Recensé : Joanna Tokarska-Bakir, Legendy o krwi, antropologia przesądu [Légendes du sang. Anthropologie d’une croyance], Varsovie, WAB, 2008, 796 p., 89 zlotys.
Il est généralement convenu de distinguer l’antisémitisme moderne, lié aux nationalismes des XIXe et XXe siècles, et l’antijudaïsme traditionnel d’origine chrétienne. Le second exprimerait de vieilles croyances archaïques, tandis que les thèmes mobilisés par le premier traduiraient plutôt une résistance à la modernité et au « cosmopolitisme ». Pourtant, la haine antisémite a souvent amalgamé les deux inspirations, tant dans les discours que dans les actes. À cet égard, l’expérience polonaise est tout à fait saisissante : jusqu’en 1946, des Juifs ont été assassinés en Pologne, accusés par une foule en colère de pratiquer des « meurtres rituels » d’enfants chrétiens.
Ces dernières années, l’imbrication entre les deux imaginaires a fait, dans ce pays, l’objet d’études approfondies et de discussions. Bien sûr, personne ne nie la persistance de préjugés antisémites comme il en existe un peu partout en Europe, ni leurs conséquences dramatiques lorsqu’ils sont manipulés par des organisations politiques, sociales ou religieuses ; ce fut le cas à plusieurs moments de l’histoire de la Pologne, particulièrement au XXe siècle. Les discussions actuelles portent plutôt sur la nature et l’origine de cet antisémitisme et sur la portée de ces deux imaginaires.
Les sociologues ont tendance à les dissocier lorsqu’ils construisent des profils types à partir de questionnaires. Ainsi Ireneusz Krzeminski, l’auteur des grandes enquêtes de références sur l’antisémitisme, réalisées en Pologne en 1992 et 2002, indique que les préjugés religieux jouent un rôle secondaire [1]. Ils existent dans certaines couches de la population, mais ils ne fondent pas l’antisémitisme constaté. Les historiens qui s’intéressent à la Pologne d’hier, plus enclins à croiser les facteurs d’explications, n’hésitent pas à intégrer le facteur religieux – d’autant qu’il était invoqué par les partis antisémites eux-mêmes ; ils insistent également sur le rôle d’une partie du clergé et de la hiérarchie catholique. Cependant, ils ne le placent pas au centre. Ils s’attachent surtout à comprendre les motivations sociales, psychologiques et économiques de l’« ensauvagement » d’une partie de la population. Ils s’intéressent moins aux contenus des discours et légendes mobilisés lors de ces violences[À l’exception notable de Jerzy Tomaszewski et Jolanta Zyndul à l’université de Varsovie.]] qu’à leur cause – on l’a vu lors de la récente discussion en Pologne sur la violence antisémite en 1944-1946 [2]. Dans son dernier livre, très discuté [3], l’historien Jan T. Gross met en évidence les facteurs socio-économiques liés à l’appropriation des biens juifs par les Polonais ; il critique les explications fondées sur le mythe du « judéo-communisme » et pointe les responsabilités politiques et morales de la hiérarchie catholique face aux pogroms d’après-guerre. Si l’on excepte les ethno-nationalistes qui dédouanent par principe l’Église et les mythes chrétiens, beaucoup d’historiens polonais l’ont suivi, lui reprochant toutefois de ne pas prendre suffisamment en compte le rôle des idéologies politiques antisémites d’avant-guerre. Peu ont pris au sérieux le contenu des discours et légendes invoqués par les pogromistes.
Une approche anthropologique
Sur cet aspect sont intervenus des habitués de l’étude des imaginaires collectifs : des critiques et historiens de la littérature, des anthropologues, voire des artistes [4]. Ils se sont interrogés sur la structure de ces discours, sur les mécanismes de préservation et de transmission de préjugés remontant, pour la plupart, aux enseignements de l’Église du XIIIe siècle (condamnés ensuite par le Vatican). Le livre que vient de faire paraître à Varsovie l’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir est de ce point de vue un événement. Il remonte à la racine fantasmatique du phénomène antisémite à partir d’une étude minutieuse des discours et récits qui transforment les Juifs en ennemis. L’auteur étudie des légendes anciennes, encore populaires, qui relatent profanations d’hostie ou enlèvements d’enfants chrétiens par des Juifs. Le sang est au centre de tous ces récits – sang chrétien utilisé par les Juifs pour fabriquer du pain azyme, sang juif qui doit couler en réparation de la profanation. Dans son étude, Tokarska-Bakir discute les racines théologiques de ces « légendes du sang » toujours vivantes dans l’imaginaire antisémite contemporain et met en valeur ses mécanismes de transmission.
Cet intérêt n’est pas complètement nouveau pour l’ethnologie polonaise. Un des pères fondateurs de la discipline, Jan S. Bystron, avait publié dans les années 1930 un travail devenu classique sur les représentations de l’étranger dans la culture des paysans, intitulé La Mégalomanie nationale. Au sortir de la guerre, l’orientaliste Tadeusz Zaderecki avait envisagé, dans un article oublié [5], une étude systématique de ces « légendes du sang » si vivaces. Il y eut aussi les travaux de Stanislaw Vincenz [6], qui quitta la Pologne après-guerre, ou d’Aleksander Hertz, exilé à Paris, qui rédigea en 1961 un travail sur la place des Juifs dans la culture polonaise [7]. Pourtant, le sujet fut longtemps délaissé. À la fin des années 1970, il réapparaît à l’occasion de travaux sur les représentations des Juifs ou des Tziganes dans le folklore paysan ou sur la religiosité et les représentations bibliques. La première étude approfondie est conduite par Alina Cala, pour sa thèse d’ethnologie, publiée quelques années plus tard [8]. Elle a mené des entretiens dans plusieurs régions rurales, à la fin des années 1970, montrant la persistance d’une « fascination morbide » pour la différence et l’étrangeté de la culture juive.
Les travaux de Joanna Tokarska-Bakir interviennent dans un nouveau contexte scientifique et social, alors que les débats sur les relations judéo-polonaises ont pris une ampleur sans précédent. Elle s’était d’ailleurs faite remarquer, au début des années 2000, par une interpellation des historiens polonais lors du débat sur le pogrom de Jedwabne de 1941. Les historiens spécialistes de cette période et de cette région (située à l’est du pays) avaient tout simplement délaissé, dans leurs études, les sources qui établissaient le fait qu’en juillet 1941 c’étaient bien des « voisins » polonais qui avaient brulés vifs, dans une grange, les 900 Juifs du village. Joanna Tokarska-Bakir avait démonté leurs « mécanismes de défense » sur les questions mémorielles, leur « positivisme », « l’illusion d’une neutralité cognitive » de la part de ces « aides-soignants de l’identité nationale », la peur de l’émotion que pourrait provoquer en eux le contact avec des témoins [9]. Elle dénonçait ces comportements et une vision historique dominante en Pologne, qui se perçoit exclusivement comme une victime de la Seconde Guerre mondiale : l’« obsession de l’innocence » [10].
Professeur à l’Institut en sciences sociales appliquées de l’université de Varsovie, née en 1958, Joanna Tokarska-Bakir est l’auteur d’une œuvre brillante consacrée à l’approche anthropologique des croyances populaires. Elle a commencé par des recherches sur le bouddhisme tibétain, puis revisité les vastes collectes du folklore paysan réalisées au XIXe siècle, pour se concentrer depuis une dizaine d’années sur les croyances et légendes liées à l’antisémitisme. Elle a conduit plusieurs enquêtes de terrain, réalisant avec ses étudiants des centaines d’entretiens.
Son dernier livre, Les Légendes du sang, innove dans la mesure où il mobilise les outils de l’anthropologie pour comprendre « comment une fausse violence juive peut justifier de réelles violences contre des Juifs ». Elle ne s’occupe pas, écrit-elle, « de l’histoire politique, mais de l’histoire symbolique et fantasmatique d’objets qui, comme le meurtre rituel, n’ont jamais eu lieu et influencent encore notre présent. » Elle donne une grande importance aux mots et à la langue populaire, lesquels amalgament antijudaïsme et antisémitisme. Si elle considère que le premier est « une condition nécessaire mais non suffisante » du second, elle voit dans l’antijudaïsme originel une construction de « la différence » et dans l’antisémitisme un rapport « au corps réel de l’homme que l’on dit juif, qui implique la persécution, l’exclusion ou la mort » (p. 59-60). Elle s’inspire ici de la notion freudienne du « narcissisme de la petite différence », de l’analyse du « bouc émissaire » par René Girard et, surtout, de la notion « d’équation symbolique » définie par Hanna Segal qui décrit comment, dans certaines circonstances, le symbole peut devenir l’équivalent de ce qui est symbolisé [11].
Joanna Tokarska-Bakir s’appuie sur un double corpus. Elle a d’abord sélectionné une centaine de contes, récits et légendes diffusés dans l’Europe du Moyen Âge, évoquant des profanations de symboles sacrés ou des enlèvements d’enfants chrétiens par des Juifs. Ainsi, un témoin de Cracovie relate une profanation d’hostie à Paris, en 1290, « par une femme poussée par un Juif qui lui promettait des merveilles » ; à Cambronne, en 1316, « un Juif converti a lacéré à la dague le visage peint de la Sainte Mère de Dieu » ; d’autres évoquent ces « Talmudistes de Dekendorf qui, en l’année 1434, ont piqué avec des épingles la Sainte Hostie », etc. Elle étudie ces récits dans la première partie du livre, fort érudite (« Les anciennes narrations du sang »). Elle commence par leurs fondements théologiques tels qu’ils se sont fixés au XIIIe siècle (elle s’appuie ici sur les travaux de la médiéviste britannique Sara Lipton) : alors que, jusqu’au concile de Latran, l’hostie n’était qu’une représentation symbolique du corps du Christ, mettant l’accent sur la Passion, une équivalence est ensuite introduite entre l’hostie et le corps réel, le Corpus Christi devenant l’hostie et l’Église avec tous ses fidèles. En kidnappant des enfants et en profanant des hosties, les Juifs s’en prennent donc au Corpus Christi, lequel se venge par le sang contre les Juifs (p. 368 et sq.).
Tokarska-Bakir passe ensuite ces récits au crible de l’analyse linguistique, en se référant au système des trente et une fonctions de Wladimir Propp [12] permettant d’établir des constantes dans le récit. Elle en détache quatre principales qui se succèdent systématiquement et qu’elle nomme la « nuisance » (l’attaque ou la capture et/ou la torture d’un enfant), la « victoire » (par le martyre que représente le sang de la victime), le « châtiment » (infligé aux Juifs) et la « noce » (destruction de la synagogue et érection d’une église à la place). Ensuite, elle retrace la généalogie de ces légendes depuis les vieilles représentations de la Passion, longtemps oubliées par les chrétiens et associées à une sauvagerie juive, jusqu’aux transfusions de sang dont auraient eu besoin des Juifs rescapés de la Shoah, réfugiés à Kielce après la guerre, et qu’une foule en délire attaqua toute une journée [13]. Enfin, elle termine sur l’énoncé d’une forme qui se répète tout en portant des significations différentes.
Un tableau dans une cathédrale
Dans la seconde partie de son livre (« Les récits contemporains du sang »), Joanna Tokarska-Bakir confronte ces conclusions à un travail de terrain. Elle a saisi l’occasion d’une polémique publique pour étudier ce qui restait de ces légendes dans l’imaginaire rural. Au début des années 2000, un père jésuite réputé pour son activité en faveur du dialogue entre Juifs et chrétiens, Stanislaw Musial, proche de Jean Paul II, avait protesté contre le maintien dans une église d’un tableau représentant des rabbins accomplissant un « meurtre rituel ». Récemment restauré, il trônait à droite de l’autel de la cathédrale de Sandomierz, une jolie petite ville baroque au bord de la Vistule. L’évêque local s’opposait à son retrait. La polémique enflamma la presse et, finalement, le tableau fut caché derrière un rideau. Certains commentateurs ont accusé le père Musial d’avoir réveillé les vieux démons et de faire réapparaître des préjugés antijuifs oubliés depuis longtemps.
Intriguée par cette accusation, Joanna Tokarska-Bakir eut l’idée d’entreprendre une vaste enquête de terrain à Sandomierz et dans les alentours. En octobre 2005, elle s’est installée sur place avec une quarantaine d’étudiants. Ils ont interrogé 400 personnes, généralement âgées de plus de cinquante ans (mais ils se sont aussi adressés à quelques jeunes). Ils ont collecté une majorité de discours antijuifs et établi, au passage, que le père jésuite (décédé depuis) n’était pour rien dans la vivacité de ces légendes. Un film réalisé par un artiste vidéaste polonais, Artur Zmijewski, rend compte de manière originale de cette enquête et surtout de la violence du choc pour ces jeunes étudiants qui entendaient pour la première fois ce type de propos.
La seconde partie du livre présente donc l’analyse du tableau (peint au XVIIe siècle par un peintre italien d’origine française, Charles de Prévôt), son histoire, les procès auxquels il se réfère (qui furent tous des impostures). L’auteur raconte comment ce tableau imaginaire est devenu ensuite une preuve de l’existence de ces meurtres dans les procès suivants et dans la rumeur qui court jusqu’à aujourd’hui. Surtout, elle fait une analyse rigoureuse et systématique des 400 entretiens collectés, en les confrontant à ce qu’a pu lui apprendre l’étude des vieilles légendes dans la première partie du livre (chapitre 6). Elle constate immédiatement comment de nombreuses personnes interrogées sont convaincues des accusations de « meurtres rituels » perpétrés par les Juifs : elles n’y croient pas, elles le savent. Tout se passe, nous dit en substance l’auteur, comme si l’on n’avait pas besoin de preuves, car tous connaissent quelqu’un pouvant attester de leur véracité (un ancien prêtre, un évêque aujourd’hui décédé, une grand-mère, un vieillard ami de la famille, des parents éloignés, etc.). Certains invoquent même la mémoire collective surnaturelle ; ainsi, cette histoire russe du XXe siècle où le narrateur certifie avoir rencontré un fantôme dans la foret qui l’a sauvé. À Sandomierz, plusieurs personnes âgées sont encore convaincues d’avoir été, enfant, « miraculeusement » sauvées de la mort rituelle juive par une force divine. La légende n’a pas besoin d’être vraie ni d’être crue, elle fonctionne comme un savoir familier et naturel – un savoir incrusté dans la langue, la religion, les superstitions, les transmissions familiales, les jeux traditionnels et les rites folkloriques. Bref, un savoir de groupe.
Les étudiants ont demandé aux personnes interrogées si ce tableau pouvait avoir une influence, s’il pouvait propager une vérité, ce qu’il représentait exactement, ce qui permettait d’affirmer que les Juifs pratiquaient le meurtre rituel, s’il fallait cacher ou enlever la peinture. Chaque fois, malgré la variété des réponses, les ethnologues ont retrouvé cette conviction intime de la véracité de la légende. Ensuite, la poursuite de la conversation sur la guerre et l’après-guerre, vécus par la plupart des interviewés, a révélé la mutation de ces légendes en stéréotypes antisémites construits selon les mêmes principes : ils racontent les étranges coutumes datant de « l’époque des Juifs », comme l’adoration du « veau d’or » ; ils demeurent ambivalents (exprimant de l’empathie ou du dégoût) vis-à-vis des victimes de la Shoah, ou peu diserts sur le devenir des biens juifs qu’ils se sont appropriés ; ils ne cessent de dresser la « liste des Juifs » dans les gouvernements polonais successifs (chapitre 7). Le récit d’une étudiante, dans le film de Zmijewski, illustre comment s’est transmise la conviction :
Une femme nous a invitées chez elle pour un café et un gâteau. Elle nous a conté des milliers d’histoires, toutes plus horribles les unes que les autres. Elle nous a parlé d’un jour où son père et son oncle étaient allés chez un Juif conclure une affaire. Ils sont entrés dans la maison. Le Juif s’en est allé, il est monté à l’étage pour faire quelque chose. Les autres attendaient en bas, dans l’appartement, et ils entendirent le bruit de gouttes qui tombaient : tap ! tap ! La femme nous en parlait avec une telle émotion qu’on aurait cru qu’elle y était elle-même. Son oncle aurait ouvert la porte du placard et y aurait trouvé un Polonais pendu, la gorge tranchée ! La femme nous en a fait une description très imagée. Avec, en-dessous, une cuvette pour le sang. C’était pour faire du pain azyme, nous a-t-elle dit. Elle nous l’a dit comme si c’était une évidence !
L’analyse fouillée et passionnante rapportée dans les 800 pages de ce beau livre décortique les mille manières et les chemins de la perpétuation, reproduction, mutation et transmission des légendes du sang. Elle se situe à un niveau infra-politique. Elle nous éclaire sur ce qui rend possible qu’un jour, « à l’occasion d’une catastrophe, le mythe antijuif soit pris à la lettre, et que certains commencent à traiter les Juifs comme s’ils étaient vraiment ceux du mythe » (p. 62).
En remontant à la racine chrétienne des légendes, Joanna Tokarska-Bakir interpelle l’inconscient du catholicisme. Son travail ne contredit pas les approches historiques ou sociologiques citées plus haut – il y a seulement une différence d’accent –, même s’il peut parfois être tenté par une approche essentialiste de l’antisémitisme. En plaçant la conviction religieuse au cœur de son investigation, elle conduit la réflexion vers le point où se croisent christianisme et polonité. C’est, on s’en doute, un point très sensible. On comprend alors la forte émotion que ces discussions provoquent en Pologne.