Recensé : Brigitte Studer, The Transnational World of Cominternians, Palgrave Macmillan, 2015, 227 p.
Voici un petit ouvrage, particulièrement dense, sur les Kominterniens, ces communistes de tout pays, acteurs de l’Internationale Communiste (IC), ou Komintern, fondée à l’appel de Lénine en 1919 et dissoute par Staline en 1943. Brigitte Studer évalue leur nombre total à près de 10 000, qui sont soit à Moscou, dans l’appareil, soit en mission à l’étranger. Sur un sujet longtemps maltraité (au double sens du terme), l’ouvrage devrait devenir une référence pour toux ceux qu’intéresse l’énigme du communisme au XXe siècle.
Le rôle de l’Internationale Communiste, ce parti mondial du communisme, fut longtemps méconnu, faute de sources, et interprété au prisme de l’histoire complot : ces émissaires n’étaient-ils pas clandestins et leurs activités secrètes ? Pour nombre d’historiens, c’est par son relais que s’exerça le pouvoir de l’URSS, et in fine, de Staline lui-même, sur les partis communistes qui n’en étaient que des sections. D’où les accusations longtemps portées contre ceux-ci de n’être que des « partis de l’étranger ». Les conditions étaient donc réunies pour que l’histoire du Komintern alimente le conspirationnisme d’analystes pressés, désireux, en flirtant avec l’irrationalisme, de vendre du frisson. Cette synthèse scientifique de travaux réalisés depuis plus de trente ans (en partie grâce aux archives du RGASPI à Moscou, désormais accessibles), conduits notamment par l’auteure elle-même, mais qui ne sont malheureusement connus que des spécialistes, mérite d’être méditée.
Vie et mort de l’internationalisme
Brigitte Studer, professeur d’histoire à l’Université de Bern, après une thèse d’histoire sociale consacrée au parti communiste suisse, s’est progressivement attachée à la dimension internationale de l’histoire du communisme en privilégiant l’analyse de ses institutions et de ses acteurs, les fameux Kominterniens. L’étude est donc solidement arrimée à des recherches biographiques et prosopographiques, tout en interrogeant, par cette voie, l’ensemble des enjeux de l’histoire des soviétismes ou, dit autrement, du stalinisme [1].
L’auteur reprend dans cet ouvrage plusieurs études précédemment parues en différentes langues (allemand, anglais, français), désormais problématisées dans une vigoureuse introduction sous les auspices de Reinhart Koselleck et de sa conception de l’ « expectation », ce futur fait présent, comme condition de l’engagement (p. 4). Les Kominterniens sont au cœur de cette identité communiste dans sa dimension utopique des années 1920 et 1930, qui est aussi une dimension nécessairement « transnationale ». Il ne faut jamais oublier en effet qu’avant la re-nationalisation de l’imaginaire communiste et des pratiques d’État, « l’internationalisme était omniprésent non seulement dans la pensée des leaders mais aussi dans les pratiques publiques soviétiques » (p. 5). Comme le souligne Vassili Grossman dans son roman, Vie et Destin, la Deuxième Guerre mondiale fut le vecteur, en URSS, de l’éclosion d’un sentiment national « jusqu’alors souterrain » (p. 627).
La période étudiée – 1919-1943 – est donc fondamentale pour enquêter sur le mystère de cette alchimie qui transforma tout en son contraire : l’égalité en inégalité revendiquée, le matérialisme en spiritualisme (une histoire qui fait curieusement écho avec le retour actuel de Confucius dans la Chine Populaire), l’internationalisme en nationalisme, le rationalisme marxiste en religion d’État, l’éducation nouvelle en réemploi du traditionalisme pédagogique, la libération des femmes en reconfiguration de la domination masculine, la jeunesse révolutionnaire en gérontocratie communiste. C’est dire que cette période nous plonge dans un monde difficilement imaginable et aujourd’hui recouvert par les représentations qui caractérisent le stalinisme victorieux, celui de l’après Deuxième Guerre mondiale, où les mots ne servaient plus qu’à faire durer l’agonie d’une utopie égalitariste et internationaliste qui était encore celle des Kominterniens.
Qu’on ne s’y méprenne pas : Brigitte Studer n’entend pas réhabiliter par la bande une période de l’histoire communiste au détriment de son devenir stalinien, sauver Lénine en diabolisant Staline. Avec cette étude, il s’agit au contraire de penser froidement une histoire qui nous concerne au premier chef parce qu’elle pose la question, somme toute classique, de la Révolution, rationnellement souhaitable – comment accepter l’irrationalisme politique et ses méfaits ? – mais souvent historiquement détestable (ici la Grande terreur, le Goulag, les exécutions sommaires, le mensonge politique érigé en art de gouvernement, le retour aux valeurs d’ordre au nom du « marxisme », etc.).
Voyageurs et victimes de la Révolution
Les hommes (mais aussi les femmes), les militants, qui ont vécu ce chambardement symbolique, cette renationalisation de l’imaginaire communiste et ces réinvestissements des valeurs d’ordre, ont eu des destins évidemment divers, de ceux qui, très tôt, se déprirent de l’emprise communiste à ceux qui, jusqu’au bout, restèrent fidèles, parfois d’une fidélité de façade peu à peu dévitalisée. B. Studer commence son récit en se plaçant dans le Paris de l’été 1933, lorsque se réunissent trois membres de l’Internationale communiste : l’Allemand Willi Münzenberg, le Bohémien Otto Katz et le Hongrois Arthur Koestler, avec pour tâche de contrer la machine de propagande nazie. Koestler, rappelle-t-elle, quitte le Parti en 1938, Münzenberg meurt en 1940 dans des circonstances encore inexpliquées après avoir dénoncé le Pacte germano-soviétique, tandis que Katz, Kominternien modèle, attendra, si l’on ose dire, 1952 pour être rattrapé par l’histoire. Arrêté à Prague dans le cadre du procès Slansky, du nom du principal dirigeant tchécoslovaque incriminé dans cette répétition des « Grands Procès » de Moscou, il fut condamné à mort et exécuté.
Ces voyageurs internationalistes ne sont que trois des figures de ces Kominterniens qui, de 1919 à 1943, furent « des révolutionnaires professionnels [qui] vouèrent tout ou partie de leur vie à un engagement distinctif total et [qui] parfois aussi, la perdirent » (p. 2). De mission en mission, ils sont au cœur des enjeux géopolitiques mondiaux de l’entre-deux-guerres et de l’histoire du communisme. Ce sont à ce titre des acteurs privilégiés dont l’histoire personnelle, souvent tourmentée, se déroule sur les multiples scènes du jeu politique. Le Komintern « était transnational et, pour reprendre les termes de Jürgen Osterhammel, un espace social au-delà des cultures nationales qui le configuraient » (p. 5). Il avait le monde entier comme champ d’action.
Dans cette perspective transnationale, quatre principaux canaux de circulation doivent être analysés selon B. Studer :
Les processus de formation et d’imposition d’objectifs politiques communs ; les liens structurels visant à une organisation unifiée et centralisée ; les échanges de personnels ; et finalement, la formation d’une culture à travers l’intégration des communistes dans un système global et un mode de vie spécifique, ainsi que l’écrivain communiste français Paul Nizan le qualifie dans La Conspiration (1938) : « le communisme c’est de la politique mais aussi un style de vie ». (p. 9-10)
Le Komintern, comprenant 67 sections nationales au début des années 1930, fut en fait une organisation bureaucratique complexe, en continuelle transformation, à la fois structurelle et politique (p. 11). Reprenant à son compte la périodisation proposée par Franz Borkenau dès 1938, B. Studer distingue plusieurs phases :
À ses débuts, le Komintern cherche à promouvoir la révolution mondiale, puis il devient un outil dans les luttes de factions russes, avant, finalement, de devenir prioritairement un instrument de la politique étrangère soviétique. (p.11)
B. Studer propose une étude du « stalinisme » par cette voie d’entrée, à mon avis particulièrement heuristique. Les acteurs du Komintern, ainsi que les communistes étrangers vivant en URSS, bien loin d’être protégés, furent en masse victimes de la répression stalinienne à la fin des années 1930. Comme le rappelle B. Studer, « le Komintern était un point de fixation de la paranoïa qu’entretenait Staline à l’endroit des espions étrangers » : « Tous, au Komintern, vous jouez directement dans les mains ennemies », écrivait ce dernier au secrétaire général du Komintern, Georgi Mikhailov Dimitrov, en février 1937.
Mais les Kominterniens furent d’abord des acteurs d’une « civilisation du self-report », dont les autobiographies de Parti et les autocritiques étaient les maîtres mots, et des acteurs surveillés, auscultés, formés, orientés grâce à des institutions spécifiques qui offrent aujourd’hui aux chercheurs une masse documentaire considérable et sont au principe d’un vaste champ international de recherche qu’on appelle parfois les « soviet subjectivities ». B. Studer a joué un rôle clef dans le développement de ce champ, en historienne attentive aux multiples évolutions « paradigmatiques », auxquelles elle emprunte outils et conceptualisations. On trouvera dans ce livre une synthèse de ses apports.
Il est certainement vain de vouloir résumer les développements de cette synthèse qui, en 8 courts chapitres, parcourt nombre de thèmes fondamentaux. Après avoir défini le modèle bolchevique, B. Studer étudie successivement « la femme nouvelle » [2], la vie des Kominterniens dans le Moscou de Staline, les pratiques soviétiques de Parti auxquelles ils se livrent, leur transformation en « vrais » Bolcheviques (et les « techniques de soi » que cela suppose), les rapports entre le Parti et la vie privée, les modalités d’un autre devenir individuel possible, qui fait passer du statut de camarade à celui d’espion.
On retiendra ici, de manière certainement arbitraire, l’un de ces enjeux repris dans un épilogue qui s’ouvre sur une esquisse d’analyse comparée de la période kominternienne avec la suivante, celle du Kominform. La dissolution du Komintern en 1943 ne signifie évidemment pas que le système communiste mondial ait abandonné son verticalisme dominé par l’URSS. Bien au contraire. De nombreux éléments du Komintern furent repris et restructurés. Le Kominform en sera l’un des principaux prolongements. Il ne faudrait cependant pas en conclure que rien n’a changé. Symboliquement, la dissolution du Komintern met fin à un projet internationaliste d’un certain type au profit d’un internationalisme bureaucratisé. Les logiques de survie des appareils sont désormais prévalentes et leur inertie domine, même si le langage peut encore faire illusion, même si les luttes ouvrières – dont la raison d’être n’est en rien fondée sur le communisme mais sur une autre réalité, celle de la domination capitaliste – nourrit le communisme hors de l’URSS, par exemple en France.