Faire vivre ou laisser mourir ? Deux enquêtes récentes se penchent sur les dilemmes moraux et médicaux qui se posent dans les services de réanimation néonatale et adulte. Entre secret et prise en compte des vœux des familles, les décisions de fin de vie révèlent des divergences d’approches au sein des équipes soignantes.
Recensés : Anne Paillet, Sauver la vie et donner la mort, Paris, La Dispute, coll. « Corps Santé Société », 2007 ; Nancy Kentish-Barnes, Mourir à l’hôpital, Paris, Seuil, 2008.
Les services de réanimation sont à beaucoup d’égards l’emblème de la médecine moderne. Lieu du combat héroïque contre la mort, très secrets et très techniques, ils sont difficilement accessibles à l’imagination : comment les soignants font-ils face à leurs tâches quotidiennes, et surtout comment prennent-ils les décisions de fin de vie, qui constituent la partie la plus difficile et en même temps la plus emblématique de leur travail ? Ces deux livres précieux ont le grand mérite de nous faire pénétrer dans les deux univers comparables et distincts de la réanimation néonatale et de la réanimation adulte. Écrits par deux sociologues qui, par leur approche ethnographique, privilégient l’observation fine des pratiques et leur restitution fidèle, ils sont le résultat de nombreux mois d’observation de terrain pendant lesquels les auteurs ont partagé à plein temps la vie de plusieurs services hospitaliers, jusqu’à s’y intégrer et à gagner la confiance de leurs interlocuteurs. Ils les font voir, pour ainsi dire, de l’intérieur. Les récits sont dans les deux cas complétés par des données statistiques objectives et des références à la littérature spécialisée décrivant ces deux univers médicaux.
Dans ces contextes, le principe même de l’action médicale oscille constamment entre « s’obstiner » et « ne pas s’acharner », « tout faire » mais « ne pas trop en faire » (Paillet, p. 43). Les décisions difficiles sont décrites comme « médicales », un terme qui fait barrage à l’éthique, ce potentiel intervenant extérieur. Comme l’écrit Anne Paillet, « on comprend que la catégorie des décisions difficiles, en permettant de rabattre la décision sur une complexité d’ordre technique et sur une épreuve humaine d’ordre psychologique, constitue elle-même un des outils d’occultation des différends moraux » (p. 94).
Les situations qui posent un défi redoutable à la médecine sont de deux sortes. Premièrement, les cas où la mort, omniprésente, résulte d’une décision, ne fût-elle que d’arrêter les traitements et/ou d’administrer des antalgiques, et non d’un processus naturel inéluctable. On ne pourrait être plus frappé par les mots utilisés par les médecins et les soignants pour décrire les différentes façons dont on met en œuvre des « décisions de fin de vie » programmées : « Parce que “arrêter la réanimation” c’est un mauvais terme. On est bien d’accord ? C’est donner la mort ! » (cité par Paillet, p. 70). Les descriptions données dans les deux livres des moments où ces décès décidés ont lieu – le silence, les stores baissés, le sentiment d’embarras partagé entre la culpabilité et la délivrance – sont particulièrement éloquentes. Deuxièmement, et inversement, on a les cas où des « décisions de vie » sont prises à tort, dans la mesure où elles aboutissent à la fabrication de ce que les infirmières de la réanimation néonatale appellent des « enfants catastrophes » (Paillet, p. 35), c’est-à-dire les situations, comme le dit un chef de clinique, dans lesquelles « tout va bien sauf l’enfant » (ibid., p. 119). Il y a des cas, notamment celui très poignant auquel est consacré un chapitre entier du livre d’Anne Paillet (chapitre IV), pour lesquels au moment où le pronostic de handicap majeur a été mis en évidence, « il était déjà trop tard ». Le chef de service reconnaît au terme d’un processus long et complexe que la décision (de ne pas arrêter les soins) « n’était pas la bonne ». Ces cas hantent les professionnels encore plus que les décisions de fin de vie.
L’organisation du secret
Malgré ces points de départ similaires, les deux récits se déploient dans des registres assez différents, aussi bien en ce qui concerne le point de vue théorique que dans leurs analyses et leurs conclusions. Le livre de Nancy Kentish-Barnes, qui porte sur des services de réanimation adulte, part du constat que la mort y est une « construction sociale complexe » à l’intersection d’enjeux moraux et sociaux (qualité de vie), professionnels et relationnels. Ces logiques n’étant pas toujours congruentes, « la fin de vie peut alors émerger en tant que lieu de débat : discussions, négociations, désaccords, tensions et émotions font partie du processus décisionnel » (p. 32). Le livre s’ouvre sur le fonctionnement des quatre services observés (dont un britannique) et en reprend les éléments communs dans le deuxième chapitre : lieu de déni, d’endurance et de combat pour les médecins, lieu de souffrance violente pour la famille, lieu souvent de la « bonne mort » pour le patient. Celle-ci s’identifie à une « mort cohérente », bien gérée du point de vue technique et relationnelle. Une anecdote est particulièrement parlante : dans un des services analysés, les décisions de « limitation de soins actifs » ne sont jamais mises en œuvre le mardi ou le mercredi : puisque les familles savent que la réunion d’équipe a lieu précisément le mardi matin, ils pourraient penser que le décès est le résultat d’une décision, ce qui leur est systématiquement caché, contrairement à toutes les autres informations médicales, et ce pour leur propre bien.
Concernant les décisions de fin de vie, il est de pratique courante de « recueillir l’avis de la famille » de façon indirecte. Une phrase prononcée sur la difficulté de la prise en charge à la maison d’un patient qui resterait handicapé peut faire peser la balance vers un arrêt de soins, sans toutefois que la personne concernée sache que ses déclarations ont pesé dans ce sens – « une parole instrumentalisée », affirme l’auteur (p. 208). L’organisation du secret est particulièrement lourde pour le personnel infirmier. Contrairement à ce qu’indiquent différents études citées, les familles interviewées expriment le souhait que la décision de fin de vie reste médicale, mais qu’un climat de confiance soit établi avec l’équipe. En dépit de ces points communs à tous les services, Nancy Kentish-Barnes met en évidence – et c’est là un des aspects originaux de son analyse – de véritables « cultures de service » dans l’organisation quotidienne des relations avec la famille, les prises de décisions et l’administration des soins. De ce point de vue, le service anglais présente quelques différences importantes par rapport aux services français : ce sont les infirmières qui gèrent entièrement l’information et les relations avec les familles, la transparence est plus importante, sauf sur la question cruciale des décisions de fin de vie, et, surtout, les méthodes plus passives (abstention de soins actifs) pour précipiter la mort sont préférées aux méthodes plus actives (administration lourde d’analgésiques, extubation).
L’éthique en acte
L’approche adoptée par Anne Paillet est bien plus ambitieuse : elle vise à compléter la description des pratiques (première partie) par une réflexion approfondie sur leur « explication » (deuxième partie). Dans ce sens, son livre, consacré à la réanimation néonatale, est un essai de « sociologie morale » ou d’« éthique en acte » : les réponses apportées aux dilemmes moraux rencontrés dans les services de réanimation néonatale ne sont pas considérées comme le fruit contingent de la rencontre de logiques correspondant aux rôles des uns et des autres, mais sont structurées autour d’approches morales précises et bien articulées, propres aux principaux acteurs professionnels impliqués, notamment les personnel médical de premier rang (chef de service et assistant), de deuxième rang (chefs de clinique et internes) et le personnel soignant (infirmières). Elle aboutit à mettre en évidence non les différentes cultures de service, mais les différentes cultures propres aux acteurs institutionnels engagés dans les services de réanimation néonatale.
Dans la partie descriptive, Anne Paillet aborde la pratique et surtout l’approche générale des soins en néonatologie à partir des règles de bonne conduite que se sont données les pédiatres réanimateurs à partir des années 1980 et jusque dans un article de 2001 publié dans les Archives de pédiatrie [1]. Une réanimation dite « d’attente » est toujours mise en route, dans l’attente d’un diagnostic et d’un pronostic plus précis, au nom de la valeur potentielle égale de toute vie débutante. Cela suppose toutefois qu’on accepte par la suite « de défaire ce qu’on a fait », c’est-à-dire de limiter et/ou d’arrêter les soins. Ces décisions sont prises de façon « collégiale », même si « le sentiment d’autorisation à se forger et de défendre un point de vue sont loin d’être également partagés ». C’est le cas notamment du personnel soignant, difficilement associé à la décision. Les modalités de la collégialité sont également largement variables. Les décisions de fin de vie, si elles ont lieu, se soldent par un « geste clair » qui inclut l’administration de drogues sédatives puissantes. Les parents, tenus à l’écart de la décision, sont donc « l’intervenant absent » du long processus décisionnel qui aboutit soit à l’arrêt, soit à la poursuite des soins (p. 56) [2].
Malgré ces recommandations, on constate des divergences importantes au sein du même service, entre les différents professionnels de santé. Elles concernent l’évaluation relative des risques, l’attitude vis-à-vis de la famille et surtout les intérêts au nom desquels on estime que doit être prise la décision. Concernant le premier point, les médecins seniors jugent que le risque d’interrompre les soins à tort est plus grave que le risque de les poursuivre toujours à tort. L’inverse est vrai pour le personnel infirmier dont le premier objectif est d’« éviter la casse ». Concernant le deuxième point, là où les médecins seniors décident au nom de l’intérêt seul de l’enfant et pratiquent un « devoir de résistance » active vis-à-vis des intérêts des membres de la famille, le personnel soignant vise le bien-être de toutes les parties en causes, et se montre très concerné par les effets anticipés d’un enfant handicapé sur la vie des parents. Sur le dernier point également, on constate une divergence très grande, qui n’a d’ailleurs pas été constatée par Nancy Kentish-Barnes : le personnel soignant souhaiterait donner une place beaucoup plus importante aux parents dans les décisions essentielles qui concernent leur enfant. Ces différences s’expliquent par plusieurs « dispositions morales » acquises pendant le processus de socialisation professionnel. Là où les médecins seniors, et dans une moindre mesure les autres médecins, sont préparés à une médecine de sauvetage et ont une attitude optimiste dans un contexte d’incertitude scientifique relative, le personnel soignant, qui s’est forgé le rôle d’ « humaniser la médecine », est bien plus sensible au retentissement des « mauvaises nouvelles », et donc spontanément plus pessimiste. L’arrêt de soins affecte aussi davantage les médecins et leur conscience de « bons médecins » et de défenseurs des enfants, alors qu’à l’inverse la poursuite des soins dans le cas de handicap grave est perçue comme étant une forme de violence par le personnel soignant, qui en perçoit au quotidien le caractère douloureux, et entretient une relation empathique avec les bébés et les familles.
La bioéthique, la loi et les pratiques coutumières
Force est de constater que, du point de vue des « droits des patients », le tableau peint par les deux auteurs est mitigé. Dans les deux cas, le « terrain » a été effectué avant le vote, le 22 avril 2005, de la loi Leonetti sur la fin de vie, mais ils ont été écrits après. Cette loi prévoit notamment une plus grande participation des proches à la décision et une procédure collégiale contraignante pour la prise de décision [3]. L’évolution des pratiques va certainement poser d’autres questions. Comme le constatent les deux auteurs, la position des membres de la famille quant à leur participation aux décisions de fin de vie est partagée entre la confiance dans l’équipe soignante et la revendication de transparence et même d’association à la décision : d’autres « habitudes » devront être inventées pour intégrer de façon harmonieuse les exigences parfois contradictoires des médecins, des soignants et des parents. D’autres questions concernent les décisions de fin de vie. La loi Leonetti établit une frontière nette entre le laisser-mourir et le faire-mourir, une distinction dont les limites sont explicitement mises en cause par les acteurs qui s’expriment dans les deux ouvrages. Il est bien possible que, à mesure que la loi est mieux appliquée, des pratiques plus passives, c’est-à-dire plus lentes et laissant plus de place aux aléas des processus biologiques, soient préférées à des pratiques plus actives, c’est-à-dire plus brèves et plus décisives. Ces nouvelles pratiques poseront à leur tour des questions : qu’en est-il de la souffrance des patients ? Jusqu’où va-t-on recourir au retrait d’alimentation et d’hydratation, aujourd’hui légal ? La réflexion éthique prend une nouvelle place face au droit et aux pratiques coutumières de terrain, revendiquées de manière explicite comme entièrement « médicales ». « C’est un échec de qui ? De la médecine, de l’hôpital, du monde, de la vie ? », déclare pour se rassurer un médecin qui estime que des soins ont été poursuivis à tort. L’infirmier n’est pas convaincu : « Échec de la médecine… c’est un peu facile comme conclusion… ; comme humain, comme père, c’est dur… » (Paillet, p. 150).
Marta Spranzi, « Éthique de la fin de vie »,
La Vie des idées
, 8 juillet 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-decisions-de-fin-de-vie-un
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[1] « Dilemmes éthiques de la période périnatale : recommandations pour les décisions de fin de vie » (http://www.sfpediatrie…).
[2] La sociologue américaine Renée Anspach, dans un ouvrage qui fait encore référence aujourd’hui, met en évidence que les parents sont bien associés sur le mode de leur « assentiment » aux décisions déjà prises, et non du « consentement » qui résulterait du choix des options (Deciding who Lives. Deciding who Lives in Intensive-Care Nurseries, University of California Press, 1993).
[3] « La décision prend en compte les souhaits que le patient aurait antérieurement exprimés, en particulier dans des directives anticipées, s’il en a rédigé, l’avis de la personne de confiance qu’il aurait désignée ainsi que celui de la famille ou, à défaut, celui d’un de ses proches » (décret d’application n° 2006-120).