Vers le Forum Social Mondial 2009
Ce mardi 27 janvier s’ouvre le huitième Forum Social Mondial (FSM) à Bélem, au Brésil. [1] Bien des choses ont changé sur la planète altermondialiste depuis la dernière visite du Forum au Brésil il y a quatre ans, en janvier 2005. Le Forum qui s’était alors tenu à Porto Alegre reste considéré comme le plus réussi tant par la qualité et l’ouverture de nombreux ateliers qu’il a hébergés que par son ampleur : 200 000 manifestants pour la marche d’ouverture, un demi-million de personnes recensées par la police sur le site du FSM, 2 500 ateliers organisés de manière décentralisée par 5 700 associations et 6 923 journalistes accrédités pour couvrir l’événement. Le FSM achevait alors une phase de croissance impressionnante, passant en quatre ans de 15 000 à 170 000 participants [2]. Il était devenu un immense rassemblement qui avait permis aux activistes venus de toutes les régions du monde d’échanger leurs expériences et de discuter d’alternatives locales et globales.
Depuis ce grand rendez-vous de 2005, la géographie de l’altermondialisme a été profondément modifiée. Le mouvement a considérablement décliné dans plusieurs de ses bastions historiques, à commencer par la France et l’Europe occidentale. Dans le même temps, il a connu des succès nouveaux dans des régions qui revêtent une importance symbolique et stratégique : l’Afrique et l’Amérique du Nord. Plus de soixante Forums Sociaux nationaux ou régionaux ont par exemple été organisés en Afrique depuis 2005. Bamako en 2006 puis Nairobi en 2007 ont accueilli le Forum Social Mondial, suscitant d’importantes dynamiques au sein de la société civile des pays de ces deux régions du continent. Plusieurs Forums ont également animé le Maghreb. En Amérique du Nord, les altermondialistes canadiens n’ont cessé d’être dynamiques depuis 2001 et le premier Forum Social des États-Unis, organisé à Atlanta en juin 2007, a réuni une dizaine de milliers de militants venus de différents courants de la société civile progressiste américaine et des minorités. Le Forum Social du Mexique qui tiendra sa seconde session en même temps que le Forum de Bélem est lui aussi parvenu à initier une nouvelle convergence dans une société civile nationale très fragmentée [3].
Les transformations qu’a connues l’altermondialisme depuis 2005 sont cependant bien plus profondes que sa seule recomposition géographique. Les querelles autour des objectifs des Forums Sociaux et des orientations politiques que certains souhaitent lui voir afficher [4] ou le déclin de l’impact médiatique dont jouissait le mouvement constituent des symptômes d’une transformation profonde du mouvement qui a conduit à sa réorganisation autour de trois courants. Elle s’est également traduite par certains aveux de faiblesse du mouvement en cette période de crise globale. La réaction des altermondialistes face à l’important sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui s’est tenu à Genève en juin 2008 a constitué une illustration particulièrement claire à cet égard.
Le « paradoxe de Genève »
Du 22 au 29 juillet 2008, trente délégations des pays les plus influents de l’OMC se sont réunies à Genève à l’initiative de Pascal Lamy pour ce qui était alors présenté comme une réunion de la dernière chance destinée à remettre en piste le processus de libéralisation du commerce initié à Doha en 2001. Après l’échec des négociations à Seattle (1999), Cancun (2003) et Hong Kong (2005), la crédibilité même de l’organisation était en jeu. Malgré l’importance de l’enjeu, les associations et réseaux altermondialistes n’ont cette fois pas été capables de mobiliser leurs troupes comme elles l’avaient fait les années précédentes à Gènes, Gleaneagle ou Rostock. Genève n’a pas connu de mobilisations comme celles qui avaient animé la ville en 2003 lors du sommet du G8 d’Évian.
Pourtant, dans un même temps, le succès de certaines idées altermondialistes connaissaient un succès sans précédant, bien au-delà des sympathisants du mouvement et même des clivages politiques. Alors qu’au cours des années 1990, l’ouverture d’un pays au commerce et aux investissements internationaux était considérée comme l’unique voie vers la croissance économique et la modernisation, N. Sarkozy, alors président en exercice de l’Union Européenne, et le premier ministre indien M. Singh affichaient clairement leur « refus de sacrifier des centaines de milliers d’emplois dans l’agriculture sur l’autel du néolibéralisme » (Le Monde, 22 juillet 2008). Avec la crise financière de l’automne 2008, même Gordon Brown s’est transformé en nouveau leader d’une coalition internationale qui promeut une économie plus régulée et un nouveau Bretton Woods. Le nouveau président américain Barack Obama a lui aussi adopté certaines positions qui tiennent particulièrement à cœur aux altermondialistes, notamment face à l’impunité des paradis fiscaux (Guardian, 08/11/2008). La crise financière globale de 2008 a constitué une théâtralisation d’un profond changement idéologique : la fin de trois décennies d’hégémonie de la pensée néolibérale [5]. Les institutions internationales qui avaient supervisé la libéralisation du commerce mondial et prônaient les mesures néolibérales auprès de leurs membres ou de leurs créanciers ont considérablement perdu de leur légitimité et de leur influence. Les gouvernements latino-américains ont enterré le projet de Zone de Libre Échange des Amériques (ZLEA) et plusieurs ont payé anticipativement leurs dettes pour échapper aux diktats des institutions de Bretton Woods. Le processus de libéralisation du commerce s’est arrêté et les sommets de l’OMC se sont soldés par une série d’échecs. Le FMI de Dominique Strauss-Kahn est devenu inaudible malgré l’ampleur de la crise mondiale. La Banque Mondiale est sans voix et fait désormais face à des projets alternatifs comme la Banque du Sud en Amérique Latine.
Au cours des quinze dernières années, le mouvement altermondialiste a activement contribué à miner la légitimité dont se paraient le Consensus de Washington et les institutions qui le promouvaient. Il est notamment parvenu à ouvrir ¬les débats sur les politiques économiques et commerciales, jusqu’alors réservés à quelques cercles restreints d’experts et de technocrates des institutions internationales. Les altermondialistes ont demandé que les politiques néolibérales soient évaluées suivant leurs résultats, arguant qu’elles se sont révélées contre-productives en termes de réduction de la pauvreté ou de stabilité économique, comme en avaient attesté les crises financières asiatique (1997-1998), argentine (2001), américaine (2007) et globale (2008). Les activistes et les experts altermondialistes avaient également insisté sur la légitimité des interventions des États dans le domaine économique, contrairement aux conceptions néolibérales qui jugeaient le marché et les experts indépendants plus rationnels et davantage orientés vers le long terme que les élus politiques [6]. Avec la crise globale, les positions altermondialistes sont désormais hégémoniques sur cette question. En mai 2008 déjà, l’ancien président brésilien F.H. Cardoso, qui fut l’une des cibles favorites des altermondialistes, expliquait que « très peu de pays qui ont adopté les recettes néolibérales ne se sont pas complètement effondrés, comme ce fut le cas de l’Argentine. Les pays qui ont réussi leur passage dans la mondialisation y sont parvenus parce qu’ils ont maintenu une capacité de décision de leur État dans le domaine économique » [7].
Le paradoxe est donc qu’au moment où quelques-unes des principales idées altermondialistes sont reprises par les décideurs politiques de tous bords et que les institutions internationales qui furent les cibles des altermondialistes sont largement discréditées, l’avenir des associations et des événements qui ont le plus fortement incarné le mouvement semble pour le moins incertain. Des réseaux qui furent au cœur du mouvement ont aujourd’hui disparu (comme le Mouvement de Résistance Globale de Barcelone ou de nombreux Forums Sociaux locaux) ou considérablement décliné (comme ATTAC). Les derniers Forums Sociaux continentaux à Malmö (17-21 septembre, 12.000 participants) et à Guatemala City (7-12 octobre 2008, 7.500 militants) n’ont plus attiré les foules des éditions précédentes. Plutôt que d’y célébrer la « fin du néolibéralisme » décrétée par J. Stiglitz en juillet 2008, les activistes européens se sont inquiétés de l’avenir du mouvement sur leur continent. Deux semaines plus tard, le Forum Social des Amériques a surtout ressemblé à un « show politique bien orchestré » [8] plutôt qu’à un débat stimulant entre des organisations de base. Le mouvement a par ailleurs perdu beaucoup de l’aura médiatique qui le caractérisait entre 1998 et 2005. Les Forums Sociaux et des dizaines d’associations avaient développé d’impressionnants dispositifs d’ « éducation populaire » qui ont familiarisé des dizaines de milliers de citoyens avec les problématiques macroéconomiques et financière. Mais peu d’entre eux sont parvenus à faire entendre leurs visions de la crise dans les grands médias.
Vers des « résultats concrets »
Le mouvement aurait-il été victime de son succès ? Les grandes manifestations et les Forums Sociaux ont probablement perdu de leur utilité alors que certains slogans altermondialistes sont désormais repris par l’establishment politique et économique [9]. Cependant, si le mouvement a contribué à bloquer le processus de libéralisation du commerce, les alternatives concrètes et constructives qui en sont issues demeurent encore limitées et le nouvel ordre mondial auquel en ont appelé les militants reste à construire. L’importance d’une régulation globale et des défis planétaires rappelle chaque jour l’urgence d’une coopération internationale [10]. La crise alimentaire et les conséquences de la crise économique n’ont fait que renforcer la nécessité de porter davantage d’attention à la cohésion sociale, à la pauvreté et aux inégalités. Aussi, après avoir remporté un certain succès au niveau des idées, les altermondialistes estiment qu’il s’agit désormais de se focaliser sur des applications concrètes. Cependant, alors que les Forums Sociaux, les grandes manifestations et l’opposition claire au néolibéralisme fournissaient une large couverture médiatique et une image unifiée au mouvement, les altermondialistes sont bien plus divisés lorsqu’il s’agit de promouvoir des alternatives et des politiques à mettre en œuvre. Le mouvement apparait dès lors fragmenté autour de trois grandes orientations.
1. Le changement à partir du niveau local
Plutôt que dans un mouvement global et des forums internationaux, les activistes de la « composante culturelle » du mouvement altermondialiste s’investissent dans des réseaux locaux. Ils considèrent qu’une transformation sociale profonde viendra d’une mise en œuvre des valeurs d’horizontalité, de participation, de convivialité et de respect de l’environnement dans les pratiques quotidiennes et les espaces locaux. Comme d’autres mouvements indigènes latino-américains, les zapatistes ont par exemple concentré leurs énergies depuis 2001 sur le développement de communautés autonomes gérées selon ces principes, développant notamment sur des pratiques de gouvernement participatif, un système d’éducation alternatif et une revalorisation de la place des femmes au sein des communautés [11].
Dans les villes occidentales, on assiste également à la multiplication des réseaux d’activistes qui prétendent apporter des alternatives concrètes à la mondialisation néolibérales, aux multinationales et à la consommation de masse à partir d’initiatives locales et conviviales. La « consommation critique » et les initiatives visant à promouvoir une sociabilité dans les quartiers semblent par exemple occuper la place laissée vacante par un déclin de l’altermondialisme dans les centres sociaux italiens [12]. Une vaste panoplie de réseaux urbains, généralement de taille modeste, se sont répandus au cours des dernières années dans les villes occidentales, depuis les « vélorutionnaires » qui promeuvent l’usage du vélo jusqu’aux jardiniers clandestins qui embellissent les ronds-points et autres espaces publics. Des « Groupes d’Achats Communs » (GAC) ou des « Associations Pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne » (AMAP) se sont multipliées en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Leurs membres s’organisent pour acheter ensemble des produits biologiques aux agriculteurs locaux. Leur objectif est non seulement de permettre une alimentation de qualité à des prix abordables mais aussi d’incarner une alternative à l’ « anonymat des supermarchés » et de promouvoir les liens sociaux à l’échelle locale. Dans un registre similaire, la vaste mouvance pour une « décroissance conviviale » et ses « objecteurs de croissance et de vitesse » sont axés sur la mise en pratique de styles de vie moins voraces en ressources naturelles.
2. Des lobbies altermondialistes et citoyens
Plutôt que des mobilisations massives et de grands forums, une autre composante de l’altermondialisme considère que le mouvement ne pourra parvenir à des résultats concrets qu’en organisant des réseaux thématiques capables de développer une argumentation solide et un lobbying efficace auprès des décideurs politiques et des institutions internationales. Ils se sont organisés autour de thèmes comme la souveraineté alimentaire, la dette du Tiers-Monde ou les transactions financières. À partir de questions spécifiques comme la gestion collective de l’eau [13], les militants entendent débattre de problèmes plus vastes comme la défense des biens publics ou la promotion de l’idée selon laquelle « le service public est la forme de gestion de ces biens la plus efficace sur le long terme » [14]. Après plusieurs années de discussions autour d’une même thématique, le niveau des débats et la qualité de l’argumentation s’est considérablement élevé dans la plupart de ces réseaux. Quelques-uns d’entre eux ont d’ailleurs connu certains succès. Le réseau de l’eau a par exemple contribué au « lobbying citoyen » qui a conduit la ville de Paris à décider de remunicipaliser la gestion de l’eau sur son territoire à l’automne 2008. De même, les experts des réseaux contre la dette du Tiers-Monde ont eu un impact important sur certaines politiques économiques adoptées par le gouvernement équatorien.
3. Soutenir des régimes progressistes
Les militants de la troisième composante du mouvement sont quant à eux convaincus qu’un grand changement social ne peut être atteint sans passer par les gouvernements progressistes. Depuis les débuts du mouvement, les altermondialistes ont milité pour un renforcement de la capacité d’agir des décideurs politiques face aux acteurs économiques et aux défis sociaux et environnementaux. Maintenant que la légitimité de l’intervention des États n’est plus questionnée, cette composante « plus politique » de l’altermondialisme estime qu’il est temps d’unir les efforts du mouvement à ceux des responsables politiques progressistes. Beaucoup ont ainsi manifesté leur soutien aux présidents Chavez au Venezuela ou Morales en Bolivie. Pour ces militants, l’État continue de constituer la base essentielle à partir de laquelle des politiques sociales et économiques différentes peuvent être mises en œuvre et des alliances internationales autour de projets progressistes nouées, comme c’est le cas pour la « Banque du Sud ». Pour des raisons historiques et de culture politique, les altermondialistes indiens et latino-américains sont généralement plus proches des partis et des leaders politiques. De tels rapprochements ont cependant également été observés dans les pays occidentaux. Une partie importante de la dynamique qui avait fait le succès du premier Forum Social des États-Unis en 2007 a par exemple été réorientée vers la longue campagne électorale de Barack Obama.
Au-delà du constat de la fin du néolibéralisme et de la fin du modèle économique qu’il a promu, les activistes de ces trois composantes de l’altermondialisme trouveront-ils des terrains communs de discussion ? Leurs divergences politiques se sont étalées dans les nombreux débats qui ont émaillés le mouvement au cours des dernières années. Pourtant, à l’aune de la tâche qu’il reste à accomplir pour que la crise financière, économique et écologique débouche sur une nouvelle donne en terme de gouvernance globale, de régulations économiques et de styles de vie, c’est par la complémentarité des stratégies promues par ces trois composantes de l’altermondialisme que des alternatives constructives pourraient émerger.