Un recueil documenté rassemble désormais une centaine d’articles de Jean Starobinski sur la littérature et les arts. Il rappelle la place majeure qu’occupe dans le paysage critique des 70 dernières années une œuvre qui ne cesse d’entrevoir et de susciter des correspondances.
Recensé : Jean Starobinski, La Beauté du monde. La littérature et les arts, édition établie sous la direction de M. Rueff, Gallimard, 2016, 1344 p., 30 €.
Albert Thibaudet est entré dans la collection « Quarto » en 2007 ; un autre grand critique lui succède aujourd’hui ‒ de son vivant cette fois : Jean Starobinski, qui depuis les années 1940 bâtit une œuvre immense loin des méthodes arrêtées et des partages disciplinaires. Le recueil La Beauté du monde propose, outre une passionnante biographie de 200 pages (qui rappelle entre autres la formation et le rayonnement international de l’herméneute genevois) une centaine des articles qu’il a consacrés à la littérature, la peinture et l’opéra. Des textes d’escorte signés par Martin Rueff, qui dirige l’édition, et d’autres spécialistes suisses (Michel Jeanneret, Laurent Jenny, Julien Zanetta et un des fils de l’auteur, le musicologue Georges Starobinski) enrichissent l’ensemble.
Ce recueil vient après L’Encre de la mélancolie (2012), Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau (2012), Diderot, un diable de ramage (2012) et Les Approches du sens. Essais sur la critique (2013). Dernière vaste synthèse des travaux de J. Starobinski, il offre une vue d’ensemble inédite de son rapport intime aux arts, en donnant à lire des textes dispersés. Ne nous fions pas à son titre lénifiant : pour J. Starobinski, « la beauté du monde » est sans cesse inquiétée par un mal historique et intime. Les Lumières, chères au dix-huitièmiste, sont cernées par l’obscur. Fidèle à une métaphore qu’il a étudiée, avant de la faire sienne, J. Starobinski a cependant « veill[é] à n’écrire aucune ligne qui ne soit pour le lecteur un chemin de clarté, quand bien même il serait parlé de la nuit et de l’ombre » (p. 787). Cette exigence va bien au delà d’une réticence au jargon technique ou à l’érudition pédante. Suivons le critique à travers les champs divers auxquels il ne s’est jamais laissé réduire.
Correspondances esthétiques
L’esthétique de J. Starobinski pourrait être résumée par cette formule du poète Henri Michaux qu’il cite à deux reprises dans les textes du recueil : « Cœnesthésie, mare nostrum, mère de l’absurde » (p. 892, 1113). Si l’éditeur classe utilement les articles selon que J. Starobinski y lit, regarde ou écoute, chaque geste suscite un réseau de correspondances. Chaque sens, mobilisé dans sa différence même, participe d’une sensibilité élargie : le critique lit en voyant et en écoutant, écoute en lisant et en regardant, voit en écoutant et en lisant.
Ainsi, en étudiant Baudelaire ‒ le poète des correspondances ‒, J. Starobinski est attentif au contraste plastique entre figure et fond, et sait entendre l’écho d’un vers de Chénier (« mélancolique et lente / Elle erre avec uneonde ») dans le titre énigmatique du poème des Fleurs du Mal « Mœsta et errabunda » (p. 358) [1]. Comparant ailleurs Kafka et Dostoïevski, le critique appréhende les jeux de clarté et d’obscurité du sens :
L’ombre chez Dostoïevski, s’oppose à la lumière et lui fait contraste. Les parties éclairées sont soutenues par de larges espaces obscurs, à la manière de Rembrandt. Chez Kafka, la part de l’ombre n’est pas moindre, mais il semble que la lumière et l’ombre se mélangent au lieu de s’affronter. Le résultat est une lumière exacte, également répartie, mais sans éclat, tamisée par une brume imperceptible ; un éclairage éternellement identique, une grisaille continue, mais où tout s’inscrit en évidence… (p. 960-961)
Devant un tableau, J. Starobinski peut remonter à ses sources littéraires et médicales, comme dans son étude du Cauchemar (1782) de Füssli, ou en faire le point de départ d’un parcours aboutissant à Baudelaire, comme dans son article sur « le motif de la statue de Vénus dans un jardin » chez Titien, Rubens et Watteau.
Il est à l’écoute du Jardin de l’amour (1630-1632) de Rubens par cette invite, parfaite synesthésie : « Si nous essayons d’imaginer les bruits » (p. 1135)… Les figures rouges de Garache le laissent bouche bée et le délestent de son « incorrigible mémoire, qui [lui] fait chercher un sens mythique, un écho d’anciens poèmes, là où triomphe la grâce de l’instant » : il goûte au « bonheur, pour celui qui fait métier d’interprète, [...] de s’abandonner enfin à l’apparence et de rendre les armes » (p. 1119). Avec Balthus, chez qui « les références littéraires sont limitées » (p. 1080), il devient pur « œil vivant » en explorant « la fonction de l’obliquité » (p. 1078) dans ses tableaux et la façon dont la version finale de La Rue (1933) nous fait assister « au sacre de la distance » (p. 1083).
L’écoute des Sirènes et autres « enchanteresses » de l’opéra emporte J. Starobinski. Il écrit à propos des Noces de Figaro :
ni la comédie de Marivaux, ni la tragédie voltairienne, ni le drame bourgeois de Diderot, ni le théâtre en ricochets superficiels de Beaumarchais n’émeuvent comme la grande dramaturgie de Mozart. (p. 1185)
Mais il propose aussi une lecture approfondie du libretto de Da Ponte considéré « pour lui-même » (p. 1219). En écoutant Così fan tutte, il garde à l’œil les décors que Balthus avait faits pour une représentation de cet opéra à Aix. Ailleurs, il peut également suivre à la trace le compositeur Mahler chez les poètes Pierre Jean Jouve et Yves Bonnefoy.
À travers champs
J. Starobinski n’épouse donc pas le partage imposé du sensible qui distingue habituellement les arts. Il procède de même avec les champs disciplinaires. Ses études ont paru aussi bien dans des revues historiennes, psychanalytiques, littéraires et artistiques que dans des publications où convergent ces disciplines. Elles ont contribué à renouveler des champs très divers : histoire des idées et sémantique historique, herméneutique littéraire, philologie, littérature comparée, stylistique, études de réception, psychanalyse, psychiatrie, etc., ainsi qu’en témoignent différents textes du recueil. Prenons deux exemples.
« Langage poétique et langage scientifique » (p. 881-895) paraît dans Diogène en 1977. Cette « revue internationale des sciences humaines », qui tire son nom du cynique grec, a été fondée en 1952 par Roger Caillois. Publiée avec l’aide de l’UNESCO, elle se décline en français, anglais, arabe, chinois et espagnol. Dans son article, J. Starobinski s’attarde sur quelques avatars historiques du mouvement consistant à « doubler d’une saisie subjective, au fur et à mesure, tout ce qui faisait l’objet d’une réduction abstraite et mathématique » (p. 889). Il part des ouvrages de l’Américain Owsei Temkin et de l’Espagnol Pedro Laín Entralgo sur l’histoire de la médecine, et du livre de l’Allemand Joachim Ritter sur la naissance du paysage comme objet de jouissance esthétique en Occident. Il se rapproche d’Arthur Eddington, qui peut citer une équation hydrodynamique et un poème sur la danse de l’océan, et de Gaston Bachelard, épistémologue des sciences modernes et adepte de l’imagination matérielle des poètes.
À un autre pôle de sa palette on trouve l’« Hommage à Paul Claudel » paru dans la NRF en 1955 (p. 644-649). Malgré ses réticences envers le poète diplomate ‒ il n’est pas l’égal pour lui de Baudelaire, Jouve ou Bonnefoy ‒, son tact stylistique et sa compréhension herméneutique lui permettent de montrer comment dans un seul vers choisi, « Cet enfant triomphalement que vous me tendez », le déplacement inattendu de l’adverbe est emblématique de la totalité du geste claudélien : « primat de l’action » sur tout. Claudel est aussi l’auteur de L’Œil écoute (1946) et d’un « art poétique » de la synesthésie qui ont pu entrer en résonance avec la sensibilité du critique.
Une gamme d’identités
La carte d’identité de J. Starobinski est elle-même tissée de chemins traversiers. La biographie inaugurale soigneusement détaillée par M. Rueff, pièce essentielle du volume, permet de retoucher le portrait qu’on pourrait se faire de ce professeur à l’université de Genève implanté dans le quartier de Plainpalais. Cet ancrage aura certes permis le rayonnement international de sa pensée. Mais il a été interrompu par la parenthèse séminale à Baltimore, alors que le jeune J. Starobinski était encore doctorant, entre 1953 et 1956. C’est là-bas qu’il assiste aux disputes amicales entre Poulet et Spitzer sur la critique littéraire et aux conférences d’historiens des idées comme Arthur Lovejoy ou Alexandre Koyré, là-bas qu’il rencontre de grands historiens de la médecine et qu’il rédige en grande partie la thèse qui deviendra le célèbre Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle (1957). Tout ceci juste avant la vague de la French Theory qui transitera elle aussi par Johns Hopkins.
Mais on pourrait aussi bien tracer un « Starobinski. Pour une littérature mineure », comme Deleuze et Guattari ont fait avec Kafka. Né en 1920, Jean Isaac Starobinski est issu d’une famille de juifs polonais émigrés en Suisse. Son père Aron vient à Genève en 1913 à l’âge de 20 ans pour pouvoir poursuivre des études supérieures de médecine. Parlant polonais, russe, français et allemand, il rencontre la future mère du critique, Szajndla Friedmann, en lui donnant des cours de français. La naturalisation suisse a été refusée jusqu’à sa mort au père de J. Starobinski, à cause de sa judéité et d’un lien sans doute purement professionnel avec un activiste soviétique sous surveillance.
N’ayant pas eu d’emblée la nationalité suisse, Jean échappe au service militaire. Pendant la Seconde Guerre, il est donc étranger en pays neutre. Le Département fédéral de justice et de police refuse la venue de son oncle et de sa famille restés à Varsovie : ils mourront en déportation. La nationalité suisse lui est refusée à plusieurs reprises et il ne l’obtient qu’en 1948 à 28 ans. Dans « Note sur le judaïsme de Kafka » paru en 1950 dans les Cahiers du Sud, un des articles cruciaux rassemblés dans le recueil, J. Starobinski semble brosser indirectement son autoportrait :
En face du judaïsme, Kafka est un exilé, mais qui réclame sans cesse des nouvelles de la terre qu’il a quittée. Et peut-être, exilé au sein d’un peuple en exil, connaît-il une destinée qui, loin d’atténuer pour lui la condition juive, l’accentue et la rend plus manifeste. Autant il est difficile d’inclure Kafka dans le judaïsme, autant il est impossible de l’en exclure. (p. 953)
Dans un autre article frappant, J. Starobinski prend la défense de son poète de prédilection, Baudelaire, accusé d’antisémitisme par certains critiques. Mobilisant son savoir et sa vigilance philologique, il montre que la note de Baudelaire en question, « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la Race juive. / Les Juifs, Bibliothécaires et témoins de la Rédemption », qui a été retrouvée dans ses papiers intimes, n’est pas énoncée en son nom propre mais cite un démocrate utopiste détesté et la doctrine augustinienne du peuple témoin (voir la démonstration rigoureuse p. 534-539).
Étrangeté supplémentaire dans ce tuilage identitaire, J. Starobinski écrit en français de Suisse romande. Il résume cette situation dans « L’écrivain romand. Un décalage fécond » (présentation de La Nouvelle Héloïse, Éditions Rencontre, 1970), autre texte important qui était difficile à trouver avant la publication du recueil. J. Starobinski précise qu’en Suisse romande la langue française n’est pas le legs douloureux d’une colonisation. L’écrivain romand ne souhaite donc son inclusion ni dans la littérature francophone ni dans la littérature française. Qu’il ne soit pas rattaché à un État centralisé lui permet justement de « nouer des attaches diverses, des fidélités multiples, où la part du choix personnel contrebalance celle des appartenances obligées et des ‟enracinements” » (p. 998).
Une éthique et une politique de l’interprétation n’ont cessé de guider J. Starobinski dans ses chemins de traverse et sa méfiance à l’encontre de tout enfermement esthétique, disciplinaire et identitaire. Nulle érudition gratuite chez lui : ce sont les déchirures du présent qui provoquent le questionnement du passé. Il dit avoir reçu cette leçon de son maître Marcel Raymond : « Je suis reconnaissant à cet enseignement de n’avoir jamais séparé l’exigence du savoir et le sentiment du moment de l’histoire où nos existences se trouvaient situées » (p. 911).
Il le manifeste dès les années 1940 dans des articles sur « la poésie de l’événement », les « poètes prisonniers », Kafka, Ramuz et Balthus publiés par des revues de résistance qui disparaîtront après-guerre mais qu’on retrouve dans le « Quarto ». Tel est le souci politique de celui qui n’aura cessé de revenir au siècle des Lumières comme à une énigme posée par Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». J. Starobinski montre comment, dans le tableau des fusillades du 3 mai 1808, l’Espagnol a dépeint la « perversion » du « destin des Lumières » (p. 1038).
Pour le nouage éthique entre objectivité et subjectivité, il précise :
Interpréter suppose la présence de l’autre, le mouvement vers l’autre ; l’objet à interpréter doit être maintenu présent et ne pas se résorber, s’évanouir, dans le discours qui l’évoque. (p. 704)
Telle est ce qu’il appelle ailleurs « la relation critique » : métaphore d’un couple qui évite fusion et narcissisme, ces deux écueils opposés, et préserve l’altérité de l’autre malgré la tentation de la totalisation du sens.
Jérémie Majorel, « Les essais esthétiques de Jean Starobinski »,
La Vie des idées
, 1er février 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-essais-esthetiques-de-Jean-Starobinski
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.