Recensé : Christelle Avril, Les aides à domicile, un autre monde populaire, postface d’Olivier Schwartz, La Dispute, Paris, 2014, 288 p., 24 €.
La sociologie ne produit jamais autant de connaissances fondamentales sur la société que lorsqu’elle enquête sur des faits sociaux concrets. Une analyse empirique bien menée sur un secteur souvent très limité, voire infime, de la vie sociale réussit parfois à mettre au jour des traits fondamentaux de la structure et du fonctionnement de l’ensemble de la réalité sociale. Il ne s’agit aucunement de la généralisation du trait ainsi découvert à la société tout entière et encore moins d’une quelconque « montée en généralité ». C’est même l’inverse : le sociologue réussit simplement à identifier un fait social qui se révèle, à l’analyse, particulièrement significatif de clivages, de valeurs, de comportements propres à une société à un moment donné. Ces faits sociaux, qui relèvent en général du quotidien et de l’ordinaire, peuvent être de nature très variée, le plus célèbre étant évidemment le suicide, phénomène statistiquement très rare, dont l’analyse scrupuleuse permet à Durkheim de fonder la sociologie et sa théorie de l’intégration. Il peut s’agir de pratiques culturelles (la fréquentation des musées), de conversations sur le temps qu’il fait (Goffmann), de goûts alimentaires, de rapports à son propre corps, de groupes d’âge, de résultats scolaires, voire de populations particulières. Les apports de ce type d’analyse à la compréhension et à l’explication de la réalité sociale sont toujours largement plus féconds que les contributions des théories sociologiques générales, dont l’expérience accumulée permet aujourd’hui de mesurer la stérilité. L’enquête, sous toutes ses formes, est bel et bien l’arme décisive de la sociologie.
Un travail ingrat
L’ouvrage consacré par Christelle Avril aux aides à domicile en constitue une preuve exemplaire. Olivier Schwartz a raison d’écrire dans sa postface que c’est un livre audacieux et important. L’objet de l’étude est simple : étudier en profondeur un groupe professionnel relativement nouveau qui vient « aider à domicile » des personnes devenues incapables d’accomplir elles-mêmes les tâches quotidiennes d’entretien de la maison et de la personne : malades, handicapés, personnes âgées et souvent très âgées… La sociologie de ce groupe professionnel est conduite de façon systématique et approfondie tout en restant vivante. Le lecteur est d’emblée invité à assister, aux premières loges, à un spectacle qui se joue sur la scène : chaque personne de la pièce a un prénom et un nom, une identité personnelle, une histoire, qu’elle soit aide à domicile ou personne aidée ; on les entend s’exprimer, les unes et les autres, se parler, se disputer, pester contre un travail dur et ingrat ou se résigner à l’accomplir le mieux possible. On a bien affaire, dans les deux cas, à des personnes dont les traits, souvent complexes (progressiste et raciste, par exemple !), s’affinent à mesure que se poursuit le récit. Rien n’est épargné au spectateur du métier qu’elles exercent et des conditions dans lesquelles elles le pratiquent : les couches sales, les draps souillés, le désordre, les conflits entre professionnelles sur la définition du périmètre légitime de leurs interventions, mais aussi parfois de beaux gestes de solidarité humaine, vécus comme des évidences naturelles.
Toute la palette des approches disponibles est mobilisée : exploitation statistique des données de l’Enquête Emploi de l’Insee, Enquête sur les Conditions de travail de 2005, Recensement général de la population de 2007. Observation participante, la sociologue a travaillé elle-même au domicile de personnes âgées ou handicapées dans le cadre de trois associations ; enquête de terrain avec immersion de longue durée (huit ans…) dans une association située dans une ville moyenne de 30 000 habitants. Toutes les dimensions de ce groupe professionnel sont analysées de près. Christelle Avril est devenue familière de ce milieu, elle y a fait sa place. Elle entretient des relations personnelles sur la durée avec beaucoup de ces professionnelles. Au bout de huit ans, on commence à connaître du monde. Ce sont des femmes, peu ou pas diplômées, dont beaucoup sont d’origine étrangère. Elles sont nombreuses, 535 000 en 2011 et leurs effectifs sont en forte croissance. Les emplois de services à la personne constituent en effet, selon la terminologie consacrée, un « gisement d’emplois » considérable en raison notamment des progrès de la médecine et du vieillissement consécutif de la population.
Ce travail d’assistance quotidienne relève de l’aide sociale. Il a longtemps été bénévole et assuré dans le cadre de la famille par des proches ou des voisins, voire par des ordres religieux, les petites sœurs de l’Assomption en particulier. Il s’est progressivement professionnalisé à partir des années 1950. Il s’agit bien aujourd’hui d’un métier dont les missions sont clairement formulées dans des conventions collectives, « accomplir un travail matériel, social et sanitaire à domicile ». Socialement reconnu, ce métier est aujourd’hui identifié comme un groupe professionnel à part entière par l’Insee dans sa nomenclature des professions : répertorié sous le numéro 563b, ce groupe professionnel est proche mais néanmoins distinct de deux catégories voisines : assistantes maternelles (563a) et femmes de ménages pour les particuliers (563c).
Après avoir dressé, sur le mode le plus classique, le portrait démographique de cette population, retracé la socio-histoire de son émergence, les transformations successives de ses missions et de ses appellations, les formes administratives et institutionnelles de son organisation professionnelle, associatives pour l’essentiel, Christelle Avril en vient à étudier de près les conditions de travail des aides soignantes. Elle déploie à cette occasion toutes les techniques d’objectivation mises en place dans « l’Enquête sur les conditions de travail » : le métier est dur. Beaucoup de « charges lourdes » à porter dans des postures délicates : extraire les personnes âgées de leur lit ou de leur baignoire ou les y mettre, effectuer des mouvements douloureux et fatigants, rester longtemps dans des postures pénibles, se déplacer rapidement d’un domicile à l’autre. Toutes pénibilités physiques auxquelles viennent s’ajouter les contraintes du travail émotionnel, caractéristique des emplois de service. Les interactions avec les personnes qu’elles aident sont parfois tendues. Les relations avec des personnes lourdement handicapées ou atteintes de la maladie d’Alzheimer impliquent un contrôle permanent de ses émotions et de ses impulsions immédiates. Les journées de travail sont de grande amplitude avec des temps morts. Elles commencent fréquemment vers 8 heures pour se terminer vers 19 h. Objectivement, il s’agit d’un travail pénible, physiquement et mentalement. On s’en doutait un peu.
Deux conceptions du travail
Ce dont on se doutait moins, c’est tout ce que va découvrir Christelle Avril en analysant avec la même rigueur les relations subjectives que ces femmes entretiennent avec leur travail et plus largement avec leur emploi. Un fait l’a frappée très vite. Il y a des aides à domicile heureuses et fières d’exercer ce métier et d’autres, au contraire, qui le pratiquent comme un pis-aller. En explorant les tenants et aboutissants de ces attitudes différentes à l’égard de leur travail, la sociologue met le doigt sur un clivage fondamental au sein de la profession. Ce qui sépare les unes des autres, ce n’est pas seulement un niveau de satisfaction au travail, c’est beaucoup plus : une différence profonde dans la conception même de leur activité professionnelle. Le révélateur de cet écart est sensible, violent même : changer une couche et nettoyer les excréments fait-il ou non partie de leurs attributions professionnelles ? Oui, répondent les premières, non, disent les autres. Le critère est clivant. Les premières acceptent d’exécuter les tâches de soins relatives au corps des personnes âgées, la toilette en particulier ; elles prennent d’emblée en charge les dimensions relationnelles et psychologiques de leur activité. Bien sûr, elles s’acquittent aussi des tâches matérielles du ménage, de la vaisselle et de la préparation des repas ; mais ces activités ménagères occupent dans la hiérarchie subjective de leurs activités une position secondaire. Elles placent le « travail intime », comme l’appelle Viviana Zelizer, au centre de leurs missions. Elles s’opposent ainsi à leurs collègues qui, répugnant à prendre en charge ces dimensions corporelles et relationnelles du travail, se réfèrent à une tout autre définition de leur métier. Le plus important pour elles est de faire le ménage et d’entretenir les intérieurs. Le cœur de leur métier réside dans l’accomplissement des tâches physiques.
Ces deux conceptions du travail entrent évidemment en concurrence et génèrent des tensions au sein des associations. Mais ces tensions sont d’autant plus vives et significatives qu’en approfondissant l’analyse, Christelle Avril découvre que ces définitions différentes du périmètre légitime des interventions renvoient à des trajectoires sociales distinctes. Les femmes qui s’en tiennent à penser leur métier comme une activité physique d’entretien du domicile sont massivement des « déclassées autochtones ». Avant d’entrer dans l’aide à domicile, elles ont exercé de « vrais métiers » à plein temps : petites patronnes (salons de coiffure, épicerie), vendeuses, aides-comptables, secrétaires médicales… Elles habitent le coin depuis longtemps et disposent d’un réseau étendu de connaissances. Elles ont souvent obtenu un diplôme à l’issue d’une formation courte (Cap, Bep). Pour elles, un travail salarié à temps plein est la norme. Elles vivent leur nouvelle profession comme une relégation à laquelle les ont condamnées les aléas de l’existence et de la crise économique. Leurs modes de socialisation sont tout entiers ordonnés à un univers social de référence qui date d’avant leur nouvel emploi, un milieu populaire à la française, avec ses valeurs et ses traditions. Elles s’identifient peu, en tant que personnes, à la profession d’aide à domicile qu’elles exercent et n’occupent que contraintes et forcées. Sitôt sorties du domicile des personnes âgées et rhabillées, elles retrouvent leur identité sociale d’origine. De là qu’elles cherchent en limitant à son noyau ouvrier et physique le contenu de leurs interventions à se dés-impliquer au maximum de toutes les charges mentales associées à ce travail. De là aussi l’expression d’un racisme évident à l’égard de leurs collègues, plus souvent d’origine étrangère, qui considèrent comme une promotion le fait de pouvoir accéder à ce type d’emploi et qui, loin de rechigner aux tâches de gestion de l’intime, y compris dans ses aspects les plus rebutants et aux dimensions relationnelles de leur activité, tendent au contraire à les valoriser.
Le fort investissement de ces dernières dans ce métier s’explique aussi par leur passé social. Bien sûr, c’est aussi une soumission à la nécessité qui les pousse vers ces emplois. Mais elles déclarent haut et fort qu’elles sont fières d’être aides à domicile et de s’occuper des personnes âgées. Originaires des fractions les plus précaires des classes populaires, elles disposent de moins de ressources que leurs collègues, en matière de diplômes et de revenus : elles vivent seules et ne peuvent compter sur les ressources de leur conjoint. C’est même le contraire : ce sont elles qui pourvoient aux besoins de la famille en France ou dans le pays d’origine. Leur fort investissement, physique et mental, auprès des personnes âgées est la source d’une valorisation personnelle et d’une reconnaissance sociale, de la part des personnes âgées, de la direction de l’association, mais surtout d’elles-mêmes et de leur entourage. En somme se croisent, au sein de cette profession, deux trajectoires sociales de femmes. Les premières ont conscience de descendre, les autres de monter. Difficile sur cette base de construire de l’unité et de l’intégration professionnelles.
Deux types de féminité
Toutes sont des femmes, mais toutes ne partagent pas la même idée de leur identité de genre. On en vient ici à l’une des contributions essentielles, la plus nouvelle de ce livre. Celle qui le rend original et « riche », comme l’écrit Olivier Schwartz dans sa postface. Au fil de la monographie bien tempérée d’une profession nouvelle, surgit en effet peu à peu, des marges de l’enquête, un nouvel objet beaucoup plus fondamental. Les façons dont s’articulent aujourd’hui, sur un mode indissoluble et très divers, le genre, l’origine ethnique et la profession dans ses deux composantes, le travail et l’emploi, pour définir une fraction ou une position de classe, au sein du vaste univers des classes populaires. Femmes oui, elles le sont, mais pas de la même manière. Les premières, tenantes d’une intervention limitée aux tâches ménagères, adhèrent à la division traditionnelle du travail entre les sexes : elles tiennent aux signes extérieurs de la féminité : tenues soignées, repassées, jupes, sac à main, blouse de travail. Chez elles, elles accomplissent « naturellement » les tâches les plus traditionnelles : cuisine, ménage, etc. Une différence toutefois, au travail, au domicile des personnes chez qui elles interviennent, elles font explicitement preuve de « virilité au féminin » : grosse dépense physique, entrain à faire le travail ménager. Elles tiennent à affirmer leur autorité par un verbe haut et des coups de gueule. Ce sont des femmes « qui ne se laissent pas faire », pas plus au domicile des personnes âgées que dans les bureaux de l’association face à leurs employeuses. Mais sitôt sorties du milieu de travail, elles font disparaître toutes traces de « virilité au féminin » pour se conformer à nouveau aux frontières classiques entre genres masculin et féminin, en vigueur dans les milieux populaires.
C’est une tout autre façon d’être femme que manifestent les aides à domicile qui revendiquent l’accès à l’intime et aux relations personnelles. Christelle Avril la qualifie de « transgressive » : plus tournées vers l’extérieur que vers l’intérieur, elles ne se définissent pas comme des ménagères ; se conforment moins aux canons de l’apparence féminine (jeans, sac à dos, baskets…) ; sont et se déclarent autonomes, individualistes, puisque dans la plupart des cas, elles ne dépendent pas ou plus d’un chef de famille. Les modèles sociaux auxquelles elles se réfèrent se rapprochent de ceux des femmes diplômées et « libérées » des classes moyennes et supérieures, décidées à donner un sens à leur vie affranchie de la domination masculine et des formes canoniques de la division du travail entre les sexes.
On le voit, les conclusions de cette enquête débordent largement les cadres de la monographie d’une profession. Elles projettent un regard nouveau sur les fractures profondes qui traversent les classes populaires. Loin de se réduire à une opposition entre Français de souche et immigrés, à un clivage entre catégories d’emplois (les stables et les précaires), entre secteurs d’activité, ou entre métiers, ces clivages interviennent au sein d’une même profession située dans la zone la plus précaire et la moins rémunérée de la hiérarchie des emplois. Et ces clivages sont très vifs puisque le racisme en est un ingrédient. Il ne suffit pas de pratiquer le même métier, de partager les mêmes conditions de travail et d’occuper les plus bas degrés de la hiérarchie sociale pour constituer un groupe social unifié qui pourrait exister sur le mode d’un « nous ».
La qualité de l’écoute et de l’observation rend ces clivages très sensibles et surtout très compréhensibles. L’analyse très subtile de Christelle Avril, surtout lorsqu’elle traite des deux façons d’être femmes, permet au lecteur de comprendre les systèmes de valeurs et les attitudes des deux catégories d’aide à domicile. Ils constituent dans l’un et l’autre cas des conduites de survie. Elle ne les juge pas, elle les comprend, y compris le racisme des premières. Toutes ces catégories sont depuis longtemps abandonnées à elles-mêmes par une élite politique, de droite comme de gauche, qui n’a plus rien à leur offrir, en termes de stabilité d’emploi, de reconnaissance et encore moins de perspectives à moyen et long terme. On comprend dans ces conditions que le repli sur les valeurs sûres du milieu d’origine, fût-il disparu, soit un réflexe de survie. On comprend aussi que moins entravées par des sur-moi sociaux, les aides à domicile parties de beaucoup plus bas, considèrent ces emplois comme une étape dans un parcours ascensionnel où elles ont encore beaucoup à gravir et à inventer. Les plus enchaînées sont aussi les plus libérées ! Bref, en menant une analyse au carrefour de la sociologie du travail et des professions, des classes populaires, du genre et de l’interethnique, Christelle Avril apporte beaucoup à la connaissance des contradictions qui traversent aujourd’hui les classes populaires ainsi que sur les liens contradictoires qu’elles entretiennent avec les classes moyennes. Les conflits professionnels qui se jouent entre aides à domicile sont très significatifs de clivages qui traversent aujourd’hui la société française dans son ensemble.