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Recension Société

Les chiffres du crime

A propos de : Ph. Robert et R. Zauberman, Mesurer la délinquance, Presses de Sciences Po


par Bilel Benbouzid , le 12 avril 2012


En matière de délinquance, dans la presse comme dans les discours politiques, les « faits divers » l’emportent sur les « faits sociaux ». Et lorsque des informations quantitatives sont mobilisées dans le débat public, rare est la confiance accordée aux chiffres. L’ouvrage de Philippe Robert et Renée Zauberman pourrait aider à sortir de cette situation.

Recensé : Philippe Robert et Renée Zauberman, Mesurer la délinquance, Paris, Presses de Sciences Po, 2011. 177 p., 15 €.

En matière de délinquance, dans la presse comme dans les discours politiques, les « faits divers » l’emportent sur les « faits sociaux ». Et lorsque des informations quantitatives sont mobilisées dans le débat public, rare est la confiance accordée aux chiffres. L’ouvrage de Philippe Robert et Renée Zauberman, publié dans la collection La bibliothèque du citoyen des Presses de Science Po, pourrait aider à sortir de cette situation regrettable. Représentant l’aboutissement de plus d’un quart de siècle de recherche sur la délinquance au Centre de Recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (CESDIP), ce livre, écrit dans un style limpide, s’adresse à tous. Les auteurs y développent une critique sévère de la faiblesse méthodologique des institutions en France qui produisent et diffusent la mesure de la délinquance, tout en plaidant pour que celle-ci ne dépende plus de la seule statistique pénale grâce des confrontations systématiques entre une pluralité de sources.

Des sociologues statisticiens constructivistes

Les auteurs adoptent une attitude originale : il ne s’agit pas seulement de discuter de la fiabilité des instruments de la statistique du crime, mais de proposer des dispositifs de mesure en tenant compte du caractère construit des codages de la délinquance et des liens de dépendance de la mesure à une longue chaine d’enregistrement. Manifeste tout au long de l’ouvrage, cette posture apparaît plus particulièrement dans les deux premiers chapitres où les auteurs retracent le passage du monopole de la statistique pénale à la multiplication des sources de comptages.

Au XVIIIe siècle, dans toute l’Europe, les premières mesures de la délinquance se fondent sur la statistique judiciaire issue du comptage des jugements rendus par les tribunaux. En France, le Compte général de l’administration de la justice criminelle sera la principale source du compte du crime jusqu’au début des années 1980, date à laquelle celui-là sera définitivement interrompu au profit de la statistique policière « qui va conquérir rapidement le monopole de la mesure de la délinquance » (p. 23). Mais que l’on mesure le crime par la statistique judiciaire ou la statistique policière, une même question se pose : peut-on fonder une mesure de la délinquance sur une statistique administrative qui rend compte au premier abord de l’activité de la justice et de la police ? Cette question apparait dès les premières expériences de comptage au XVIIIe siècle et va nourrir les principales controverses épistémologiques de la mesure du crime jusqu’à aujourd’hui. Elle se pose en grande partie par la notion de « chiffre noir » de la délinquance qui indique l’écart entre la délinquance connue et la délinquance commise. Mais, comme le soulignent les auteurs, « l’invocation du « chiffre noir » a seulement servi de paravent verbal à un usage indiscuté des dénombrements de l’activité pénale comme mesure de la délinquance » (p. 20).

La métrologie réaliste de la délinquance ne résiste pas aux nombreuses critiques qui apparaissent à partir des années 1960, aux États-Unis et en Europe. Les auteurs les résument de la manière suivante : « on ne peut pas avoir de mesure de la délinquance en soi, mais seulement des comptages qui dénombrent, en tel ou tel point du processus, les désignations opérées par une diversité d’acteurs, professionnels ou profanes, qui ont considéré comme délictueux certains comportements » (p. 58). De ce principe se dégage une pratique de la mesure par la multiplication des sources, notamment en cherchant des données dans d’autres secteurs (baromètre santé, domaine des prélèvements obligatoires, etc.), en mobilisant l’économie (le passage en équivalent-monnaie du crime) et en faisant enquête (les enquêtes de victimation et de délinquance auto-reportée sont les plus connues). C’est la confrontation des points de vue qui devient l’opération cruciale de la mesure du crime.

S’accommoder de l’incertitude par la confrontation

La délinquance n’est pas une entité homogène. C’est pourquoi les auteurs ont besoin de distinguer deux situations : la mesure de la délinquance sans victime directe (immigration irrégulière, fraude fiscale etc.) ou avec victime directe (vol, agression etc.). Pour la première situation, la comparaison est particulièrement difficile à réaliser car l’institution pénale n’a guère d’intérêt à chercher des mesures alternatives dans un contexte où elle a le « plus grand intérêt à faire admettre ses comptages comme « la » mesure de la délinquance (p. 69) ». Les auteurs mobilisent deux exemples pour présenter ce cas de figure : celui des atteintes aux finances publics et celui de la consommation de produit prohibés. Attardons-nous sur le second où le principe de confrontation est particulièrement limité car les sources disponibles (statistiques policières, enquêtes Escapad réalisées lors de la journée d’appel pour la préparation à la défense auprès des 16/17 et sources Barométre Santé pour les 18-44 ans) s’accordent mal :

Aucune comparaison directe n’est possible entre les données policières […] et les résultats d’enquêtes : le premier fournit des nombres d’interpellations, les deux autres des prévalences pour certaines classes d’âge. Observons néanmoins que les évolutions n’ont pas du tout la même allure : une croissance forte et continue des chiffres policiers, une croissance suivie d’une chute pour l’usage régulier du cannabis parmi les jeunes, une croissance suivie d’un plateau pour son usage actuel chez les 18-44ans. La statistique policière traduit bien l’intensification de la focalisation sur ce délit, mais rend mal compte de l’évolution de l’usage. Si l’on combine les enseignements des différentes enquêtes, celui-ci semble pouvoir se résumer à une croissance dans la dernière décennie du XXe siècle, suivie d’une retombée (pour les plus jeunes) ou d’une stabilisation (pour les adultes) (p. 72-73).

Les auteurs consacrent une analyse beaucoup plus longue à la délinquance à victime directe. Il s’agit là d’une opération qu’ils connaissent bien : la comparaison des statistiques de police et des enquêtes de victimation. Les auteurs proposent de s’attarder sur les atteintes à la personne et la criminalité patrimoniale. Concentrons-nous sur cette dernière (homicide, agressions, vols violents, etc.) où l’approche constructiviste des auteurs s’illustrent particulièrement bien, notamment pour le cas des « agressions graves » (les coups et blessures). Cette catégorie procède d’une convention juridique qui n’a cessé d’être modifiée depuis le milieu des années 1990 : le législateur a longtemps considéré comme un délit les agressions ayant entrainé une incapacité de travail supérieur à 8 jours ; en dessous il s’agissait d’une simple contravention. Mais une série de loi a progressivement inclus les violences n’entrainant aucune incapacité de travail, afin notamment de réprimer davantage les atteintes causées à certains professionnels (enseignants, employés de réseau de transport, etc.). Dans ce contexte, « seules les enquêtes de victimation sont utilisables et seulement pour la mesure des agressions physiques (puisque les statistiques policières ne mesurent plus que l’inflation juridique) – pour les agressions sans coup ni blessure, les résultats de l’enquête de victimation ne sont pas assez fiables tant la définition même de cette catégorie n’a cessé d’évoluer ». En fin de compte, la confrontation permet moins de se prononcer sur un état de la délinquance que de chercher à s’accorder sur un énoncé en tenant compte du fait que « les données policières [qui restent la source principale utilisée dans le débat public] semblent surestimer l’aggravation de la violence grave et sous-estimer la violence de faible intensité » (p. 92).

Ce benchmarking ne s’opère pas seulement entre diverses sources de comptage, il peut aussi être utilisé pour une comparaison interterritoriale, à diverses échelles. Mais quelle que soit la forme du benchmarking, celui-ci sert toujours à révéler l’approvisionnement du processus pénal. Grâce à ce principe constructiviste les auteurs parviennent avec beaucoup de dextérité à s’accommoder de l’incertitude inhérente aux énoncés statistiques. La confrontation renvoie à imposer une contrainte de « conversation » (de débat public, donc) pour chaque comptage. Or, une politique publique de la mesure du crime reste à mettre en œuvre en France : contrairement à l’Angleterre par exemple, l’administration policière française laisse dans l’obscurité le fonctionnement de l’enregistrement des données et ne se soucie guère de la continuité des séries en matière d’enquête de victimation.

La production de la mesure et son utilisation

Le constructivisme et les nombreuses limites des confrontations analysées tout au long de l’ouvrage n’empêchent pas les auteurs, dans le dernier chapitre, « De la mesure au diagnostic », de proposer une synthèse générale de l’état de la délinquance en France. Ils y parviennent en étant particulièrement attentifs à la cohérence d’ensemble des confrontations. C’est la confrontation des sources dans le dégagement des tendances qui fournit l’épreuve décisive. Quatre grandes tendances sont diagnostiquées : 1/Une puissante vague de délinquance patrimoniale (1960-1985) correspondant à l’entrée dans la consommation de masse qui, dans le même temps, devient une société de prédations de masse ; une vague en repli depuis deux décennies ; 2/ Des violences d’émergence plus récentes de deux ordres : d’une part, le vol de force correspondant à un effet de déplacement dû au durcissement des cibles avec la diffusion des dispositifs de prévention situationnelle. Et, d’autre part, des formes d’agression expressive de faible intensité, incompréhensible en dehors des zones de relégation, coupées de la sociabilité en réseaux, où « l’on voit alors surgir une problématique de la réputation très proche de celle de l’honneur qui gouvernait les sociétés traditionnelle. Sa défense contre les atteintes brutales de la relégation ne peut guère mobiliser d’autres ressources que celles du corps, de la virtuosité verbale à la force physique » ; 3/ Une montée impressionnante de la délinquance d’ordre publique – criminalité routière, infraction contre les policiers, immigration irrégulière et distribution et usage des produits prohibés. On ne peut comprendre cette explosion seulement si l’on tient compte du fait que cette délinquance prend une place de plus en plus importante dans la délinquance enregistrée par la police, dans un contexte de préoccupation accrue pour l’ordre étatique ; 4/ Enfin une rareté de la mesure de la délinquance économique et financière.

Si ce diagnostic présente l’intérêt de remettre en cause la doxa sur l’explication de la délinquance, il reste cependant limité par le fait que les auteurs n’aient pas soumis à la « contrainte de conversation » le diagnostic lui-même. La distinction mesure/diagnostic sous-entend qu’il y aurait d’un côté la connaissance statistique et de l’autre son utilisation. Or, chaque point diagnostiqué par les auteurs fait l’objet d’un débat ou de controverses scientifiques où l’on observe d’autres acteurs mobilisés d’autres langages statistiques que celui de la quantification (notion plus juste que celle de mesure, cf. les travaux d’Alain Desrosières sur ce point). En effet, la modélisation statistique, par exemple, permet d’apporter de nombreuses nuances quant à l’explication de la prédation de masse. On pense notamment aux travaux de Tim Hope réalisés à partir des bases de données de l’enquête de victimation britannique : en mobilisant des modèles inspirés de l’économétrie, Hope propose d’expliquer la criminalité patrimoniale en fonction du « savoir » agir des victimes, c’est-à-dire leur capacité de résoudre des problèmes imprévus et à trouver des solutions en contexte [1]. Plus encore, l’usage récent dans le domaine de la criminologie développementale des essais randomisés contrôlés ou d’enquêtes longitudinales sur des groupes de délinquant apporte une autre explication des violences émergentes : la persistance de l’agression chez une minorité d’enfants serait un précurseur de la délinquance chronique à l’adolescence. Ce type de « mesure » de la violence est indissociable d’une explication de la délinquance qui nie les facteurs sociologiques au bénéfice de ceux liés aux caractéristiques personnelles des individus et à leur environnement familial [2]. Bref, en rendant compte des nombreuses controverses sur les causes de la délinquance, les auteurs auraient pu prolonger leur pragmatisme de la mesure au diagnostic lui-même.

Néanmoins, cette limite ne remet pas en cause la qualité à la fois scientifique et politique de cet ouvrage. Sans vulgariser ni simplifier, celui-ci entend intéresser les lecteurs profanes à ce qui préoccupent les producteurs de statistiques. Cet ouvrage est donc un très bon outil de la démocratisation de la mesure de la délinquance.

par Bilel Benbouzid, le 12 avril 2012

Pour citer cet article :

Bilel Benbouzid, « Les chiffres du crime », La Vie des idées , 12 avril 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-chiffres-du-crime

Nota bene :

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Notes

[1Hope T., Trickett A., 2004, «  La distribution de la victimation dans la population  », Déviances et Société, 3, 28, 385-404.

[2Tremblay, R.E.(2003). “Why Socialization Fails  ? The Case of Chronic Physical Agression.” Lahey, B.B.  ; Moffitt, A. Caspi, A. (Eds)., The Causes of Conduct Disorder and Juvenile Deliquency, Guilford Press.

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