Janvier 2007 : Nicolas Cocaigne est mis en examen pour homicide volontaire avec préméditation. Il vient de tuer son codétenu et d’ingérer une partie de ses poumons. Transféré à l’Unité des malades difficiles (UMD) de Villejuif, celui que la presse va rapidement baptiser le « cannibale de Rouen » purge depuis novembre 2006 une peine de quatre années de prison pour agression sexuelle. Avant cette incarcération, l’homme, diagnostiqué comme schizophrène, a été interné à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique.
Au-delà du caractère spectaculaire des faits, on ne peut que constater la présence des malades mentaux en prison. Évidemment, la folie ne fait pas son apparition en milieu carcéral [1], mais elle tend à y devenir massive : le phénomène est attesté par différentes études. Selon une enquête de 2004, entre un cinquième et un quart des prisonniers peuvent être considérés comme psychotiques [2]. Ce taux est encore plus élevé pour les longues peines. Dix pour cent des 60 000 détenus souffrent à divers degrés, comme Nicolas Cocaigne, de schizophrénie et l’observation médicale des entrants paraît confirmer l’accentuation de cette évolution depuis quelques années, particulièrement en France. Ce phénomène s’explique par la conjonction de différents facteurs historiques qui relèvent du domaine médical et judicaire.
Des transformations carcérales et hospitalières
La prison est-elle pathogène ? Le taux élevé de suicides en milieu carcéral peut le laisser penser. Les résultats de cette même enquête de 2004 montrent qu’un pourcentage élevé de détenus (plus des deux tiers) est en état de souffrance psychique. Si l’on comprend que la privation de liberté, l’amenuisement des relations familiales et sociales, la promiscuité, la violence, puissent engendrer des troubles anxieux et dépressifs massifs, souvent corrélés avec une tendance suicidaire, il est plus rare de voir la manière dont l’enfermement, séparation de la vie réelle et sociale, peut produire, révéler ou amplifier la psychose. Aussi terribles que soient les conditions d’incarcération, aussi dégradées soient-elles, elles ne font cependant souvent qu’aggraver des pathologies préexistantes. Vingt pour cent des détenu(e)s ont en effet déjà été suivi(e)s ou hospitalisé(e)s en psychiatrie avant leur incarcération. C’est lors de leur passage en cellule d’isolement que certains malades sont entrés en chronicité.
Pour comprendre la présence massive des fous en prison, ne faut-il pas considérer les transformations qui affectent l’institution psychiatrique elle-même ? L’asile, qui a été la forme dominante de prise en charge des malades durant un siècle et demi, a disparu. Si le référent hospitalier subsiste, il est désormais ouvert et n’est plus qu’un élément de soin dans un réseau de structures de tailles réduites, dispersées sur tout le territoire. La rationalisation hospitalière enclenchée dans les années 1980 et accélérée aujourd’hui a conduit à une diminution très importante du nombre de lits disponibles en psychiatrie – de 83 000 à 40 000 entre 1987 et 2000 –, alors que la population concernée a fortement augmenté durant la même période pour dépasser le million [3]. La durée moyenne de séjour dans un centre hospitalier spécialisé (CHS) a été fortement réduite : les malades ne restent plus une année comme il y a trente ans, mais moins d’un mois. Dans ce cadre, le recours massif aux psychotropes s’impose. La saturation des structures a pour conséquence de laisser dans la rue un nombre croissant de malades qui sont souvent des précaires sans domicile, parfois des petits délinquants, qui se retrouvent facilement en prison. Les secteurs de psychiatrie, dont les personnels sont moins nombreux qu’auparavant et dont les lieux de contention ont été réduits, sont moins aptes à prendre en charge des patients difficiles, notamment ceux qui viennent du secteur judiciaire. Après la phase de grand renfermement de l’époque moderne et d’internement des aliénés, la « grande ouverture » de l’institution a mis fin, pour la plupart des malades, à la mission traditionnelle de l’hôpital : être un lieu d’asile.
À l’inverse, on a ouvert des lits dans les prisons françaises. En application de la nouvelle législation de 1985 qui confirme la sectorisation amorcée dans les années 1960, le décret du 14 mars 1986 institue les secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire. Cette innovation débouche sur deux possibilités : la prise en charge des détenus par l’établissement hospitalier de référence ou bien la mise en place d’un service médico-psychologique régional (SMPR) au sein même de l’établissement pénitentiaire. Cinq unités pour malades difficiles (à Villejuif, Cadillac, Sarreguemines, Montdevergues et Plouguernevel) complètent le dispositif. Ces structures regroupent, comme leur nom l’indique, une partie des malades – essentiellement psychotiques – qui sont dangereux pour les autres et nécessitent une surveillance spécifique. Implantées dans les CHS, donc hors des prisons, elles répondent au problème posé par les malades dangereux, mais elles ont perdu aussi des lits d’hospitalisation.
Le droit des détenus aux soins psychiatriques, proclamé dans la nouvelle législation, a logiquement fait basculer une partie de la psychiatrie publique dans les prisons, mais avec des effets pervers, engendrés à la fois par la création d’une offre carcérale de soins – aussi faible et dégradée soit-elle – et par un avantage budgétaire non négligeable : une journée d’hospitalisation en prison coûte trois fois moins cher qu’une journée à l’hôpital. Ces transformations sociales, institutionnelles et médicales se produisent à une époque où le régime de la responsabilité des fous est révisé. Il faut ici en retracer l’histoire.
L’article 64 du Code pénal et l’évolution de la médecine
La distinction entre prison et hôpital psychiatrique découle du principe d’irresponsabilité pénale des aliénés mentaux qui se formalise avec le Code pénal de 1810 et son célèbre article 64 : « Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ». Cet article, qui a prévalu jusqu’en 1994, impose de tracer une frontière stricte entre fous et criminels. Mais la définition de cette frontière devient rapidement problématique. Le principe puise à des sources anciennes, puisqu’il est déjà présent dans le droit romain, puis dans le droit canon, dans la théologie de la faute et la philosophie morale. Il est si ancien qu’il fait presque figure d’archaïsme au moment de sa rédaction, ne serait-ce que par l’utilisation du terme « démence », déjà désuet sur le plan des conceptions médicales. Mais il est confronté, au cours du XIXe siècle, à une évolution médicale et judiciaire qui noue autour de l’article 64 la problématique contemporaine de la responsabilité.
Pour comprendre l’importance de ces mutations, il est nécessaire de revenir sur les principes du Code pénal de 1810 et son contexte intellectuel. Le Code instaure un système pénal très fortement rétributif qui définit la peine comme une punition mesurée à l’aune de la faute commise. La peine est ainsi tournée vers le passé du criminel, et non vers son éventuelle réinsertion. Dans ce cadre, si l’on ne juge pas les déments, c’est parce qu’ils sont incapables de l’intention constitutive de la culpabilité. On peut les enfermer (ce qui est permis par la loi du 16-25 août 1790, complétée par le système de l’interdiction d’office des furieux, puis par la loi de 1838 sur les aliénés), mais non les punir dans le sens moral du terme [4]. La responsabilité devient ainsi une condition préalable à toute action judiciaire, comme l’affirme le grand pénaliste néoclassique Ortolan, en 1855, dans son remarquable effort de définition conceptuelle qui s’exprime en des termes devenus pour nous très anachroniques :
La première condition de l’imputabilité c’est la liberté. […] Ce qu’il faut pour la responsabilité, et par conséquent pour l’imputabilité, c’est la connaissance du bien ou du mal, du juste ou de l’injuste de l’action. […] Il faut enfin qu’il y ait eu faute ou culpabilité [5].
Laïcisé dans la définition des crimes et, en très grande partie, dans l’application des peines, le Code repose sur une anthropologie spiritualiste qui s’impose au début du XIXe siècle et dont les conséquences concernant la définition de la responsabilité sont très importantes. Les principes spiritualistes permettent en effet de définir une « responsabilité morale » qui découle de la définition spiritualiste de l’homme. La « liberté » dont parle Ortolan est ainsi conçue comme une faculté de l’âme d’origine divine qui, comme telle, ne peut connaître d’altération. Elle est complète ou bien elle est abolie. De là découle le caractère essentiel de la responsabilité pénale du XIXe siècle : elle ne peut être graduée.
Cet édifice théorique se lézarde à partir des années 1880. La Troisième République repensant une justice laïque, débarrassée désormais de son socle religieux et moral, bascule de la rétribution vers la protection de la société, comme le montrent les travaux de Gabriel Tarde et de Raymond Saleilles [6]. La psychiatrie va y prendre une place croissante, en particulier autour du développement de l’individualisation des peines et de la mesure de la dangerosité des criminels. C’est alors l’élément moral du crime, puis le psychisme des criminels, qui tend à focaliser l’attention et détermine de nouvelles modalités pour fixer les peines.
Cette évolution entraîne une première forme de modulation de la responsabilité. L’individualisation des peines s’est amorcée avec le développement des circonstances atténuantes introduites en 1824 et généralisées avec la loi de 1832. Elles permettent, dans un premier temps, d’ajuster la culpabilité en fonction de la personnalité de l’accusé. Dans un second temps, et plus difficilement, la responsabilité elle-même s’individualise. Une responsabilité graduée s’insère dans la pratique judiciaire, par la petite porte, dans le dernier quart du siècle. Un arrêt de la Cour de cassation de 1885 évoque « un certain défaut d’équilibre qui, sans annuler [l]a responsabilité, permet cependant de la considérer comme limitée » [7]. Plus connue, la circulaire Chaumié confirme en 1905 la notion de « responsabilité atténuée » en invitant les experts psychiatres à rechercher dans quelle mesure l’accusé peut révéler « des anomalies physiques, psychiques ou mentales » [8] ne relevant pas de l’aliénation mentale au sens de l’article 64. Cette nouvelle définition d’une responsabilité « psychique », considérée dans le texte de la circulaire Chaumié comme une source de « modération dans l’application des peines », et qui s’applique notamment à ceux que l’on considère comme « dégénérés », s’articule difficilement avec l’ancienne responsabilité morale de l’article 64. Elle s’impose pourtant, près d’un siècle plus tard, avec l’article 122-2 du Code pénal de 1994.
Son origine est à chercher du côté de l’évolution de la médecine mentale qui confirme la possibilité de variations dans la responsabilité. En développant et en affinant la nosologie, et surtout en affirmant l’existence de folies partielles dans le temps et dans les objets, les aliénistes ont amorcé, depuis les travaux de Pinel, un brouillage des frontières entre raison et folie que confirmera la découverte de l’inconscient freudien [9]. L’émergence d’un sujet psychique entre en contradiction avec les principes juridiques du premier XIXe siècle, en introduisant une responsabilité à la fois psychique et graduée. D’où l’extrême difficulté d’appliquer le principe d’irresponsabilité des déments, alors que l’on ne distingue plus si fermement fous et criminels, et de séparer hôpital et prison alors que l’on peut être à la fois un peu malade et un peu criminel.
Les sources récentes de la responsabilisation des malades
À partir de cette moindre distinction théorique entre folie et criminalité, qui se prolonge au XXe siècle, les quinze dernières années sont marquées par plusieurs transformations qui ont fait entrer massivement la folie en prison. L’article 122-1 qui a remplacé l’article 64 dans le nouveau Code pénal de 1994 rend moins automatique le non-lieu pour les malades mentaux. Il précise notamment : « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ». Les conséquences judiciaires ont été rapides. Les décisions d’irresponsabilité pénale déclinent depuis les années 1990, puisqu’on est passé, en valeur absolue, de 611 cas annuels en 1989 à 203 en 2004 [10].
Or cette évolution intervient alors que le rôle et les fondements de l’expertise psychiatrique sont remis en question. Les médecins experts ont recours à la notion d’altération du jugement, non seulement parce qu’ils subissent une pression sociale forte – liée à une association trop rapide entre dangerosité et maladie mentale –, mais aussi par l’usage qu’ils font d’arguments thérapeutiques. Par exemple, Michel Bénézech a montré comment certains psychiatres ont contribué à renforcer l’idée de vertu curative de la peine [11]. La psychiatrisation des prisons a aussi eu des effets pervers. Une fois condamnés et incarcérés, ces « malades », qui auparavant auraient été jugés irresponsables, peuvent être maintenus en milieu carcéral, certains ne pouvant pas bénéficier d’aménagements de peine en raison même de leurs troubles. Par ailleurs, la stabilisation médicamenteuse des malades durant le temps de la détention préventive autorise parfois à requalifier une psychose en état limite, ce qui entraîne un basculement dans le régime de la responsabilité.
Le phénomène s’étend aux juridictions inférieures. Si l’expertise psychiatrique est présente aux assises, elle n’est pas obligatoire dans les affaires qui ne sont ni criminelles, ni sexuelles. Or près de la moitié des détenus psychotiques entrent en prison à la suite d’une condamnation en correctionnelle. Le système de comparution immédiate, fondé sur la rapidité des procédures, est un piège pour les sujets souffrant de troubles psychiques : même lorsqu’une expertise psychiatrique peut être requise, celle-ci n’autorise pas la suspension de la détention [12]. Pour un délit mineur et une peine courte, le malade subit la prison au lieu d’être hospitalisé. Les psychiatres de maison d’arrêt prennent en charge des malades délirants qui n’ont jamais vu un médecin [13]. À quand la généralisation de ces « consternants procès des malades mentaux », spectacle désolant de malades gênés par leur traitement médical et ne parvenant pas à se défendre ? [14] Si tant est qu’elle puisse en avoir une, la justice a-t-elle pour fonction d’être un lieu cathartique ? Non seulement la folie n’est plus synonyme d’irresponsabilité, mais elle est parfois une source d’aggravation de la peine à partir du diagnostic sans appel de dangerosité. L’esprit du nouvel article 122-1 du Code pénal a donc été détourné dans un sens de défense sociale, comme le montre le rapport d’audition des experts psychiatres publié en 2007 [15].
L’accélération du rythme des réformes législatives et des annonces au gré des faits divers (de l’affaire de Pau en 2004 à celle de Grenoble en 2008) – passage à l’acte politique répondant à un passage à l’acte pathologique [16] – ne peut que s’accentuer dans le cadre d’une société qui produit de la marginalité, dans celui d’une psychiatrie ouverte mais sans moyens pour compenser la fin de l’asile et dans le contexte sous-tendu par un affichage politique en faveur des victimes. Le fait divers le plus récent, en novembre 2008, a réactivé les projets débattus depuis 2005, en parallèle de l’adoption controversée du principe de peine de sûreté [17] : injonctions de soins, fichiers des hospitalisés d’office, création de nouveaux centres. Si l’idée de responsabilité civile des malades a été rejetée par le Conseil d’État en 2008, le dernier aspect est le plus avancé. Comment interpréter la création des dix-neuf unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA) prévues en 2002 par la loi d’orientation et de programmation pour la justice, dite loi Perben ? Ces unités, dont l’inauguration est imminente (2009-2010), situées dans les hôpitaux, sont rattachées aux secteurs de psychiatrie pénitentiaire et leur sécurisation sera assurée par l’administration pénitentiaire [18]. Retour des malades à l’hôpital ou carcéralisation des soins hospitaliers ?
On comprend bien comment une moindre tolérance envers la marginalité urbaine, comment la désinstitutionnalisation de l’hôpital psychiatrique, comment la politique des victimes favorisent de concert la carcéralisation des malades. Mais l’enfer est aussi pavé de bonnes intentions. On en donnera quelques exemples pour finir. La réforme du mode d’hospitalisation (1990), en considérant l’hospitalisation libre comme le « cas général », a rendu plus difficile l’hospitalisation sous contrainte, retardant ainsi la prise en charge de malades difficiles qui peuvent se retrouver confrontés à la prison. La politique de secteur est certes moins discriminante pour le malade, puisqu’elle tend à fondre l’institution psychiatrique dans la ville et à maintenir les patients dans leur environnement social d’origine, mais elle suppose un suivi permanent et un dispositif d’intégration urbaine coûteux, qui laisse certains malades sans protection. La démocratie ne joue-t-elle pas contre elle-même lorsqu’elle veut faire du fou un citoyen absolument comme les autres ?