Publication originale en allemand : Wolfgang Sofsky, Fritz Kramer, Alf Lüdtke, «
Gewaltformen – Taten, Bilder
»,
Historische Anthropologie – Kultur, Gesellschaft, Alltag, vol. 12, n° 12, 2004, p. 157-178. Le texte a été raccourci pour cette traduction
; une introduction et des notes explicatives ont été ajoutées par les traductrices, Franziska Heimburger et Sonia Goldblum, ainsi que par Cécile Lavergne et Anton Perdoncin (coordinateurs du numéro 19 de la revue Tracés «
Décrire la violence ». ).
Wolfgang Sofsky, sociologue et écrivain, s’entretient avec l’historien Alf Lüdtke et l’anthropologue Fritz Kramer sur les thèses et la méthode défendues dans deux de ses ouvrages majeurs, Traité de la violence [1] et L’ère de l’épouvante [2]. La recherche des causes de la violence est récusée par Sofsky, qui lui préfère la description de configurations de violences (combat, torture, exécution, massacre) possédant leur logique et leurs dynamiques propres. La description passe donc, pour Sofsky, par une décontextualisation des formes de violence, dans le but d’en extraire des caractéristiques structurelles universelles des configurations et des actes violents.
Si les premiers travaux de Wolfgang Sofsky (non traduits à ce jour en français) ont d’abord porté sur les rapports d’autorité et de puissance [3], tout particulièrement dans le monde du travail, il s’oriente par la suite, sous l’influence des textes de Hannah Arendt, vers des recherches sur le concept de « système totalitaire », en étudiant l’univers concentrationnaire [4]. Ce n’est donc que tardivement qu’il consacre une série d’ouvrages à la sociologie de la violence, sous des angles tour à tour général [5], puis historique et politique [6]. Depuis 2001, il a quitté les postes de professorat en sociologie qu’il occupait à Göttingen et à Erfurt pour se consacrer entièrement à ses recherches et publications. Une traduction en français de son dernier ouvrage [7], consacré à l’articulation entre surveillance, libertés et démocratie, vient de paraître début 2011.
Ses travaux sur la violence s’inscrivent dans un contexte académique de renouvellement des approches sociologiques de la violence en Allemagne. Dans les années 1960 et 1970, la plupart des travaux de sociologie portaient sur l’analyse de la violence d’État, l’exercice du monopole de la violence physique légitime (dans une perspective wébérienne), ainsi que sur la violence structurelle. Un premier changement s’opère dans les années 1980 au profit d’analyses de la violence individuelle, de l’anomie et de la déviance ; les années 1990, marquées par la résurgence, en Allemagne, de formes de violences xénophobes, incitent quant à elles les chercheurs à se pencher sur les rapports entre jeunesse et violence d’une part, et entre médias et violence, d’autre part. C’est aussi dans les années 1990 qu’un ensemble de chercheurs, parmi lesquels Sofsky, se réappropriant des textes classiques de Michel Foucault, de Johannes Popitz et d’Elias Canetti, et mettant à profit un important rapprochement avec d’autres disciplines, notamment l’anthropologie et l’ethnologie, proposent un nouvel agenda de recherche. Ils marquent ainsi leur opposition aux études classiques de la violence, accusées d’avoir privilégié l’analyse des causes au détriment de celle des modalités de la violence, des actes violents en eux-mêmes, et des rapports entre modernité et violence.
Rien d’étonnant alors, à ce que la discussion entre Wolgang Sofsky et ses deux interlocuteurs prenne un tour volontiers épistémologique et méthodologique. L’historien Alf Lüdtke [8] est en effet l’une des figures de proue de « l’histoire du quotidien » (Alltagsgeschichte), courant historiographique formé notamment afin d’interroger et de rendre compte des racines de l’obéissance de la classe ouvrière à des régimes dictatoriaux (au nazisme en particulier), et conçu comme une histoire des pratiques, et notamment des pratiques au travail [9]. Alf Lüdtke insiste ainsi à plusieurs reprises au cours de l’entretien sur l’importance d’une recherche attentive aux pratiques par lesquelles se déploient la violence, aspects qui sont délibérément laissés de côté par Sofsky. L’anthropologue Fritz Kramer [10] rejoint les objections de Lüdtke sur l’importance de l’étude des pratiques et représentations des acteurs pris dans des dynamiques de violences ; il met aussi en doute la portée universelle des catégories d’analyse de Sofsky, et questionne le statut des concepts utilisés par Sofsky (métaphores, idéaux-types, etc.).
Les stratégies d’écriture de Sofsky ont en effet la particularité de chercher à plonger le lecteur dans la violence décrite. D’où une écriture dynamique, que d’aucuns jugent crue, l’image de la chasse à courre servant, par exemple à faire comprendre comment des massacres ont lieu après des combats, lorsque des poursuites s’engagent. Mais cette écriture « imagée » est aussi une écriture de l’imaginaire, brouillage des frontières entre écriture sociologique et écriture fictionnelle permettant de rendre la cruauté, l’extrême violence, sensibles au lecteur. C’est enfin une mémoire de la violence que son écriture engage, et dont les sciences sociales sont partie prenante : les stratégies d’écriture acceptables dépendent en effet du rapport moral qu’entretient la société de réception avec la mémoire des phénomènes étudiés. Lorsque Sofsky, dans son analyse des camps de concentration nazis critique les formes les plus sournoises de dénégation du génocide et passe outre la mauvaise conscience face au silence des populations et aux crimes commis par l’armée allemande, il est taxé d’immoralisme et de « fascination morbide » pour la violence, manière commode de mettre ses écrits à distance en les discréditant.
Il faut pourtant trouver les mots pour dire la violence, décrire des phénomènes parfois insoutenables « qui opèrent aux limites de la corporéité, mais aussi aux limites de la vie et de la mort » (cf. infra le propos de Alf Lüdtke) ; sauf à abdiquer d’emblée face au lieu commun de l’incompréhensibilité radicale de la violence.
Les types et la typologie
Alf Lüdtke : Quelle signification ont les types et la typologie pour vos travaux ?
Wolfgang Sofsky : Il faut d’abord se poser la question de savoir ce qui est soumis à la typologie. J’essaie de distinguer différentes configurations de violence : le combat, la torture, l’exécution, le massacre et aussi les différentes formes de guerre. Les expressions sociales de la violence constituent l’objet de cette typologie. Le critère distinctif, c’est la représentation des personnes impliquées. Lors d’un combat, par exemple, deux camps s’affrontent. Ils ne sont pas nécessairement dotés d’une force égale, mais le plus faible doit encore pouvoir se défendre d’une manière ou d’une autre. C’est une configuration tout autre que, par exemple, celle de l’exécution. Là, il y a une victime, un bourreau, un mandant et souvent aussi des spectateurs. Une telle différenciation ne pose pas problème, mais elle illustre la multitude des configurations de violence exercée ou subie. La typologie permet de classer le matériau empirique et pose la question de savoir ce qui se passe vraiment quand il y a violence. Derrière un événement majeur tel qu’une guerre, se cachent des formes diverses de violence. Il y a des escarmouches, des combats, des batailles, des massacres, des incursions, des agressions et ainsi de suite. Toute violence de bataille n’est pas un combat. Nous comprenons habituellement la guerre dans la tradition de Clausewitz, c’est-à-dire principalement comme un duel entre deux États. Or, dans la guerre il se passe beaucoup d’autres choses. Un massacre n’est pas un duel, ni même un combat, mais simplement un abattage d’hommes qui ne peuvent pas se défendre. Dans les guerres actuelles sans grandes batailles ces massacres semblent être devenus la norme.
En plus de permettre un regard plus objectif sur ce qui se passe effectivement, une typologie générale des formes de la violence permet d’établir une multitude de petites théories portant sur la logique de chacune des formes de la violence. Le point de départ est très simple : tout comme il existe des formes générales du social, par exemple des formes de puissance, de conflit, de coopération etc., il existe aussi des formes sociales générales de la violence qui ont leur logique et leur dynamique propres. De même que nous pouvons dire que la souveraineté légitime fonctionne d’une manière spécifique quel que soit le contexte historique de son émergence, nous pouvons aussi dire qu’un combat prend des formes spécifiques indépendamment des combattants et de leurs objectifs. Les massacres ont également, selon moi, des caractéristiques structurelles universelles que l’on peut retrouver dans beaucoup d’endroits.
Fritz Kramer : Peut-on dire que vous construisez des idéaux-types wébériens ?
W. Sofsky : Les idéaux-types de Weber ne sont pas anodins au plan théorique : ce sont non seulement des types, mais aussi des théories implicites. Les types wébériens de souveraineté légitime, par exemple, contiennent une théorie du passage d’une forme de souveraineté à une autre. Bien sûr, les théories sont toujours le résultat d’une abstraction de la multitude empirique. Néanmoins, je ne voudrais pas renoncer à l’ambition d’une théorie formelle et générale du social.
F. Kramer : Ce qui me semble essentiel, c’est que pour Weber un idéal-type se définissait comme quelque chose que l’on pouvait comparer à la réalité mais qui ne lui était pas équivalent ; une matrice qui aide à y voir clair dans le foisonnement de données d’observation.
W. Sofsky : Un théorème général est beaucoup plus qu’une matrice comparative, en ce qu’il comporte l’affirmation selon laquelle on peut retrouver toutes les caractéristiques essentielles d’une structure sociale dans la diversité historique. […] Nous parlons des structures profondes de chaque forme de violence et non pas de la construction de démarcations méthodologiques. J’aimerais beaucoup savoir comment fonctionne un combat, indépendamment des circonstances. La solution, ce serait une théorie substantielle du combat. Cela n’équivaut pas à dire qu’il n’existe pas dans l’histoire une série de variantes. Mais il faut qu’il y ait une structure profonde pour pouvoir parler de manière significative d’un combat qui ne soit pas autre chose.A. Lüdtke : N’y a-t-il pas toutefois un point aveugle qui subsiste ? Il se donne à voir, selon moi, dans la comparaison avec des contextes, des situations et des comportements non européens. Je ne vous apprends rien en affirmant que la recherche peut faire preuve d’une perception sélective et souvent d’un manque d’intérêt à l’égard de nombreuses formes de la différence (par exemple, les formes de comportement et d’expression occidentales et non occidentales).
Concrètement, dans le livre de Nancy Scheper-Hughes, Death Without Weeping [11], sur la violence faite aux enfants, l’auteure décrit, à propos du Brésil, du Salvador, du Guatemala, et du Nicaragua, des pratiques dans lesquelles des corps humains – plus précisément des êtres humains vivants, et non des corps morts – sont tués et, dans le sens le plus trivial du mot, déblayés. Il s’agit là de la disparition physique et symbolique d’adultes et d’enfants, consécutive notamment à l’action d’escadrons de la mort. On ne retrouve ni l’intensité, ni la condensation, ni l’accélération [12] – éléments de la typologie de la violence dans votre analyse. Est-ce seulement un déficit empirique auquel il serait facile de remédier ? Ou bien a-t-on ici affaire à un aveuglement plus profond, peut-être dû au fait que vos analyses se focalisent sur des formes principalement européennes de violence, et avant tout sur l’Holocauste ?
W. Sofsky : Je ne peux pas en juger si vite. J’étudierais d’abord ces escadrons de la mort sous l’angle de la chasse à l’homme pour voir ensuite si lors de ces chasses, il y a des acteurs collectifs agissant comme une meute [13]. Voilà pour commencer les questions que je formulerais au sujet de cet exemple : y a-t-il des rivalités entre les acteurs et ces actions provoquent-elles une « fièvre de la chasse » [14] ; quelles possibilités ont les persécutés ; savent-ils seulement qu’ils sont désignés comme proie ; peuvent-ils se réfugier quelque part ; que se passe-t-il s’ils s’enfuient lorsque la chasse commence ? Tel serait mon modèle de départ. On découvrirait peut-être ensuite que l’action est organisée, qu’il n’y a pas de chasse à l’homme, mais seulement une rafle. L’encerclement se limite au quartier ou à une ou deux maisons. Je considérerais alors ces éléments comme un cas empirique qui ne falsifie pas mon modèle de la chasse mais en constitue peut-être une sous-catégorie. Si la structure fondamentale de la chasse, même de la chasse organisée, n’y est pas présente, alors ce n’est pas une chasse mais autre chose. Qu’y a-t-il d’euro-centrique là-dedans ?
F. Kramer : Est-ce que les auteurs de ces actions violentes se voient eux-mêmes comme une meute en chasse ? Nous pouvons nous représenter le génocide rwandais à l’aide de l’image de la meute en chasse. Mais les responsables du génocide s’imaginaient quant à eux que tout le mal devait s’écouler ou au contraire être bloqué et filtré.
W. Sofsky : La conception que les individus eux-mêmes ont de leurs actes nous renseigne peu sur la manière dont ces actes sont accomplis. La plupart du temps, les individus ne savent pas ce que produisent leurs actions. Le modèle des flux [15] pose comme condition préalable qu’il y ait un mouvement que l’on puisse bloquer ou filtrer. Soit les persécutés sont déjà en fuite, soit la société est tellement mobile qu’elle se déplace en permanence, y compris dans des circonstances normales. C’est seulement dans cette configuration que l’on peut capturer et tuer des hommes aux postes de contrôle.
F. Kramer : Ce modèle pense en effet les flux, ou plus précisément les mouvements d’écoulement, à partir des corps des individus, de la société et du cosmos pour les appliquer ensuite à des trajets et des mouvements. [...]
A. Lüdtke : Ce qui est déterminant – selon Christopher Taylor – c’est l’idée selon laquelle il existe des flux nécessaires et qu’il faut écarter ceux qui empêchent cet écoulement, qui l’obstruent : qu’il faut éliminer les bloqueurs. Dans ce cas-là, l’écoulement ne serait pas le produit d’une chasse. Le flux est alors un processus sociétal originaire considéré comme nécessaire, et la régulation de ce flux exige des killing actions [16].
W. Sofsky : Soit. La configuration de base de la meute ne suppose ni terrain fixe, ni vie sédentaire. Dans quelques cas, il y a un village qui est encerclé, passé au peigne fin et incendié et on tue les gens. C’est selon moi une variante du massacre culturellement très répandue. Et puis il y a des conditions sociétales sans sédentarité dans lesquelles les gens sont sur la route. Aux postes de contrôle, ce n’est bien évidemment pas une meute qui les attend, mais le bourreau. Encore faudrait-il savoir si c’est parce que ces personnes étaient poursuivies par une meute qu’elles se sont justement mises en route, comme dans une sorte de battue les repoussant vers les machettes des gardes, qui se trouvaient aux barrages.
F. Kramer : Selon certaines opinions répandues, les Tutsi auraient fait irruption par le nord et c’est également par là que ces « corps étrangers » devaient être rejetés.
W. Sofsky : Ce n’est pas l’idée qui m’intéresse : je cherche plutôt à savoir dans quel état physique la société se trouve vraiment. Est-ce une société en fuite ? Est-ce une société qui vagabonde et qui n’a pas de lieu de résidence fixe ?
F. Kramer : En principe, tous les Rwandais sont sédentaires. Mais l’idée selon laquelle les Hutu étaient des agriculteurs sédentaires, et les Tutsi des éleveurs nomades, était répandue. En tant que prétendus corps étrangers, ils devaient être refoulés ou alors capturés à des postes de contrôle et tués. Il existe aussi d’autres cas que le Rwanda où l’image que les assassins ont d’eux-mêmes n’est pas celle d’une meute en chasse. [...]
A. Lüdtke : Dans le passage du Traité de la violence de Sofsky sur la rafle, il est question du « travail des sbires » ou du travail d’extermination [17]. […] L’usage de la métaphore de la courre, de la chasse, ne pose-t-elle pas justement problème parce qu’elle passe sous silence certaines dimensions, comme le travail, qui font indéniablement partie des formes et de la pratique de la violence ?
Sofsky : Je ne pense pas parler par métaphores : le fait de parler d’une chasse à l’homme, d’une traque, n’est pas une métaphore. L’expression de « meute » – introduite par Canetti [18] – désigne une forme sociale collective qui ne figure dans aucun dictionnaire de sociologie. Même une unité militaire qui pendant des mois ne fait rien d’autre que d’encercler un village après l’autre et de capturer des victimes, se transforme, à chaque fois qu’elle passe à l’acte, à nouveau en meute. Des bavures, des brutalités incontrôlées ont alors lieu. Après l’action, elle se mue de nouveau en une sorte de troupe disciplinée. Les mêmes personnes peuvent ainsi parcourir différentes formes sociales. Même les experts du travail de persécution doivent augmenter leur vitesse quand ils encerclent un village. Ils arrivent comme un orage et bloquent les sorties. Ensuite, ils peuvent rétrograder pour fouiller systématiquement chacune des rues. Il existe donc aussi dans le « travail de persécution » un changement typique des formes temporelles et des vitesses.
A. Lüdtke : Mais je pense qu’il s’agit-là d’une représentation idéale-typique. Dans vos recherches sur la « temporalité de la violence » il y a bien des observations généralisantes. Comment accorder cela avec des cas précis, par exemple ceux décrits par Christopher Browning [19], et quelle signification accorder à d’éventuels hiatus ? Dans l’investigation spécifique de certains enchaînements, on peut voir (par exemple pour le 101e bataillon de police de Browning) qu’un tel changement d’état – un point qui me semble très pertinent – ne peut avoir lieu au même niveau. Les seuils semblent se déplacer. Le changement d’état semble à la fois plus facile et plus rapide la fois suivante – le passage par exemple, d’une unité militaire (plus ou moins) disciplinée, qui respecte certaines temporalités, à une « bande » […].
W. Sofsky : Il y a sans doute une accoutumance. Celui qui participe à la dixième intervention, est à la fois plus rapide et plus tranquille, parce qu’il sait ce qui compte.
Passages et dynamiques de la violence
A. Lüdtke : Qu’en est-il du changement lors de tels passages ? Les seuils sont-ils remontés ou rabaissés – quand et pourquoi ?
W. Sofsky : Bien sûr, une unité de ce type peut apprendre. La première chose que l’on apprend, ce sont des réflexes. Quand on a participé à plusieurs chasses, on sait à quoi il faut faire attention, comment effectuer les changements d’allure. Néanmoins, il reste une tendance à l’excès. Les chefs en ont peur, car elle peut signifier un manque de discipline ou une perte de contrôle. Le commandement peut laisser à ses hommes une partie du butin pour les récompenser et en même temps maintenir son contrôle sur eux – uniquement, bien sûr, s’il tient à ce que tout se déroule dans la discipline. Mais il peut aussi, en voyant leur humeur, décider de laisser une grande liberté à ses hommes pour les faire rester. Il réduit le contrôle et ferme les yeux pendant deux heures. « Ces deux heures n’ont pas eu lieu. Oublions tout. Personne ne sait rien. Tout le monde la ferme ! » Les atrocités forment un lien et le secret le noue plus encore. Il faut s’attendre à toutes ces variantes lors de persécutions.
A. Lüdtke : Probablement surtout lors de violences sexuelles ?
W. Sofsky : Oui, mais il est intéressant de noter que le problème de la discipline ne se pose que parce qu’il y a toujours cette menace de l’excès, parce qu’il y a dans l’action une dynamique dans laquelle la liberté veut être savourée. Si tout n’était qu’ennui et travail de rafle, alors il n’y aurait guère de problèmes de contrôle mais tout au plus de motivation.
A. Lüdtke : Mais il se peut naturellement que ce soit une représentation vue d’en haut ou conditionnée par le point d’observation adopté. Il se peut que ce soit une peur fictive ou qui relève de l’illusion – selon laquelle l’enthousiasme ou l’auto-dynamisation pourraient ne pas advenir de façon aussi généralisée que le craint ou l’attend la hiérarchie intermédiaire. Browning donne ici des précisions. Il parvient à prouver que dans ces petits groupes – dans un cas ce sont 17 hommes employés pour la destruction d’un ghetto dans un village biélorusse en 1942 – quatre seulement ont procédé de façon active et dynamique, ce qui va dans le sens d’une volonté de destruction. Neuf ou dix étaient des travailleurs plutôt distants et trois ou quatre ne participaient pas ou restaient visiblement passifs. Sur ces quatre-là, un s’est suicidé avant, dès la réception de l’ordre. Dans quelle mesure ce groupe est-il homogène ? Une des impressions que renforce vraisemblablement l’usage des métaphores, c’est que ce sont des actions très homogènes et homogénéisantes. Dans le cas mentionné, l’action ne semble pas marquer la moitié des participants. Les quatre qui sont particulièrement actifs tirent précipitamment dans tous les sens –, ce qui permet à la moitié de la population du ghetto de s’enfuir vers la forêt ; et les quatre autres se soustraient ou restent passifs.
W. Sofsky : Ils ne se lancent pas à leur poursuite ?
A. Lüdtke : Ils sont trop peu nombreux pour cela. Ce sont 17 hommes dont la moitié fait preuve d’une attitude pour le moins attentiste.
W. Sofsky : C’est donc une configuration dans laquelle a) la chasse échoue et b) une continuation de la poursuite conditionnant la fièvre de la chasse n’a pas lieu. Ils se sont, bien sûr, dit : « Avec 17 hommes nous ne pouvons rien faire. Il nous faut des renforts. Ou bien nous interrompons l’action, mais comment expliquer aux supérieurs qu’elle a échoué ? » Si, par contre, il y avait eu 50 poursuivants, j’aimerais voir les forces motrices qui se seraient alors développées. Browning raconte aussi des chasses dans les bois où des trous dans la terre sont fouillés et où même ceux qui étaient d’abord passifs développent une sorte de flair pour découvrir les cachettes. Bref : une fièvre de la chasse ne peut se développer que si la chasse a effectivement lieu et non si elle a été interrompue.
F. Kramer : Je reviens encore une fois sur le caractère imagé de vos descriptions. Je pense en premier lieu à Wittgenstein : nous sommes prisonniers d’une image [20]. Peut-être êtes-vous aussi prisonnier de ces images ? L’image de la meute en chasse est bien sûr une image. On n’est pas obligé d’y adhérer mais on peut néanmoins voir ou comprendre des évènements à travers une image ou se servir d’images dans ses propres descriptions. Vous écrivez effectivement d’une manière très imagée et suggestive, mais ne faut-il pas aussi se poser la question de l’adéquation de ces images avec les images qu’utilisent les gens eux-mêmes ? Est-ce qu’une meute en chasse se voit elle-même comme une meute en chasse ?
S’ajoute à cela la question de savoir si cette image est adéquate. À mon avis, on ne peut ici parler de chasse que métaphoriquement. J’ai déjà laissé entendre cela tout à l’heure : la question est de savoir si l’image correspond aux phénomènes. Après tout, les grandes guerres de conquête, les grandes rafles n’ont pas été menées par des chasseurs mais, et c’est révélateur, par des bergers, des pasteurs nomades. Leurs actes gravitent autour de leur bétail qu’il faut parfois protéger, dont il faut prendre soin, et qu’il faut parfois rassembler afin qu’aucun animal ne s’éloigne du troupeau. Or, avant toute chose, les bergers ont appris la technique de la mise à mort et ont franchi tous les seuils de la mise à mort qui existent effectivement, par exemple dans des sociétés de chasseurs. Il me semble que bon nombre de phénomènes – je ne veux pas dire tous – que vous décrivez avec l’image de la meute en chasse pourraient l’être plus adéquatement avec la métaphore du berger.
W. Sofsky : Je ne suis pas du tout sûr que mes textes soient imagés.
F. Kramer : Ils sont en tout cas beaucoup plus suggestifs que ne le sont normalement les textes scientifiques de sociologues.
W. Sofsky : Ce qui n’est pas difficile. Leur aspect suggestif a peut-être à voir avec mon souci de faire apparaître dans les descriptions les émotions et les sentiments d’appartenance, qui sont par ailleurs rares dans les écrits des sciences sociales. Cela ne rend pas pour autant un texte imagé, mais essaie seulement de l’ouvrir à d’autres dimensions.
Le caractère suggestif de la langue peut aussi être dû au fait que l’auteur tente de se projeter par l’imagination dans une certaine situation [21], c’est-à-dire de mobiliser l’empathie dont tout chercheur en sciences sociales devrait pouvoir faire preuve. Si l’on veut comprendre ce qui se passe, il faut s’en rapprocher le plus possible. Il faut utiliser un téléobjectif. Les premières questions sont toujours : que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui se déroule ? Comment cela fonctionne-t-il ? La description ne passe pas obligatoirement par des métaphores. Le fait qu’il y ait beaucoup de verbes ne rend pas un texte métaphorique. Il le rend juste actif. Prenez la chasse : il y a la chasse à l’affût et il y a la chasse à courre. La meute est la forme sociale de la chasse à courre. Les expéditions militaires des bergers nomades ou des peuples se servant de chars de combat armés de faux n’étaient pas des chasses à courre mais des manœuvres d’encerclement. […] Une fois l’ennemi encerclé, il est abattu ou fait prisonnier comme esclave.
F. Kramer : Ou bien les ennemis sont poursuivis s’ils s’enfuient.
W. Sofsky : Exactement, et c’est là que cela devient intéressant car la configuration change : encercler, boucler, faire un cercle autour, c’est autre chose que de poursuivre. Ce qui est intéressant, c’est le passage à la poursuite. C’était déjà la question que posait Clausewitz dans un contexte européen pour le déroulement des batailles. Il y a le combat, le duel, et puis la poursuite commence. Et toute campagne victorieuse se termine par une poursuite. Seule la poursuite amène la victoire. C’est à ce moment-là qu’entre en jeu la meute de la chasse à courre, quand la bataille a été livrée et que l’on poursuit le vaincu. Comment cela se passe-t-il avec les bergers-guerriers ? Si l’encerclement est réussi au niveau opérationnel, la poursuite est inutile. Elle ne se développe que si les adversaires peuvent prendre la fuite. Les poursuivants doivent alors exhorter plus fortement leurs bêtes, et s’exhorter eux-mêmes et mutuellement : une chasse à courre a débuté.
La poursuite est la phase finale des combats ou des batailles. Beaucoup de campagnes ne sont gagnées qu’à moitié parce qu’on n’a pas mené la poursuite jusqu’au bout et qu’on n’a pas cherché la victoire jusqu’au bout. Prenez l’avant-dernière guerre en Irak en 1991, par exemple. [...]
A. Lüdtke : Il existe des études plus anciennes (datant des années 1940, comme celle de Morris Janowitz et Edward Shils [22] sur les soldats de la Wehrmacht ou, dans la continuité, celle de Samuel L. A. Marshall [23] sur l’armée américaine en Corée) qui se sont centrées sur la question de savoir comment créer et stabiliser la motivation au combat. Ce qui est central, selon ces études, pour motiver et soutenir le comportement violent, c’est la familiarité propre au petit groupe, le rapport direct avec ce petit groupe, ainsi que les liens qui se tissent entre les hommes – surtout quand il y a un risque élevé, sous le feu, quand il y a un réel danger pour la vie et l’intégrité corporelle.
Du fait des recoupements qui existent entre travail industriel et soldatesque (même lors d’actions de combat !), la question de la proximité (ou de la distance) entre le soldiering et le travail industriel renvoie à une sorte de quotidienneté qui véhicule toujours une signification immédiate. Il existe bien sûr des différences, mais je ne les vois pas fondées dans une « routine », qui serait sensée marquer tout particulièrement le travail industriel. Il me semble que cela relève d’une fiction selon laquelle les procédés de travail industriel ne se dérouleraient que de façon routinière, qu’ils seraient caractérisés par une répétition régulière et une prévisibilité absolue et une atmosphère de froideur ou de neutralité émotionnelle. Même le travail industriel a sa part quotidienne d’incertitudes et de risques, y compris pour la vie et l’intégrité physique, surtout ces incertitudes qui naissent quand il faut juger ou agir – sur un outil, une pièce d’ouvrage, un transport – « tout de suite ». Dans les deux cas, il faut de la « dextérité » ainsi que de la résistance physique, et on doit également faire preuve de sa capacité de représentation mentale. Les charges émotionnelles peuvent quand même être très différentes. Quand on entend siffler les balles à droite et à gauche, on est autrement plus en danger de mort qu’on ne le serait à un poste de travail, même le plus dangereux – au nettoyage des chaudières, devant un haut fourneau, dans la cabine du conducteur d’une grue de construction ou d’une grue industrielle.
W. Sofsky : Prenez l’équipage d’un char pendant le combat. D’abord il y a un bruit incroyable, les gens crient.
A. Lüdtke : Comme devant un haut fourneau.
W. Sofsky : Non, c’est un stress très différent. On identifie un char ennemi à deux mille mètres. Nous vise-t-il déjà ? Que fait-il ? On est assis dans cette cabine et on ne peut pas en sortir. C’est ce qui rend la chose particulièrement désagréable. On ne peut pas se faire petit, mais il faut être plus rapide que l’adversaire. C’est une question de vie ou de mort. Ce n’est généralement pas le cas devant le haut fourneau.
Le groupe doit fonctionner comme une unité. Il doit former une bonne équipe et être bien entraîné, les soldats doivent se connaître et doivent pouvoir se faire absolument confiance afin que le char survive. La charge émotionnelle est incroyablement forte. Même si l’ennemi est à deux mille mètres de distance, la disposition d’esprit est tout sauf froide.
A. Lüdtke : Laissons de côté la « froideur » du travail industriel. Je parle du travail de groupe, ainsi que de la concurrence entre les groupes ou entre les individus. Ce n’est peut-être pas une question de vie ou de mort, mais il s’agit néanmoins de garder son emploi, et en premier lieu de tenir le coup dans l’instant et de faire ses preuves. En un sens sans doute moins dramatique et existentiel, il s’agit quand même bien de survie. Les représentations et les métaphores de la routine (ou peut-être de l’attente calme et concentrée devant un pupitre de distribution ou dans la salle de contrôle) sous-estiment la situation réelle et la pratique du travail, au moins pour le travail industriel à forte teneur physique jusqu’au milieu ou même la fin du XXe siècle. Cela a probablement en partie changé au cours des dernières décennies dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. Mais par exemple, dans les anciens pays socialistes, le lien entre le travail, l’implication physique et les risques de blessure est sans doute toujours effectif, de manière plus intensive et plus fréquente.
W. Sofsky : Je pense toutefois que dans une situation de combat, la question de la vie et de la mort se pose en bien moins de temps que devant le haut fourneau. La dimension dramatique est toute autre. Il y a des postes de travail dangereux où tout peut parfois se jouer en quelques secondes mais, dans une situation de combat, c’est pendant trois heures que tout se joue en quelques de secondes.
On a souvent dit que dans la guerre moderne on ne tuait qu’à distance et que c’était pour cette raison que le bilan humain était si élevé. En vérité, il y a beaucoup de configurations qui ressemblent énormément à des situations de guerre d’autrefois. Les unités de haute technologie souffrent de la même peur que les guerriers d’autrefois. Les pilotes anglais en mission aux Malouines qui n’avaient pas à craindre une défense anti-aérienne sérieuse du côté argentin, étaient très tendus, très stressés, même s’ils étaient des pilotes expérimentés. On ne peut pas comparer cela à une situation de travail. Le stress au travail n’a rien à voir avec le stress de la bataille.
Universaux sociaux versus conditions socio-historiques
F. Kramer : Je considère qu’une typologie universelle de la violence est indispensable si l’on veut pouvoir décrire des sociétés lointaines. Nos concepts ne sont adaptés qu’à notre société, et il n’est pas très utile de se servir de nos propres concepts pour décrire une autre société. Il faudrait en effet tout d’abord les traduire. Nous ne pouvons donc nous dispenser d’établir un langage de référence, et dans notre cas ce serait une typologie de la violence. Reste à savoir si l’on peut expliquer quelque chose avec cette typologie. […]
W. Sofsky : Sans aucun doute. Mais n’est-il pas concevable de fonder une théorie qui parle de manière significative de ces universaux ? Existe-t-il des universaux sociaux ? Et ceci dans le sens de formes générales : échange, pouvoir, coopération, violence, etc. Cela existe-t-il ? Une définition relativement faible du concept de structure profonde universelle consisterait à dire qu’un universel n’apparaît pas nécessairement en tous lieux, à tout moment, mais seulement à différents moments et en différents endroits, pris indépendamment. C’est ainsi que je comprends le questionnement anthropologique. Celui-ci est tout aussi légitime que l’explication spécifique et historique d’un cas précis. Je le trouve même un peu plus ambitieux, car il témoigne d’une volonté théorique de dire quelque chose de général sur la manière d’exister de l’homo sapiens et des hommes entre eux. C’est plus que l’étude historique d’un cas précis.
A. Lüdtke : Ici je me sens obligé de vous contredire. À mon avis, parler de cas historiques uniques, c’est méconnaître ce que signifie le concept d’historicité. L’histoire ne s’intéresse pas à des cas uniques, à leur description plus ou moins détaillée ou à leur explication – quoi qu’on veuille entendre par explication. Ne s’intéresse-t-elle pas plutôt à la question de savoir comment on peut saisir la dynamique de processus, de contextes et d’effondrements socio-historiques ? Je me demande si – indépendamment de nos perspectives disciplinaires respectives – une approche en termes d’universaux peut rendre compte de ces dynamiques. Si l’on peut constater qu’il y a échange, qu’il y a mariage, qu’il y a des configurations de violence ou des formes de violence dans des contextes très différents, en quoi cela nous aide-t-il à explorer les dynamiques de l’action ? Quel rôle joue la violence là-dedans et dans quelle direction les phénomènes évoluent-ils ? Y a-t-il des changements ? Que ce soit la discipline A ou B qui pose ces questions, cela m’est complètement égal.
W. Sofsky : Je suis d’accord avec vous, mais si l’on compte sur ces universaux, on estime aussi, le cas échéant, qu’ils font à tout moment partie de l’existence de notre espèce et de ses formes de socialisation.
A. Lüdtke : Mais jusqu’où peut-on élargir cette liste d’universaux ?
W. Sofsky : Il est vraisemblablement possible de l’élargir dans la mesure où les hommes ne se lassent pas d’inventer de nouvelles atrocités. Il est néanmoins étonnant de constater que les duels – que ce soit dans le monde antique, en Amazonie ou au XIXe siècle – se ressemblent tous d’une certaine manière. Autre exemple : la vengeance. Une comparaison transculturelle pourrait identifier partout les mêmes mécanismes de la revanche. Comme il y a des formes générales de la pensée ou de la pensée sauvage, il y a aussi des structures générales du social.
A. Lüdtke : Que peut-on en tirer ?
W. Sofsky : Je trouve que c’est une avancée considérable.
A. Lüdtke : Pour ou contre quoi ?
W. Sofsky : Pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». C’est la question de base de l’anthropologie.
F. Kramer : Si l’on veut développer une théorie à partir de la typologie, il faut dire dans quelles conditions un certain type se manifeste ou ne se manifeste pas. À la typologie de la violence doit alors s’ajouter une typologie de l’évitement de la violence.
W. Sofsky : Ce serait le cas si l’on partait de la supposition qu’il existe des conditions suffisantes et nécessaires à la violence ou à toute action humaine. On peut aussi se fonder sur une autre thèse de départ en se disant qu’il faut s’attendre à tout dans les actions humaines.
F. Kramer : Certes, mais cette théorie n’est pas très solide.
W. Sofsky : Elle contribue au désillusionnement et à l’élucidation.
F. Kramer : Oui, je ne suis pas contre. Mais ce ne sont peut-être pas nos lecteurs qu’il faudrait désillusionner…
A. Lüdtke : On ne sait jamais…
W. Sofsky : Non. L’étude scientifique de la violence est bien souvent liée à l’espoir de pouvoir identifier les conditions qui causent la violence : si l’on élimine ces conditions, on élimine en même temps la violence. C’est à mon avis la motivation de bon nombre de nos collègues, qui s’intéressent à la violence. Mais cela pourrait bien être une illusion, car il n’y a pas de contexte standard, de condition standard dans lesquelles est généré tel comportement ou tel autre. Entre le contexte et l’action, il y a un vide béant. Et la violence tend plus à créer de nouvelles conditions qu’à émerger à partir d’anciennes. Mais si ce que je viens de dire est vrai, cela met en question tout le programme scientifique d’explication qui compte encore sur la causalité.
F. Kramer : Dans une perspective historique, les choses se présenteraient néanmoins différemment, car il y a des sociétés et des moments historiques qui sont relativement pauvres en violence et d’autres où la violence est partout. Cela échappe à la théorie que nous venons d’évoquer. Si nous partons d’universaux anthropologiques, il ne faut pas se limiter à ceux de la violence. Il faut chercher en même temps les stratégies à l’aide desquelles les hommes réussissent la plupart du temps à limiter la violence.
W. Sofsky : Il est bien entendu évident qu’une anthropologie du social ne peut s’arrêter à une anthropologie des formes de la violence. Parmi les universaux il y a aussi des formes de coopération ou de conflit dont les modalités sont plus pacifiques – mais aussi le contrôle social massif, le pouvoir et la discipline qui se chargent d’endiguer la violence. De telles sociétés peuvent alors paraître par moments très pacifiques – jusqu’à la prochaine fois.
Lüdtke : Permettez-moi une remarque : ce que je trouve important dans cette perspective, ce ne sont pas les universaux, mais ce sont les évolutions de très longue durée qui peuvent être stables pendant très longtemps. Il ne s’agit en aucun cas de représentations qui se concrétiseraient par des actes violents ou qui prendraient une forme concrète dans la violence. Je pense à la naissance des massacres ou à la façon de conduire des rafles. Il faudrait voir si l’on peut déceler une dynamique spécifique qui ne puisse pas être analysée comme la conséquence de conditions structurelles ou fonctionnelles quelconques, par exemple la présence ou non d’un État, la toute-puissance ou le fantasme de toute-puissance d’un prince.
Cela est d’autant plus important qu’une idée très optimiste de la modernisation a été longtemps dominante dans le grand public ainsi que chez nos collègues. Comme si la violence était liée aux sociétés « primitives », le produit d’une société pré-moderne, et qu’a contrario (comme par exemple dans le progressisme et le scientisme des XIXe et XXe siècles), plus les interactions sociales se moderniseraient, moins elles seraient violentes. De telles idées ont eu jusqu’à présent une portée énorme, notamment chez les historiens ; il demeure ainsi pertinent de les critiquer.
F. Kramer : Faut-il faire nos adieux à la philosophie de l’histoire ?
A. Lüdtke : Oui, dans ce cas-là.
F. Kramer : Mais le fait de prendre congé de la philosophie de l’histoire ne peut, ni ne doit, mener à supposer que tout est possible en tout temps et en tout lieu, car tel n’est évidemment pas le cas. Il n’est peut-être pas possible d’expliquer où et quand il y aura de la violence, mais la recherche peut présenter les choses de manière à ce qu’on se dise : « Ah, maintenant j’ai compris. ». Un universel seul n’est pas capable de cela.
W. Sofsky : La question la plus difficile est celle de l’apparition de phénomènes vraiment nouveaux, comme par exemple actuellement, l’attentat-suicide. On peut aisément retracer la genèse de ce modèle d’action afin d’écrire une histoire de l’attentat suicide qui mette en évidence la rupture décisive qui existe entre les pilotes kamikazes japonais et les terroristes palestiniens : l’attentat-suicide était initialement une configuration de combat alors que désormais la violence se déploie devant des supermarchés contre des civils qui ne se doutent de rien. Du Japon via la Corée, de l’Iran jusqu’au Liban, nous obtenons ainsi un axe historique du mal. Mais que savons-nous de plus du phénomène une fois que nous avons dit cela ? L’avons-nous ainsi rendu intelligible ?
A. Lüdtke : Certainement pas.
F. Kramer : Je répondrais par l’affirmative si nous connaissions les biographies, les conditions sociales, mais par la négative si nous montrions uniquement les voies de diffusion. Les actes violents ne peuvent être compris, ou, plus exactement, être décrits, que dans des circonstances historiques précises. Nous devons disposer de renseignements sur les structures familiales, les perspectives d’avenir, les attentes pour l’au-delà. Ensuite, toute explication est superflue.
W. Sofsky : Un tel effort n’est même pas nécessaire. Le premier attentat-suicide au Moyen Orient a été perpétré par un commando enrôlé dans l’« Armée rouge japonaise » à l’aéroport de Lod. Ensuite, il y a eu un commentaire mordant de Kadhafi adressé aux Palestiniens : « Vous êtes obligés de recruter des Japonais pour qu’il se passe quelque chose. Vous n’en êtes pas capables vous-mêmes ? » Un groupuscule marxiste s’est alors dit « Oh, nous allons faire la même chose maintenant. » Ils prennent à cœur l’exhortation et le modèle, et veulent prouver qu’eux aussi peuvent être combatifs contre Israël. Le groupe est complètement laïc. L’attentat-suicide n’a originellement rien à voir avec la religion. Pour comprendre cela, on n’a pas besoin de biographies. Il faut juste quelques renseignements sur la structure sectaire de la résistance palestinienne et sur la rivalité de ses chefs de clan.
A. Lüdtke : Je reprends le sujet de la résistance palestinienne, mais j’aimerais l’élargir à la question de la violence d’occupation – cette fois celle de la Seconde Guerre mondiale. Pour les occupants, les actions violentes envers les occupés n’étaient ni univoques ni homogènes comme le présupposent toujours les typologies – je trouve que c’est un vrai problème. Des travaux, comme par exemple ceux de Theo Schulte [24] sur la zone arrière du front en URSS, montrent au contraire un large éventail. C’est le même argument que celui que j’avais évoqué tout à l’heure à propos de Browning : on peut voir un vaste champ de lignes de conduite qui se compose non seulement de formes différentes de violence, mais aussi de comportements violents et non violents envers les occupés. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que le dispositif global de l’occupation n’ait pas présupposé, encouragé et couvert les actes de violence. Ceci a un rapport avec le fait que – selon Schulte – nombre de membres de la Wehrmacht sur place aient eu la possibilité ou vu et saisi (voire créé) des chances de ne pas se comporter violemment. De là provient peut-être la perception (et par la suite le souvenir) que ce n’était pas si grave que cela. Cette perception même garantissait l’occupation. Plus concrètement, elle avait vraisemblablement des conséquences directes sur la volonté de participer, ou, pour reprendre l’expression de Max Weber, sur « la soumission à l’ordre établi » [25]. Peut-être que la (relative) diversité de possibilités est pour beaucoup de gens une des conditions individuelles pour « continuer à participer », en deçà et au-delà des convictions politiques, idéologiques et du calcul d’intérêt. Supposons qu’il y ait d’autres proportions de participants (mécontents ou motivés) et de non-participants que chez Browning. Dans ce cas-là, un déplacement relativement faible de l’intensité de la participation pourrait avoir des conséquences considérables. Cette intensité de la participation – de l’action en général – dépend toujours également, dans un cas social concret, de l’individu.
W. Sofsky : Si l’on parle d’universaux, ce n’est pas pour dire que les hommes sont tous forcément violents. Ils peuvent l’être en tout temps et en tout lieu pour tout un tas de raisons. Les universaux n’ont que peu à voir avec les « constantes anthropologiques », de fort mauvaise réputation, telles que la bonne vieille pulsion agressive.
A. Lüdtke : Mais ne s’agit-il pas aussi de sonder des probabilités – d’analyser des situations avec leur dynamique – dans lesquelles, par exemple, il y a plus souvent une formation de meute que dans d’autres ?
W. Sofsky : Non, je ne me suis jamais posé la question en ces termes. Les causes, comme on dit, ne sont pas mon problème. Je m’intéresse au déroulement et aux processus autodynamiques de la violence, donc à ce qui se passe quand une action, pour quelque condition accidentelle que ce soit, a été mise en route, ainsi qu’à la question de savoir comment les êtres humains se servent des opportunités pour exercer la violence. La recherche sur la violence fait habituellement des corrélations entre le taux de violence et les conditions sociales, ou elle retrace les parcours des coupables. La violence elle-même ne l’intéresse pas. Il est étrange d’énumérer les facteurs explicatifs sans avoir éclairci auparavant ce qui doit être expliqué. Je crains, par contre, qu’il n’y ait pas de trajectoire systématiquement définissable et unique qui mène à la violence. [...]
Les métaphores – et l’art de la description
A. Lüdtke : Je voudrais revenir sur vos textes, plus exactement sur le genre de vos textes. Serait-il possible que l’usage de métaphores souligne – ou même isole – la dynamique de la violence qui est toujours au centre de vos descriptions ? Vous avez vous-même parlé du rôle des verbes, de l’effort pour tout ramener au niveau de l’action. Est-il possible qu’il y ait quelque chose qui ne relève pas du désenchantement, mais plutôt de l’enchantement ou du fait d’être soumis à une illusion […] ? Qu’il y ait une sorte de fascination pour l’objet qui se reflèterait dans l’usage des métaphores et réunirait certains lecteurs dans le plaisir très masculin provoqué par certains types de violence ?
W. Sofsky : Tout ce que je peux dire tient en une phrase : la violence est en général sanglante, sale et fait mal. C’est tout ce que j’ai à dire là-dessus.
A. Lüdtke : Ce que vous venez de dire, « sanglant, sale, qui fait mal » – le fait de décrire cela n’est pas quelque chose qui est nécessairement dépourvu d’attrait.
W. Sofsky : D’où vient cette supposition que celui qui regarde tout cela d’un peu plus près est forcément fasciné dans son for intérieur par la violence ? Cette suspicion est évoquée par certains recenseurs de mes travaux jusqu’à la limite de la diffamation. D’où cela vient-il ? Comment naissent de tels propos ? Il a dû se passer quelque chose pour qu’on doute ainsi de l’intégrité personnelle de l’auteur.
A. Lüdtke : Si nous laissons de côté la recension et ses tactiques de scandale, on peut peut-être voir autre chose ici : le problème particulier, peut-être insurmontable, de trouver des mots pour parler de la violence. Il ne s’agit pas là de gênes ou de blocages personnels, mais de l’objet, du thème, qui opère d’une manière spécifique non seulement dans les limites de la corporéité, mais aussi aux limites de la vie et de la mort. Le sujet hérisse littéralement les poils de celui qui écrit, et probablement aussi ceux du lecteur.
F. Kramer : En Allemagne fédérale, le discours sur la guerre et la violence a été entouré de tabous pendant des décennies. Quand on écrivait sur ce sujet, il fallait y mettre de l’indignation. Sofsky a rompu avec cette tradition et c’était nécessaire.
W. Sofsky : Parce que les Allemands étaient coupables de la Seconde Guerre mondiale et du génocide, ils ont eu particulièrement besoin de s’imaginer qu’ils se sont par la suite amendés sur le plan moral.
F. Kramer : Et vous avez commis le crime de ne pas parler avec l’indignation la plus profonde de choses qui ne devraient pas exister. Vous avez omis le « plus jamais ça… ». [...]W. Sofsky : C’est aujourd’hui à la mode de se pencher sur la violence, y compris dans les sciences sociales. Des moyens sont mis à disposition et répartis. Ce qui est décisif, ce sont les modalités par lesquelles on entreprend cette recherche sur la violence. On peut circonscrire le sujet de telle manière qu’il n’est même plus question de la pratique de la violence, en analysant, par exemple, uniquement les contextes ou en basculant vers le niveau du discours. Ainsi, on pense parler de violence quand on ne parle que de textes où il est question de violence. Ce sont les dérobades actuelles devant l’objet. On s’astreint aussi à employer un langage dans lequel certains phénomènes ne peuvent pas avoir de place. Dans la prose classique des sciences sociales, certains objets ne peuvent pas apparaître. Les hommes n’y sont plus actifs du tout. Il n’y a plus d’hommes, d’individus que l’on puisse identifier. Il n’y a pas d’émotions. Il n’y a que des fonctions, des facteurs, des structures, des systèmes mais pas d’actions ou d’émotions.
A. Lüdtke : Les acteurs ne reviennent-ils pas au moins un peu à la mode, même chez les sociologues ?
W. Sofsky : À la fin des années 1970, on a découvert brièvement les acteurs dans les interactions, pour ensuite rapidement les redéfinir comme des acteurs agissant rationnellement. Ces homoncules académiques éprouvent l’ivresse ou l’excès tout au plus dans le cadre de leur calcul de bénéfices. On a réduit l’homme agissant avec toute la diversité de ses talents et de ses dispositions intérieures à un modèle pour pouvoir en tirer une théorie nette qui soit en accord avec certains types de mensuration et de recherche quantitative. C’est un système de pensée relativement fermé, mais il faut évidemment toujours se demander ce que ces fantômes du mainstream sociologique ont à voir avec les gens ordinaires. L’homo sapiens dans ses variantes historiques est un être plutôt inconnu des sciences sociales. S’ajoutent à cela les frontières très nettes qui entourent les disciplines, ainsi que les frontières avec d’autres styles d’écriture comme l’essai et la littérature. Ce qui est bien écrit, est considéré comme peu sérieux. Ces frontières sont censées maintenir l’unité provisoire des sciences molles. Tout cela ne sert pas la recherche de la vérité.
A. Lüdtke : Je pense toutefois que le linguistic turn [26] – ou plutôt le cultural turn – a fait avancer les choses. On n’est pas obligé d’aller aussi loin que l’auteure d’un livre que j’ai vu il y a à peu près dix ans aux États-Unis, sur l’occupation du Sinaï par Israël jusqu’en 1967 – et dont le titre était « La poétique de l’occupation » [27] ! C’était d’ailleurs un texte très savant et pas du tout poétique… Et d’un autre côté, il y a aussi la perspective de l’ethnologie américaine, par exemple First Time de Richard Price [28]. De mon point de vue, c’est une tentative très stimulante pour dépasser une compréhension monolithique du texte. Price présente des voix diverses et multiples allant des transcriptions de témoignages oraux, des documents d’archive, des textes de dirigeants commerciaux et coloniaux, à leurs portraits (du XVIIIe) et leurs notes de musique qui ont été conservées, mais chantées et enregistrées aujourd’hui. Il s’agit entre autre des rapports de violence chez les « Saramaka », un peuple dont il reconstruit et raconte l’histoire. On obtient ainsi in fine une image dans laquelle les sources utilisées, prises dans leur textualité propre, font partie du texte. Évidemment, il faudra attendre pour que quelque chose de comparable s’impose dans le monde universitaire ou soit accepté tout simplement comme une forme possible.
W. Sofsky : Mais le cultural turn a-t-il amélioré la description ?
F. Kramer : Non, probablement pas, car la plupart des chercheurs n’ont pas la capacité linguistique de changer. Ils utilisent trop peu de verbes différents et se perdent trop souvent dans les subordonnées. Cependant, cela ne sert à rien d’en discuter en général comme dans le débat sur la manière d’« écrire la culture » [29]. Il faudrait seulement travailler sur le texte concret. Si l’on veut écrire sur la guerre et la violence, on se trouve en plus confronté à la difficulté de prendre de la distance. En 1987, au Soudan, je me suis retrouvé sans le savoir en pleine guerre. Je ne l’ai pas refoulé, mais pendant quinze ans j’ai été incapable d’écrire là-dessus parce que je me mettais à pleurer à chaque fois. Les entretiens avec des Africains qui sortent de la guerre, et sont tout au plus capables de courts témoignages factuels mais pas de descriptions émotionnelles, manifestent la même chose. Freud définit justement le trauma comme ce qui ne peut pas être représenté. Le long silence sur la Seconde Guerre mondiale est aussi probablement en partie dû à cela. […]