À propos de : Emmanuel Lozerand (dir.), Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le reste du monde, Klincksieck, Paris, 2014, 572 p. On trouvera toutes les notes de cet essai dans le PDF joint.
Un ouvrage récent dirigé par Emmanuel Lozerand a porté dans le débat académique une thèse sur laquelle il est utile de revenir pour dissiper les confusions entretenues sur l’individu en Occident. L’individu n’existe pas que dans les pays occidentaux, affirment Lozerand et les collègues qu’il a réunis dans un volume publié grâce au soutien de l’INALCO. Il n’y a donc pas de grand partage entre l’Occident et le « reste-du-monde ». Tout cela n’est que mirage d’un ethnocentrisme semi-savant. Pour le prouver, l’ouvrage commence par plusieurs textes plus théoriques sur lesquels nous nous concentrerons entièrement, délaissant les chapitres plus empiriques qui composent l’essentiel du (et qui donnent sa richesse au) volume. L’ouvrage comporte une trentaine de chapitres, centrés sur des analyses de la littérature, de la religion, de la philosophie des pays non occidentaux, qui permettent plus ou moins d’appuyer la thèse, celle de l’existence d’individus partout et de tous temps, aussi bien l’individu « mongol », le héros de fiction en Corée, le rapport entre l’individuel et le collectif dans la littérature bulgare, ou encore la notion de personne chez les Swahili de Zanzibar. Le premier, long, est écrit par Emmanuel Lozerand qui est à l’origine de cet ouvrage : « Les a-t-on vraiment tous vus ? » En versant de nouvelles pièces au dossier et en discutant certaines des thèses sur l’individu occidental, Emmanuel Lozerand appelle explicitement au débat. Ce texte se veut donc une contribution à ce dernier .
Une thèse et ses problèmes
Pour Emmanuel Lozerand, l’occident a inventé une histoire qu’il a réussi à imposer à tous comme vraie : c’est seulement là que les « individus » existent. « L’Occident où triomphe l’individu, et puis l’Orient, le sud, avec leurs multitudes indifférenciées », tel est le mythe, le « stéréotype » que veut déconstruire Emmanuel Lozerand. Il reprend ce qu’il nomme, à la suite de Christian Le Bart, « le grand récit de l’individualisation » (cf. dans le même ouvrage, un chapitre intitulé ainsi). Après avoir passé très rapidement sur Ferdinand Tönnies, il prend appui principalement sur Louis Dumont, sur ses Essais sur l’individualisme et ses travaux sur l’Inde. On se souvient que, pour Dumont, l’individualisme s’oppose au holisme. Une société holiste serait une société au sein de laquelle règne « un ensemble social de représentations qui valorisent la totalité sociale et négligent ou subordonnent l’individu humain » alors qu’une société individualiste valoriserait « l’individu humain en tant qu’être moral, indépendant, autonome, et ainsi essentiellement non social » (p. 27-28).
Le schéma de Dumont est complété par une seconde distinction, celle entre l’individu « empirique » et l’individu au sens occidental du terme. Dans toutes les sociétés, il existe des individus, disposant de la parole, de la pensée, « échantillon indivisible de l’espèce humaine » (Dumont, cité p. 29). Pour Lozerand, il s’agit là d’une erreur grave de raisonnement, ne serait-ce que parce chacun dispose « d’un nom propre ». Il cite alors de nombreux travaux anthropologiques pour contester Dumont, notamment Malinovski affirmant dans une très jolie formule que « le primitif n’est ni un extrême collectiviste, ni un intransigeant individualiste, mais comme tous les hommes, il représente un mélange de l’un et de l’autre » (Malinovski dans ses Trois essais sur la vie sociale des primitifs, cité p. 32). Lozerand estime que les descriptions anthropologiques « infirment la thèse du holisme originaire, et elles incitent à décrire des modes variés et nuancés de valorisation de la singularité individuelle » (p. 33). Sans l’expliciter, il introduit ce terme de singularité : « Dans toutes les sociétés (en note EL souligne « même animales »), il existe donc de la singularité individuelle » (p. 35). Lozerand tord même le bâton dans l’autre sens puisqu’il affirme que « la véritable attention portée à la singularité est avant tout (souligné par moi) une caractéristique des sociétés qui ne pensent pas conceptuellement ou qui pensent avec des concepts moins abstraits et classificateurs que les nôtres » (p. 42). Les catégories de l’individu et de l’individualisme produiraient la destruction même des individus dans la société !
Lozerand est convaincu que l’originalité de l’occident sur l’individu n’est qu’un élément d’un système plus général dont la fonction était d’imposer au reste du monde l’image d’une supériorité incontestable, y compris le racisme. L’histoire de l’individualisme occidental ne peut pas être ainsi reconstruite après coup comme une sorte de complot contre le reste du monde, c’est ignorer par exemple tous les débats internes à la « gauche » sur la question de l’individualisme. Lire la nouvelle édition de l’Essai sur l’individualisme, d’Eugène Fournière, publié la première fois en 1908 [1], permet de rompre avec l’idée soutenue par Emmanuel Lozerand que l’individualisme occidental ne serait qu’un préjugé. La défense de « l’individualisme intégral » comme objectif du « socialisme intégral », reprenant Jaurès pour qui « le socialisme c’est l’individualisme logique et complet » [2] ne me semble pas devoir être rangé dans une telle catégorie.
Remonter aux sources du moi
Discutons cette manière d’exposer la thèse sur l’individu en Occident. Le présupposé initial doit être remis en question. En effet il n’existe pas de « grand récit sur l’individualisation ». Il faudrait pouvoir en citer les sources. Or il suffit de lire l’important ouvrage de Charles Taylor sur Les sources du moi (ouvrage non cité) pour observer que s’est mise en place une histoire de l’individu en Occident, centrée sur l’intériorité, sur l’authenticité. Ce philosophe s’appuie, outre Montaigne, sur des auteurs allemands considérés par d’autres auteurs comme des anti-Lumières. Impossible de penser l’individu original sans relire Johan Gottfried von Herder. Or cet anarchiste, anticolonialiste est rangé à côté de Burke, de Maistre, Maurras . C’est faire preuve de confusion de pensée en mêlant les anti-modernes et les modernes partisans d’une vision du monde qui ne privilégie pas la Raison. Cette erreur, fréquente, vient de la non-distinction entre deux formes de l’individualisme en Occident : l’un valorisant l’identité intime, l’originalité, le Moi, et l’autre valorisant la Raison. Du fait de cette dualité, il n’existe pas de discours unifié, de grand récit, sur l’individu, il y au contraire lutte permanente entre deux visions de l’individu. On s’en rend compte en relisant pour exemple l’article de Durkheim sur « Les intellectuels et l’individualisme » [3]. Pour Durkheim, partisan de la Raison et de l’individualisme « abstrait », doit être refusée « la glorification du Moi ». Il faut rechercher au contraire ce qui est commun à tous les hommes (sous certaines conditions !) : le fait d’être doué de raison qui ne peut se développer que par l’intervention de l’école. Cette école républicaine, avec sa blouse, le refus de la culture religieuse, régionale, de chaque élève, ne peut pas être perçue comme un modèle servant à vanter la singularité ! Les arguments des pays occidentaux pour coloniser certains pays du Reste du monde ne renvoient pas non plus à la diffusion de cette singularité. Ils reprennent la logique des lumières de la Raison qui doivent illuminer tous les hommes. Le principe de hiérarchisation des cultures et des civilisations (que critique, à juste titre, Emmanuel Lozerand) ne prend pas appui sur la valeur de la singularité, ou de l’originalité. Il est défendu soit par les réactionnaires, soit par les défenseurs de la Raison.
La deuxième critique qui peut être faite à la vision de Lozerand est celle portant sur la place de Louis Dumont dans la pensée sur l’individualisme occidental. Rien ne démontre, jusqu’à preuve du contraire, que la pensée de Dumont puisse servir à résumer en quelque sorte la pensée sur l’individu en Occident. L’opposition entre l’individualisme et le holisme ne recoupe pas l’opposition entre la société et la communauté que propose Tönnies et qui est la référence dans l’histoire de la sociologie . Reprenons ces deux catégories. Dans la communauté, il existe des individus que j’ai nommés « communautaires » qui sont, bien évidemment différenciés puisque dans ce type de société, chacun a une place définie. L’individu communautaire se définit d’abord par sa position dans le groupe, il peut disposer de traits individuels, par exemple un surnom, qui ne le caractérisent que secondairement. Dans la « société », les individus « sociétaires » sont davantage individualisés dans la mesure où ils sont définis d’abord par une identité personnelle qui les autorise (à condition de disposer de ressources ou de supports) à s’émanciper de certains éléments de leur identité sociale, notamment de ceux qui, sous la forme de l’autorité religieuse ou familiale, leur interdisent de pouvoir s’individualiser. Cela ne leur interdit pas de conserver des traits de leur identité sociale : le temps du vote dans l’isoloir, lieu de dépouillement des traits sociaux, dure peu ! L’asocialité de l’individu occidental n’est que momentanée, et elle est très relative. Tönnies le souligne parfaitement puisque l’individu dans la communauté est défini surtout par le statut, et l’individu dans la société surtout par le contrat. Le droit constitue une des institutions primordiales de toute « société ». De plus cet individu individualisé ne vit pas seul, il crée des groupes, des appartenances. Si on disposait de plus de place, on pourrait analyser le passage du mariage arrangé au mariage amoureux en montrant qu’il n’y a disparition ni du lien conjugal, ni de « l’institution », mais que dans la seconde forme, les hommes et les femmes ont un peu plus de marge de manœuvre par rapport à leurs lignées familiales, ils ne sont pas d’abord fils ou fille de.
L’individu contre lui-même
L’individu de l’individualisme occidental s’oppose à d’autres formes d’individus, et non pas à la communauté. Or Dumont contribue à opacifier le raisonnement sur l’individu occidental du fait de deux éléments. Le premier vient de la notion d’ « individu empirique », d’individu observable. Les individus empiriques sont de tous temps et de toutes cultures. L’individu occidental ne s’oppose pas à l’individu empirique, il s’oppose à d’autres formes d’individu. Il faut donc nommer ces individus. Le deuxième glissement de la pensée de Dumont vient de son raisonnement, centré sur la comparaison entre cultures géographiques, contrairement à bon nombre d’ouvrages sur l’individualisme où la comparaison est historique. A l’intérieur de l’Occident, il est possible d’affirmer qu’il y a un accroissement du processus d’individualisation depuis le douzième siècle. L’histoire en est complexe car chaque champ, chaque domaine a son propre rythme : les histoires de la littérature avec l’apparition de la « novel », du roman et de la peinture avec l’apparition du portait très individualisé ne se confondent pas. L’évolutionnisme à l’intérieur de l’Occident n’implique pas nécessairement une conception globale de l’évolutionnisme dans le monde. Ce n’est pas parce qu’on approuve la théorie de Norbert Elias sur le processus de civilisation en Occident avec l’augmentation de l’autocontrainte que cela signifie que toute culture doit emprunter ce chemin. Mais sous le (bon) prétexte du respect des cultures, on n’est pas contraint d’abandonner l’histoire à l’intérieur d’un périmètre géographique. Si on revient à l’individualisation inscrite dans la loi, on peut affirmer que l’instauration du divorce en constitue une preuve (1792 et 1975 en France), tout comme la reconnaissance du droit des malades (2002), ou de la notion de viol conjugal.
En voulant montrer l’existence des « individus » aussi dans d’autres sociétés, mais « hors du monde » à la différence de l’Occident (où ils sont « dans le monde »), Dumont introduit un biais de raisonnement : rien ne prouve qu’un individu « hors du monde » (en Inde, notamment) soit comparable à un « individu dans le monde ». A le suivre on pourrait croire qu’ils relèvent du même type, à l’exception notable de la massification de l’individu en Occident. Or est-ce que ces deux individualismes sont à l’œuvre pour les Renonçants ? Est-ce que ces derniers recherchent les lumières de la Raison ou encore l’originalité de leur Moi ? Il est permis d’en douter. Alors comment désigner le modèle de l’individualité des renonçants [4] ? La quasi-équivalence qu’établit Dumont entre ces derniers et les modernes conduit à une impasse, même si la dimension de massification de l’individualisation contemporaine est incontestable.
Pour Danilo Martuccelli dont la contribution à ce volume fait le lien entre une ouverture de la réflexion sur l’individu aux contextes non-occidentaux d’une part et une réflexion sur la diversité des figures de l’individu en Occident de l’autre , la désignation des différents modèles du sujet ne peut être effectuée qu’après une comparaison systématique et sans prendre le modèle occidental comme référence. Mais comment opérer sans avoir une définition même provisoire (selon la recommandation de Durkheim), à moins de postuler que « tout est individu » ? Cependant Martuccelli indique une orientation pour mener à bien ce travail : « il faut se pencher sur une pluralité des modèles d’individuation – attitude favorisée par la reconnaissance de la commune modernité, c’est-à-dire des divers manières par lesquelles on a essayé de rendre compte historiquement de la scission entre l’objectif et le subjectif. Du coup, plus aucune réalité ne se voit octroyer une fonction normative d’évaluation » (p. 75). Aussi recommande-t-il au moins « de mettre au cœur de l’analyse une expérience commue de la modernité, l’écart entre l’objectif et le subjectif ». L’individu nait ou naîtrait d’un écart .
En adoptant ce point de vue, on peut éclairer au moins pour une part la conception de l’individu en Occident, sans doute davantage le versant « rationnel » de l’individualisme, la version de l’individu souverain, et donc émancipé. C’est par exemple celle de Jaurès. Attaqué parce qu’il a accepté que sa fille Madeleine fasse sa communion, il répond dans un article, « Mes raisons » en octobre 1901. Il plaide pour « le droit de l’enfant » qu’il définit ainsi : « Le droit de l’enfant, c’est d’être mis en état, par une éducation rationnelle et libre, de juger peu à peu toutes les croyances et de dominer toutes les impressions premières reçues par lui. Ce ne sont pas seulement les impressions qui lui viennent de la famille, ce sont celles qui lui viennent du milieu social que l’enfant doit apprendre à contrôler et à dominer. Il doit apprendre à dominer même l’enseignement qu’il reçoit. Celui-ci doit être donné toujours dans un esprit de liberté ; il doit être un appel incessant à la réflexion personnelle, à la raison. Et tout en communiquant aux enfants les résultats les mieux vérifiés de la recherche humaine, il doit mettre toujours au-dessus des vérités toutes faites la liberté de l’esprit en mouvement. C’est à cela que l’enfant a droit. Il ne dépend pas de nous de lui épargner des crises, des conflits, des contradictions qui travaillent toute l’humanité et dont nous-mêmes avons souffert. Mais il faut que sa raison soit exercée à être enfin juge du conflit ». L’individu ne peut devenir « individu » que s’il creuse un écart entre les idées héritées de la famille, du milieu social, de la religion et les siennes grâce aux lumières de la raison. Dans ce cas précis, l’originalité de soi peut être conciliée avec la raison qui éclaire le travail sur soi.
À la fin du XIXe siècle, dans le débat social et politique, s’est développée, plus fortement peut-être en France qu’ailleurs, ce que Martuccelli nomme une « figure collective du sujet ». En effet, à juste titre, il pense qu’ « il n’y a pas de lien direct entre le processus structurel d’individuation et le travail de subjectivation personnelle », entre les deux, il y a une ou des représentations collectives de ce que doit être un « individu ». L’émancipation individuelle par la Raison a constitué et constitue une de ces figures tandis que Charles Taylor dessine une autre figure collective, celle de l’intériorité et de l’authenticité. Là aussi, pour cet autre individualisme, doit exister un écart entre les apparences, les rôles sociaux et le moi caché au fond de soi. Ce deuxième type d’écart – proche du mouvement Sturm und Drang (Tempête et passion auquel se rattache Johan G. Herder – est décrit parfaitement par Henry James, dans le Portrait de femme , lorsqu’Isabel, son héroïne, ne veut pas écouter madame Merle qui affirme : « Je sais qu’une grande part de ma personnalité tient aux robes que je choisis de porter ». Elle lui rétorque : « Je ne suis pas d’accord avec vous, je pense exactement le contraire. Rien de ce qui m’appartient ne donne ma mesure ; au contraire, tout est limite et barrière parfaitement arbitraires. Les vêtements que je choisis de porter, comme vous dîtes, ne disent pas qui je suis et je bénis le Ciel qu’il en soit ainsi… Je n’ai pas envie que l’on me juge à cette aune. Mes robes peuvent exprimer le moi de la couturière, pas le mien. Pour commencer, je ne les porte pas en vertu d’un choix personnel, mais parce qu’elles me sont imposées par la société ». Isabel refuse la coïncidence entre son vrai moi et ses habits sociaux.
Concilier deux figures de l’individu : un programme de recherche
Il n’y a jamais eu de théorie qui concilie ces deux figures, qui parviendrait à résoudre la contradiction, soulignée par Simmel, entre la représentation d’un soi qui doit cultiver son originalité, son caractère unique et la représentation d’un soi qui doit vivre selon les indications de la raison, et qui peut donc ressembler à bien d’autres individus, éclairés de la même façon. Le modèle de l’individu rationnel ne valorise en rien la singularité. On pourrait pour appréhender la différence entre les deux figures montrer comment elles évoquent le voyage. Dans un cas, il ne devrait idéalement pas avoir d’embûches puisqu’il suffit de suivre les indications de la Raison. Dans l’autre, le chemin n’est pas celui du Progrès, il mène à soi. Hermann Hesse, sensible aux charmes de l’orient, prête à Siddhartha cette réflexion : « Quelle drôle d’existence que la mienne ! pensait-il et par quels singuliers détours m’a-t-elle fait passer !... Quand je pense qu’il m’a fallu passer par tant de sottises, par tant de vices, d’erreurs, de dégoûts, de désillusions… Il m’a fallu succomber au péché pour renaître à la vie. Où la route que je suis me conduira-t-elle ? N’est-elle pas absurde, cette route, ne me mène-t-elle pas en courbes, peut-être même en cercle ? qu’elle soit comme elle voudra, je la suivrai » . L’autorité ne renvoie pas à la raison, elle n’a de sens que par rapport à soi, comme le souligne Wilhem dans Les années d’apprentissage : « … me développer moi-même, tel que je suis de par ma nature, c’est là obscurément depuis ma jeunesse, mon désir et mon intention » .
Cependant, si par approximation ou par oscillation, le passage de l’un à l’autre peut se faire grâce la médiation d’un trait commun autorisant la réunion, provisoire, entre les règnes de la sensibilité et de la Raison : pour que l’un ou l’autre domine, les liens de dépendance envers les autorités sociales, les convenances sociales doivent être sinon rompus, du moins distendus. L’écart qui caractérise les deux figures collectives de l’individu occidental peut être nommé l’émancipation : soit plus personnelle, du côté d’un soi intime, conquis dans la reconnaissance affective, soit plus collective, d’un soi citoyen, conquis dans les luttes sociales .
Il reste à répertorier les autres figures collectives de soi à travers le monde, reposant sur l’écart, et à la manière dont ces figures se combinent. Pour finir, relisons le texte d’une conférence de Sôseki prononcée en 1914 à l’École des Pairs dont la traduction française a pour titre « Mon individualisme » [5]. Il y affirme qu’auparavant il reprenait les idées des autres, il ne forgeait pas par ses propres moyens son opinion. Il faisait ainsi afin que tout le monde l’admire jusqu’à ce qu’il prenne conscience qu’il lui fallait changer : « Je ne faisais que parader dans un habit d’emprunt et j’étais intérieurement inquiet. C’était vraiment comme si, pour parader, je m’étais carrément muni de plumes de paon. Je me suis alors aperçu que, tant que je ne me déferais pas un peu de cette superficialité et je ne gagnerais pas en authenticité, je ne trouverais jamais une sérénité intime ». Il opte nettement pour le soi intime, mais avec une forme de modération qui mérite toute notre attention : se défaire « un peu », affirme-t-il. Il dessine ainsi, au-delà des figures extrêmes du dépouillement total, un individualisme modéré qui sait articuler les rôles sociaux et la quête de soi, renonçant en quelque sorte aux illusions d’un soi « plein », extérieur au social ou d’un non-soi, vide.
Emmanuel Lozerand
« Grand récit » et « Grand partage »
Réponse à François de Singly
Je remercie François de Singly pour l’attention portée à ce travail collectif et pour sa précieuse capacité au dialogue. Je me réjouis de notre accord sur plusieurs points essentiels. Il est plus que temps en effet de réfléchir, comme dit Danilo Martuccelli, à la « pluralité des modèles d’individuation » à travers le monde, ainsi que ces deux auteurs nous y invitaient déjà en conclusion de leur Les Sociologies de l’individu en 2009. Et il est certain que l’enquête devra être sociohistorique : sociologique, car les individus, quels qu’ils soient, existent dans et par le social, et historique, car il y a des histoires de l’individu, et pas seulement en Occident. Cela implique à chaque fois d’intégrer conceptions, supports et ressources de l’individu. C’est sans doute cet accord de fond qui conduit de Singly à me rejoindre dans la critique de certaines thèses de Louis Dumont, et en particulier de la conception des individus hors de l’Occident comme « empiriques » et a-historiques.
Je souhaite néanmoins revenir sur deux points sensibles. Le premier concerne les notions de « Grand partage » et de « Grand récit ». Si je lis bien de Singly, il me reproche de croire au Grand récit de l’individualisation, alors que celui-ci n’existerait pas ; et de refuser un Grand partage, pourtant patent à ses yeux.
Le Grand récit de l’individualisation narre l’épopée de l’individu en Occident. Il a connu de multiples variantes, de Hegel à... de Singly (et que telle ou telle version de ce Grand récit soit unifiée ou non ne change rien à l’essentiel). Les repères chronologiques varient considérablement d’un auteur à l’autre : de Singly par exemple voit « un processus d’accroissement de l’individualisation depuis le douzième siècle ». Bien que d’allure historique, ce type de récit, dont philosophie, sciences politiques ou sociologie sont parfois friands, n’est repris par aucun historien de métier. Il suppose en outre une théorie du holisme originaire ou de la communauté première que les anthropologues ne valident plus. Bref, c’est un mythe : binaire, évolutionniste et téléologique. Il constitue un obstacle à une véritable étude « des modèles d’individuation ».
Quant au Grand partage, il consiste à opposer frontalement the West and the Rest, l’Occident et le Reste-du-Monde, et en particulier en ce qui concerne la valeur accordée à l’individu. Il est consubstantiel du geste, si mal connu encore, par lequel « l’Occident » s’est constitué et défini lui-même en se séparant de ses « ailleurs » (et Hegel à nouveau n’y est pas pour rien). On en trouve aujourd’hui la trace chez des auteurs aussi différents, pour me limiter à des lectures récentes, que Samuel Huntington, Roger-Pol Droit ou Francis Hallé. S’en prendre à ce Grand partage, ce n’est pas nier toute spécificité occidentale, bien sûr ! Mais c’est refuser les termes d’un débat biaisé entre un Occident des individus et un Reste-du-Monde du collectif, pour ouvrir à une mise en perspective des différents modes d’individuation les uns par les autres.
On ajoutera, sans verser dans le sanglot de l’homme blanc ni je ne sais quelle théorie du « complot », que c’est bien le déni d’individualité consubstantiel aux discours racialistes qui a permis à l’Occident des Droits de l’Homme de nier ceux des autres, perçus comme des masses sans individualités (il faut lire ou relire l’ouverture d’El siglo de las luces d’Alejo Carpentier). Et à ceux qui douteraient de ce déni, une simple question : pourquoi ce thème de la « pluralité des modes d’individuation » pointe-t-il si tard, et si timidement encore, à l’agenda de nos sciences humaines et sociales ?
Un deuxième point de friction concerne la « place de Louis Dumont dans la pensée sur l’individualisme occidental ». « Rien », dit en effet de Singly, « ne démontre que [cette] pensée puisse servir à résumer la pensée sur l’individu en Occident ». J’en conviens aisément, mais si j’ai concentré ma réflexion sur cet auteur, c’est qu’il est devenu aujourd’hui une référence majeure. Un ouvrage important, L’Individualisme est un humanisme (Éditions de l’Aube, 2005, réédité en 2015), recourt ainsi constamment à l’opposition individualisme / holisme, en se référant explicitement à Dumont, et sans jamais utiliser Tönnies : il est signé François de Singly. Et la distinction dumontienne structure également en profondeur les ouvrages récents de Jean-Claude Kaufmann ou Christian Le Bart.
Mais s’il faut revenir à Tönnies (j’eusse préféré Weber), comme on nous y invite, revenons à Tönnies. Le retour à l’opposition Gesellschaft vs Gemeinschaft permet à de Singly d’introduire la notion d’« individu communautaire » : c’est un progrès par rapport à celle d’« individu empirique » cher à Dumont. Mais peut-on sérieusement espérer décrire la « pluralité des modèles d’individuation » en opposant l’individu occidental, défini par le « contrat », à d’autres individus soumis à leur « statut », sur la base de la distinction proposée par Sir Henry James Sumner Maine en 1861 ? N’y a-t-il pas là un déficit patent de réflexion anthropologique ? Je comprends ce que mes remarques d’outsider intempestif peuvent avoir d’irritant pour la sociologie instituée, mais je vois mal comment celle-ci pourra faire l’économie d’une refondation conceptuelle, à partir d’un ré-enracinement anthropologique justement, car la conception de l’individu émancipé, contractant, auteur de sa vie, obsédé par son (ses) identité(s), conduit à un « extrême aplatissement de cet homme que l’on protège et promeut », pour reprendre les fortes paroles de Marcel Gauchet dans Un monde désenchanté ? en 2007. Ce qui ne m’empêche pas par ailleurs d’accepter bien volontiers la critique sur le sous-titre de notre ouvrage : le choix de l’expression « singularité individuelle » n’est pas heureux, il n’a pas été assez réfléchi et prête à confusion : « dimension individuelle » eût été plus précis.
Une dernier point : on ne peut pas me reprocher à la fois d’ignorer Herder et de l’assimiler abusivement aux contre-révolutionnaires. Il faut choisir. Ne cherchant pas à dresser un panorama de l’individualisme occidental, je n’ai pas jugé utile de m’y référer. Je peux donc difficilement faire preuve de la « confusion de pensée » qui m’est aimablement prêtée, entre « anti-modernes » et « modernes partisans d’une vision du monde qui ne privilégie pas la Raison » ! Et je maintiens par ailleurs que la pensée contre-révolutionnaire a joué un rôle-clef dans la formation de l’évolutionnisme sociologique : c’est elle qui, déplorant la montée d’un Individu abstrait, a promu la vision romantique d’un avant communautaire, fantasmé, dont nous nous serions séparés. Il a été tentant pour certains, par la suite, de croire que d’autres avaient conservé ces avant (pour le pire ou pour le meilleur).
Mon ambition, dans ce livre et cette introduction, est d’avancer vers une pensée plus juste et plus compréhensive des individus du monde. Et c’est pourquoi je nourris un regret lancinant à la lecture de ce compte-rendu : malgré l’hommage rendu à la « richesse » des « chapitres plus empiriques » (je souligne) qui forment l’essentiel de l’ouvrage, ceux-ci ont été ignorés ; rien n’a été pris en compte de ce qu’ils ont à nous dire de théorique, justement. Ce n’est là, en l’occurrence, qu’une autre manière de perpétuer le Grand partage entre « Eux » et « Nous ».
Mais le débat, j’en suis sûr, ne fait que commencer.