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Les dessous de la papauté

À propos de : A. Kraatz, Luxe et luxure à la cour des papes de la Renaissance, Les Belles Lettres.


par Marie Barral-Baron , le 1er avril 2011


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Et si les papes prônaient la libération sexuelle, la bisexualité et la célébration des cultures païennes ? L’historienne Anne Kraatz montre que ce programme a été parfaitement tenu par les papes de la Renaissance, dans la pratique tout au moins.

Recensé : Anne Kraatz, Luxe et luxure à la cour des papes de la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 2010. 247 p., 21 €.

« L’un passe sa nuit avec sa concubine, l’autre avec un jeune garçon, puis le matin ils s’en vont dire la messe ». C’est en citant (p. 153) un extrait d’un Sermon prononcé en 1497 par le prédicateur Savonarole qu’Anne Kraatz ouvre son chapitre consacré au luxe et à la luxure des souverains pontifes au temps de la Renaissance. Un tel sujet inscrit l’auteur dans le vaste mouvement d’une historiographie pontificale qui cherche à se renouveler depuis quelques décennies, en réévaluant la part de légende et de vérité dans l’approche des fastes de la papauté [1]. Les dernières recherches ont en effet permis non seulement de dépasser la légende noire de la papauté de la Renaissance, mais aussi de mieux comprendre les logiques qui la sous-tendent. Des études importantes ont contribué à en faire l’un des terrains incontournables des enquêtes historiques sur la genèse de l’État moderne, sur le rôle des cérémonies, ou sur l’histoire sociale du pouvoir. L’ouvrage d’Anne Kraatz, déjà reconnue pour ses recherches autour de l’histoire du commerce, du textile et de la mode, contribue à son tour à faire des papes de la Renaissance des êtres mal-aimés, flanqués d’une très mauvaise réputation, accentuant ainsi encore un peu plus le portrait plein de noirceur dont ces derniers pâtissent depuis des décennies, qu’il s’agisse des Borgia, des Médicis ou des Farnèse [2]. Mais elle montre aussi que les transgressions sexuelles auxquelles ils se livrent, comme le luxe insolent qu’ils affichent, sont pleinement de leur temps et que les héritiers de saint Pierre répondent de façon dynamique à la mutation de leurs fonctions [3].

Le paganisme au Vatican

Après avoir pris soin de définir, dans un premier chapitre, ce que signifie être pape à la Renaissance (conditions de l’élection, obligations religieuses, politiques, administratives) et avoir souligné l’attrait de ces princes de l’Église et de toute leur époque pour les trésors de l’Antiquité, l’auteur s’intéresse au paganisme intégré au sein de l’institution ecclésiale même. Elle étudie notamment, et c’est le fil conducteur de tout son ouvrage, l’imposante porte de bronze à doubles battants, édifiée en 1445, et qui constituait l’entrée de la basilique Saint-Pierre. Sculptées par l’architecte et sculpteur florentin, Antonio di Pietro Averlino dit le Filarète, théoricien de l’architecture de la Renaissance italienne, ces portes peuvent être considérées comme le pendant romain des portes en bronze du baptistère de Florence. Par leur richesse et leur programme iconographique, elles montrent la volonté pontificale de refaire de Rome, après le Grand Schisme, la capitale de la chrétienté. Mais ces portes sont aussi, et c’est sur ce point que l’auteur insiste, animées par les multiples corps nus de personnages de la mythologie païenne : ils semblent si vivants que « c’est le chant d’Ovide lui-même que l’on croit entendre à nos oreilles » (p. 42). Ces portes donnent en effet à contempler les amours des dieux de l’Olympe tirés des Métamorphoses d’Ovide. Surprenante et peu catholique entrée en matière pour la basilique de Saint-Pierre de Rome, puisque Ovide avait alors une réputation sulfureuse et que ce sont bien les péchés d’adultère, de luxure ou encore d’orgueil qui sont ici coulés dans le bronze par le Filarète, à côté de figures bibliques monumentales, telle celle de saint Pierre. Certes, Rome est alors la capitale de l’humanisme et du néoplatonisme, qui fait les délices des amateurs d’art, de politique et de philosophie. Certes, la Rome pontificale est l’un de ces lieux qui sont le centre du monde, dans lequel tout chrétien et tout savant se reconnaît. Venir à Rome, pour les humanistes et pour les artistes qui font de l’âge d’or de l’Antiquité l’hapax de l’histoire de l’humanité, « c’est venir lire le grand livre ouvert de l’origine de toute culture » [4]. Néanmoins, si les références mythologiques s’éclairent à la lumière de l’époque, la présence d’inscriptions en lettres arabes sur le panneau supérieur gauche de la porte montrant saint Pierre et le pape Eugène IV à ses genoux demeure un mystère, surtout que c’est le nom de Mahomet et non celui du Christ qui y est gravé ! Anne Kraatz propose une analyse de ces caractères de style arabe, jamais mentionnés jusqu’à présent dans aucun ouvrage consacré à la basilique selon elle, en étudiant la personnalité et l’intérêt du Filarète pour l’Orient. Si elle rejette la responsabilité des papes de l’époque dans l’inscription du nom du prophète Mahomet, elle conclut sur le rôle clef du Filarète qui avait une connaissance précise du monde arabe, de l’architecture des mosquées et peut-être même de la foi musulmane (voir annexe 1, p. 211-222). Les nombreuses photographies de la porte, ainsi que les reproductions dessinées des gravures qui parcourent tout le chapitre, aident beaucoup à la compréhension de cet aspect insoupçonné de la cour pontificale à la Renaissance.

Pontifex maximus ou pestem maximam ?

Dans un troisième chapitre, Anne Kraatz se propose de dresser le tableau de la richesse exceptionnelle du Vatican à la Renaissance, richesse qui est certes l’expression d’une industrie du luxe et des abus des papes, mais aussi la manifestation du pouvoir temporel des souverains pontifes. Le pape, faut-il le rappeler, est alors à la fois évêque et successeur de saint Pierre, pasteur de l’Église universelle, mais prince italien aussi, prince temporel élu à la tête du seul organisme supranational qui unifie encore l’Europe. C’est le pape Pie II (1458-1471) qui a d’ailleurs imposé le concept géographique et politique d’Europe pour tenter, en vain, l’union des princes contre l’Empire ottoman sur les Balkans.

Mais ce que cherche avant tout à démontrer l’auteur, c’est la façon dont la redécouverte de l’Antiquité, de ses dieux et de ses mœurs, a favorisé des débordements de luxe et des pratiques sexuelles luxurieuses chez les papes. Excès en tout genre qui n’ont pas empêché, mais ont peut-être même participé à l’élaboration du formidable héritage architectural et artistique à la gloire de Dieu qu’a façonné la Renaissance. Anne Kraatz rappelle en effet que tous les papes de l’époque ont cru au pouvoir de la beauté, idée à la fois païenne, puisque c’est le « divin Platon » - les humanistes se plaisaient alors à christianiser les Anciens - qui a su le mieux articuler une théorie en sa faveur, et chrétienne, puisque ce sont les néoplatoniciens florentins notamment qui, en redécouvrant Platon et en l’associant, avec d’autres auteurs anciens, aux textes patristiques, propagèrent l’idée de la beauté comme égale à la bonté et à la lumière, donc à la vérité divine du Dieu chrétien (p. 84). Aussi, elle montre comment Jules II, pape à la réputation exécrable dès les premières années de son pontificat, était aussi le grand ami des arts : c’est lui qui confia à Michel-Ange la décoration du plafond de la chapelle Sixtine et c’est encore lui qui rassembla une formidable collection de statues antiques au Vatican, dont le célèbre Laocoon et l’Apollon du Belvédère. La richesse de la bibliothèque du Vatican est tout aussi éloquente : la Bible côtoie aisément les Métamorphoses d’Apulée [5], véritable apologie du culte des dieux égyptiens Isis et Osiris ! Les gigantesques tapisseries qui ornaient les murs, à la laine mêlée de fils d’or et de soie, représentent quant à elles aussi bien des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament que des épisodes où figurent des héros et des dieux de l’histoire antique : le triomphe de Bacchus ou l’histoire de César par exemple.

De manière extraordinaire, les papes mélangent ainsi aisément érudition chrétienne et intérêt pour les œuvres païennes, avec le souci permanent de consolider le prestige séculier et spirituel de l’Église, tout en le détruisant tous les jours par leurs leur mépris total du message des Évangiles. Anne Kraatz expose en effet les banquets à la profusion indécente, fait l’inventaire de la garde-robe pontificale qui regorge de tissus somptueux, de pierres précieuses innombrables, de tapisseries immenses, et énumère de multiples défilés, processions ou entrées tout aussi magnifiques et luxueux les uns que les autres. Les papes sont alors des sybarites, vivants de plaisirs et de voluptés. L’auteur rappelle également le trafic des Indulgences et la responsabilité de Sixte IV qui, le premier, a l’idée d’imposer une taxe pour chaque péché en échange de l’indulgence de l’Église. Cette idée est reprise, avec la postérité que l’on sait, par ses successeurs Jules II et Léon X, afin de remplir aisément les caisses du Vatican et satisfaire ainsi à toutes leurs dépenses somptuaires, architecturales comme artistiques. La minutie des détails et le style plein de verve de l’auteur entraîne le lecteur dans ce tourbillon de fastes et de démesure pontificale. À la lecture de ces pages, le pamphlet d’Érasme contre Jules II, le Julius exclusus (1517) [6], revient à l’esprit et notamment le passage où le pape Jules II, cuirassé et bijouté, se présente aux portes du paradis que saint Pierre, écoeuré par sa démesure, lui tient obstinément fermées. Jules II exhibe son titre de pontifex maximus que l’apôtre traduit alors par pestem maximam. Mais ces conduites bien éloignées du message des Évangiles ne s’arrêtent pas là : dans son chapitre suivant, Anne Kraatz analyse tous les plaisirs charnels dont sont alors friands les souverains pontifes.

La papauté de la Renaissance, nouvelle Babylone

Presque tous les papes de la Renaissance ont oublié en effet la chasteté du vicaire du Christ. Tenanciers de maisons de plaisirs, ils se livrent au commerce sexuel avec des femmes, des esclaves, des hommes ou des enfants. Considéré comme une sorte de privilège obligé de tout bon humaniste, les relations sexuelles entre hommes bénéficiaient d’une tolérance certaine de la part de leurs contemporains. Selon l’auteur, ces pratiques n’étaient pas l’apanage des seuls hauts dignitaires de la fonction ecclésiastique, mais étaient partagées par tous ; le sexe étant la seule activité de plaisir accessible à toutes les catégories sociales, y compris les plus pauvres, tous s’y livraient aussi fréquemment et avec un aussi grand nombre de personnes des deux sexes que le permettait leur statut social et financier (p. 158). La seule limite à cet exercice ne pouvait venir que de l’Église chrétienne et de son insistance à présenter le sacrement du mariage comme une obligation pour tout homme et femme souhaitant avoir des rapports sexuels. Rapports sexuels qui, en dehors du mariage (monogamique et ayant pour seul fin la procréation) sont un péché. Or, comme l’Église offrait la possibilité d’être absous et bientôt d’acheter l’absolution à bon compte, la sexualité avait alors un espace de liberté considérable. Ce qui frappe d’ailleurs, dans cette description des mœurs de la papauté, c’est la liberté avec laquelle les souverains pontifes s’adonnaient à leurs débordements sexuels. Ces papes luxurieux ne se cachaient pas, pas plus que les princes européens de ces temps qui invoquaient les besoins de continuité des lignages. Cette époque était propice aux bâtards sans que personne n’y trouve rien à redire. Non seulement les papes avaient des enfants, mais ils les légitimaient très officiellement par des bulles papales. Ainsi, réputé pour son appétit sexuel réservé aux femmes, le pape Alexandre VI Borgia eut notamment une fille, Lucrèce, devenue d’ailleurs le symbole de toutes les turpitudes, avec ses cinq fiancés et ses trois maris (p. 163). Le cardinal Farnèse également eut plusieurs concubines et quatre fils dont deux légitimés, par Jules II en 1505 et par Léon X en 1513, sans compter trois autres filles. Néanmoins, selon Anne Kraatz, Rome bénéficiait d’une situation toute particulière, où l’humanisme était davantage entendu, par les clercs et les civils romains, comme une autorisation à imiter les Anciens plutôt que de suivre les comportements préconisés officiellement par la société ou par l’Église dont ils faisaient partie. La proximité des ruines de la Rome antique participait de cette lecture plus « terre à terre » de l’humanisme, moins philosophique qu’il pouvait l’être à Florence. Mais les palais du Vatican n’ont pas seulement été le lieu de toutes les transgressions sexuelles. Dans les geôles du château Saint-Ange, torture et supplices en tous genre se sont déroulés. Dans les dernières pages de son chapitre, Anne Kraatz étudie cette criminalité, depuis les empoisonnements, les assassinats par des sbires, les fausses accusations, la torture, jusqu’à la mise à mort.

L’intérêt de cet ouvrage est donc de montrer avec une acuité particulière à quel point les papes de la Renaissance ont été des princes temporels qui ont formidablement réussi à s’adapter aux mutations culturelles, politiques et diplomatiques de la Renaissance. Mais il démontre surtout, avec un nombre d’exemples tout à fait exceptionnel et convaincant, combien le luxe et la luxure des souverains pontifes ont pleinement participé à la floraison artistique et intellectuelle de la Renaissance, qui reste celle de l’âge d’or de la civilisation occidentale. Indéniablement, cet ouvrage enrichit en de nombreux points nos connaissances sur la papauté renaissante. Il devrait nourrir des nouvelles pistes de réflexion comme de débat.

par Marie Barral-Baron, le 1er avril 2011

Pour citer cet article :

Marie Barral-Baron, « Les dessous de la papauté », La Vie des idées , 1er avril 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-dessous-de-la-papaute

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Notes

[1Voir Léopold Ranke, Histoire de la papauté pendant les XVI et XVIIe siècle (1834), Paris, Robert Laffont, 1986. C’est cet historien allemand qui a, le premier, cherché à démontrer que la papauté de la Renaissance construit une ère nouvelle de l’histoire de la papauté où tout n’est pas abus et déliquescence. Voir également Wolfgang Reinhard, Papauté, confessions, modernité, Paris, Éd. de l’EHESS, 1998.

[2Ludwig von Pastor, Histoire des papes depuis la fin du Moyen Âge : ouvrage écrit d’après un grand nombre de documents inédits extraits des archives secrètes du Vatican et autres, Paris, Plon, 1924-1962, 22 vol.

[3À ce propos, voir Florence Alazard et Frank La Brasca (dir.), La papauté à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2007.

[4Nicole Lemaitre, «  La papauté de la Renaissance entre mythes et réalités  », in Florence Alazard et Frank La Brasca (dir.), La papauté à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 13.

[5Roman également connu sous le titre de L’Âne d’or (Asinus aureus).

[6Érasme, Jules, privé de paradis  ! Petit traité de machiavélisme, dialogue joyeux, élégant et érudit entre le pape Jules II et Saint Pierre, Paris, Les Belles Lettres, 2009.

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