Images et prise de vue : Antarès Bassis et Adrien Rivollier.
Images des camps de réfugiés reproduites avec l’aimable autorisation des Films du Balibari.
Montage : Antarès Bassis.
Transcription de l’entretien
La Vie des Idées : Pouvez-vous faire un bref historique du centre de Sangatte et du camp de réfugiés de Grande-Synthe ?
Cyrille Hanappe : Pour des raisons assez difficiles à expliquer, la France a accepté que la frontière anglaise soit traitée sur le territoire français, et non sur le territoire anglais. À partir de la fin des années 1990, il y a eu à Calais un phénomène de goulot d’étranglement, qui a été traité dans un premier temps par l’ouverture d’un centre d’accueil à Sangatte, sous le gouvernement Jospin, pour accueillir les migrants qui arrivaient. Ce centre de Sangatte s’est peu à peu rempli. En 2002, prétextant un phénomène d’« appel d’air », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, décide de fermer le centre de Sangatte. Mais cela n’aura pas du tout l’effet escompté : les populations du monde entier vont continuer à affluer et le phénomène va s’accentuer, surtout à Calais, mais aussi sur le littoral Nord, sur le littoral de la Manche et dans tous les lieux qui permettent d’accéder à l’Angleterre.
À partir de l’année 2004, le phénomène des migrants dans le Dunkerquois commence à s’accentuer. La ville de Grande-Synthe fait alors savoir aux migrants qu’ils peuvent aller dans une clairière, un petit bois appelé « Le Basroch ». Entre 2005 et 2015, il y aura en permanence environ 50 personnes, essentiellement de nationalité kurde, irakienne, iranienne et turque, avec quelques Vietnamiens. En 2015, pour des raisons liées à la situation en Syrie, la population explose : d’environ 50 au mois de juin 2015, ils sont près de 3 000 en septembre 2015. À ce moment-là, les migrants vivent dans des conditions effroyables, à savoir dans la boue. Un nouveau site, le camp de la Linière, prend le relais en 2016.
La Vie des Idées : Qu’est-ce qu’un architecte vient faire à Grande-Synthe ?
Cyrille Hanappe : Un architecte est quelqu’un qui sait penser l’espace et qui se demande comment les gens se mettent ensemble, dans un lieu donné, pour vivre dans une certaine harmonie, avec une certaine qualité de vie et une certaine sécurité. Pendant très longtemps, le bidonville et le camp ont fait partie d’un impensé global. Ce phénomène se développait et était considéré comme une espèce de mal nécessaire, qu’il convenait de résorber.
Ce n’est que relativement récemment, c’est-à-dire il y a moins d’une dizaine d’années, qu’on a pris conscience que ce phénomène était là pour durer. Il y a en effet deux milliards de personnes, soit 30 % de la population mondiale, qui habiteront bientôt en habitat informel, quel qu’il soit. Il y a également le phénomène des déplacés : 57 millions de déplacés en 2015, soit quasiment la population de la France. Ce sont tous des gens qui sont appelés à habiter dans des camps, des bidonvilles, parfois même des squats. Or, jusqu’ici, personne ne pensait à la manière dont ces gens vivraient ensemble.
La Vie des Idées : On entend dire, çà et là, que les Français ne veulent pas des réfugiés. Quelle a été l’attitude de la population à Grande-Synthe ?
Cyrille Hanappe : Grande-Synthe est une ville très particulière, car elle est véritablement née dans les années 1960, un peu comme une ville nouvelle. En effet, avec l’installation d’Usinor-Arcelor, la population est passée de 1 500 à 15 000 habitants. Cette population va développer une tradition d’accueil et d’entraide, sans doute liée à la condition ouvrière et à la condition migratoire, puisque les habitants étaient eux-mêmes souvent des immigrés. Il y a donc une culture très particulière à Grande-Synthe.
Le maire de Grande-Synthe, Damien Carême, fils de l’ancien maire, sait que la population est pauvre, mais, ayant sur son territoire de grosses industries, la ville vit à 90 % de la taxe professionnelle. Il y a une université populaire à Grande-Synthe.
L’accueil des migrants a donc été bon et généreux. Il n’y a eu aucune manifestation connue d’agressivité vis-à-vis des migrants. Ainsi, les associations d’entraide de Grande-Synthe se sont ouvertes à ce nouveau quartier – car, selon moi, c’est un nouveau quartier. Il y a par exemple l’association « Les jardins fleuris », qui fleurit les bas d’immeuble de Grande-Synthe. Elle est venue dans le camp de la Linière et elle fleurit maintenant le camp.
La Vie des Idées : Évoquant une association implantée dans le camp de réfugiés, un journaliste écrit : « On ne gère pas un camp de réfugiés comme on encadre une rave-party au festival des Vieilles Charrues ». Les enjeux, de fait, sont nombreux : règles de vie, scolarisation des enfants, normes de sécurité, maintien de l’ordre public, etc. Qui gère concrètement les camps de réfugiés ?
Cyrille Hanappe : Il y a aujourd’hui, dans le camp de Grande-Synthe, trois acteurs principaux : la mairie, l’État et les associations. Ces trois acteurs ont une approche très différente de la question. L’État a la même vision depuis les années 1930 (je pense notamment au camp de Rivesaltes) : un camp sert à gérer des individus surnuméraires, qui doivent être traités comme des objets qu’on nourrit et qu’on blanchit. À l’autre extrémité, il y a les associations, qui ont une philosophie très libérale de la question, selon laquelle ces gens-là sont aussi à même de gérer leur vie quotidienne que les autres. Je partage cette position libérale, car elle est issue de l’observation de ce qui se passe dans le monde entier.
La mairie de Grande-Synthe a, quant à elle, choisi une position médiane. En effet, à Calais, seules deux options se sont développées, et de manière caricaturale : soit le « camp des conteneurs », où tout le monde est géré comme un numéro ; soit le bidonville, qui a de grandes qualités urbaines et spatiales, mais qui souffre de l’absence de droit commun. La mairie de Grande-Synthe cherche donc une réponse intermédiaire, qui puisse concilier les deux approches. La question est finalement assez simple : comment ramener le droit commun dans le camp ? Je pense par exemple à la nécessité d’une présence policière, qui permet d’empêcher le développement des mafias.
La Vie des Idées : Vous avez écrit en mars 2016 : « Le camp de migrants est plus qu’un bidonville, il est plus qu’une ville, il est le laboratoire de la ville du XXIe siècle ». Le camp de réfugiés serait-il l’avenir de nos villes ?
Cyrille Hanappe : En lien notamment avec le réchauffement climatique, on sait qu’il va y avoir de plus en plus de migrations. Nous allons avoir un mode de constitution de la ville qui se fera de manière très différente, avec des augmentations et des baisses subites de population et avec des gens qui arrivent avec peu d’argent. La ville, européenne en particulier, s’est toujours constituée sur l’accumulation de capital. Or, aujourd’hui, cela se passe avec des gens pauvres qui arrivent rapidement. Par conséquent, cette ville, un peu de manière forcée, est très écologique, puisqu’il y a peu d’argent et qu’on doit donc faire avec de faibles moyens. Par exemple, il faut que les habitations soient bien isolées, car on a peu de moyens de chauffage. De facto, tout cela s’insère dans des économies locales. C’est une ville qui est donc recyclée, recyclable, qui consomme peu d’énergie, qui est économique, sociale et environnementale.
À Grande-Synthe, le camp de la Linière – je ne veux pas qu’on l’appelle « camp », mais « quartier de la Linière » – va, comme tous les camps, rester plus longtemps qu’on ne le croit. Il faut donc arrêter de penser sur le court terme et se dire qu’on est entré dans la longue durée. Le camp de la Linière sera un jour un quartier de Grande-Synthe.
Propos recueillis par Ivan Jablonka
Retranscription : Vincent Boyer