés par les dons. À rebours, Rob Reich affirme que la capacité de la philanthropie à se situer dans le temps long (go long) est ce qui, en définitive, justifie sa place et son rôle dans une société démocratique où les acteurs publics et marchands sont pris dans la contrainte du court-terme. Or cet argument considère peut-être un peu rapidement comme un état « naturel » de la relation du gouvernement au temps ce qui est une situation particulière de la démocratie étatsunienne contemporaine, où l’État fédéral a renoncé à exercer un certain nombre de prérogatives sociales au profit d’acteurs privés et indexé ses priorités sur la volonté de diminuer les impôts exprimée par la population, sans doute en partie contre ses propres intérêts. Si la philanthropie a pu s’approprier le temps long, c’est précisément parce que cette prérogative étatique par excellence s’est déconstruite sous l’effet de la délégitimation de l’État, dont la croissance du secteur philanthropique a été un corolaire. La capacité des philanthropes à se saisir du temps long n’est-elle pas, comme l’argument du pluralisme, passible d’une critique de son biais ploutocratique ? La manière dont de récentes décisions de justice ou politiques ont, aux États-Unis, affecté les liens entre les riches donateurs et les pouvoirs publics, exécutifs ou judiciaires, incite à considérer, au minimum, cet argument.
Recensé : Rob Reich, Chiara Cordelli, Lucy Bernholz (dir.), Philanthropy in Democratic Societies : History, Institutions, Values, Chicago, The University of Chicago Press, 2016, 344 p.