Recensé : Paul Bouffartigue, Charles Gadéa, Sophie Pochic (dir.), Cadres, classes moyennes, vers l’éclatement ?, Paris, Armand Colin, 2011, 347 p.
Cet ouvrage, dirigé par Paul Bouffartigue, Charles Gadéa et Sophie Pochic, restitue quelques-unes des nombreuses recherches menées dans le cadre du Groupement de recherche (GDR) « Cadres », créé en 2001 ; certains travaux ayant été présentés au colloque final de ce GDR organisé en janvier 2009 [1]. Se voulant plus nuancée que les discours dramatisant le déclassement de ce groupe social, la perspective de recherche retenue privilégie l’observation des « dynamiques de diversification » (p. 13, §2) et des frontières internes et externes du groupe (p. 19, §2 ; p. 23, §2). Paul Bouffartigue, Charles Gadéa, Sophie Pochic inscrivent en fait les 23 chapitres présentés dans les prolongements des réflexions de Serge Bosc sur la multipolarisation croissante des classes moyennes (p. 18-19) mais revendiquent en même temps l’absence de « thèse unique au sujet des classes moyennes » et « un propos délibérément pluraliste » (p. 23, §3). L’approche s’appuie donc sur une première définition relativement lâche des classes moyennes comme « concept fédérateur rendant compte d’une réalité empirique, qui s’impose à l’analyse dès lors qu’elle veut embrasser du regard une configuration de groupes sociaux d’apparence disparate mais liés par la proximité de leur positions dans l’espace social et par la similitude des interrogations qu’ils font naître » (p. 23, §3).
L’ouvrage est organisé en quatre parties qui mêlent l’interrogation des identités statutaires et au travail des cadres (Partie 1), l’analyse de leurs nouvelles dynamiques de carrières (Partie 2) et celle de leurs activités sociales hors-travail (pratiques culturelles, logement, etc. Partie 3) et, enfin, l’objectivation des nouveaux rapports symboliques entre les cadres et les classes moyennes (Partie 4).
Les indices quantitatifs d’une distance sociale aux « autres »
Parmi les nombreux résultats qui accompagnent chacune des contributions, sans doute peut-on d’abord retenir, les données transversales qui permettent de caractériser succinctement les cadres au début des années 2000. À partir des enquêtes emploi annuelles (1982-2002), Thomas Amossé (Chapitre 1) montre qu’en vingt ans « le centre de gravité du groupe s’est éloigné de celui des autres groupes sociaux » (p. 40, §2). Être cadre est désormais plus étroitement lié aux diplômes supérieurs de second et troisième cycle et un peu moins au salaire que par le passé. Si l’essor quantitatif, la féminisation rapide et le rajeunissement relatif constituent des changements démographiques notables pour ce groupe social, le fait marquant est peut-être davantage dans l’homogamie croissante des couples puisqu’un cadre sur trois a pour conjoint un autre cadre en 2002, contre un sur cinq en 1982, « ce qui en fait aujourd’hui le groupe social le plus homogame » (p. 34, §3). Philippe Coulangeon (Chapitre 14) penche lui aussi pour la thèse d’une frontière maintenue entre les cadres et les autres groupes sociaux (p. 201, §2) en matière de styles de vie culturels même s’il remarque « certains signes d’éclatement » (p. 187, §3). L’auteur rappelle la permanence du rapport privilégié à la culture savante des cadres et professions intellectuelles supérieures, bien que ces derniers « n’échappent pas au recul général des pratiques les plus légitimes » (p. 190, §2). Pour Philippe Coulangeon, la forte baisse de la proportion de « gros consommateurs » de télévision chez les cadres entre 1997 et 2008 « traduit […] l’accès privilégié des cadres aux équipements informatiques et numériques » (p. 193, §3).
Par delà ces constats à l’échelle du groupe, l’auteur souligne les différences internes qui marquent les habitudes culturelles des Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS). On retiendra ici pour exemple que les proportions de non-lecteurs, « ne sont nulle part aussi prononcées qu’à l’intérieur de cette catégorie, avec un minimum de 7 % chez les « professeurs et professions scientifiques » et un maximum de 25 % chez les ingénieurs et cadres techniques d’entreprise, proches ici d’autres groupes professionnels situés dans la catégorie des professions intermédiaires ou des employés » (p. 195, §1). Enfin, l’intérêt de cette sociographie culturelle est de repérer l’émergence d’un nouveau marqueur culturel à travers la proportion d’anglophones qui traduit pour Philippe Coulangeon une culture « cosmopolite » se voulant désormais propre au groupe étudié (p. 201, §1).
La réflexion qu’engagent Marco Oberti et Edmont Préteceille (Chapitre 15) sur les logiques résidentielles urbaines des CPIS et des Professions intermédiaires (PI) dévoile les dimensions multiples de la ségrégation en région parisienne. Leur recherche atteste d’une autoségrégation renforcée pour les catégories supérieures du privé (regroupant ici les chefs d’entreprises, les professions libérales et les cadres d’entreprises) avec certaines nuances internes, notamment chez les cadres d’entreprises et ingénieurs, « plus nombreux dans les banlieues résidentielles huppées » caractérisées par un urbanisme « récent », « haut de gamme », « protégé et protecteur » et par des sociabilité resserrées et privatives (p. 204). À l’inverse les professions intermédiaires sont le groupe « dont la situation résidentielle est la plus mélangée avec toutes les autres » (p. 206, §2). L’analyse de la structure sociospatiale de la région parisienne entre 1990 et 1999 à travers une double typologie liée au type de quartier et aux évolutions sociodémographiques aide à penser finement les dimensions plurielles de la gentrification dans les municipalités bordant Paris. Le grand intérêt du propos est enfin de penser ces processus à la lumière des choix scolaires ; et la conclusion est alors nette : « la sélectivité sociale des pratiques et des choix résidentiels des classes supérieures est accompagnée d’une sélectivité sociale (et ethnique) des lieux de scolarisation encore plus forte que celle des classes moyennes » (p. 210, §3).
Rapports hiérarchiques et rapports générationnels
Ces éléments, très largement quantitatifs, arguant du maintien d’une frontière entre les CPIS et les « autres » ne suffisent pourtant pas à résumer leur situation actuelle. L’ouvrage propose parallèlement de nombreuses enquêtes privilégiant des focales d’observations plus fines qui permettent ainsi d’approcher en détail les recompositions professionnelles et identitaires d’un groupe à bien des égards segmenté. Nous centrons ici notre commentaire sur l’emploi public et les transformations des carrières occasionnées par le changement de régime politique et économique visibles dans l’enquête de Charles Gadéa sur les cadres de santé (Chapitre 3) et celle de Sophie Pochic sur les générations de cadres en Hongrie (Chapitre 9).
Le propos de Charles Gadéa restitue les ambiguïtés d’un secteur professionnel où les réformes inspirées du New Public Management (NMP) se confrontent à l’histoire salariale du monde hospitalier et aux usages des emplois de cadres de santé comme une « voie de promotion » féminine (84,2% de femmes en 2008) ; celles-ci étant « exclusivement recruté[e]s parmi les infirmières et autres professions intermédiaires de santé » par le biais de la formation continue (p. 256, §1). L’analyse des trajectoires sociales et professionnelles et celle des relations avec les infirmières dans les activités de travail découvrent effectivement des postes charnières, obtenus au terme d’un compétition « pas très dure » (p. 59, §3) du fait de la lourdeur des responsabilités statutaires, de la faiblesse des rémunérations et des perspectives de carrières tout autant qu’à la fréquence des débordements entre vie professionnelle et travail. Charles Gadéa dresse alors un portait synoptique de femmes issues « des milieux « petits-moyens » », aux scolarités « convenables » entrées rapidement dans le métier immédiates et ayant connu par la suite des carrières ascendantes (p. 59-60). Ces positions de « cadres de proximité » (p. 60, §5) sont aujourd’hui au cœur de la « conversion [des] équipes à cette logique [gestionnaire] à travers l’adoption de procédures de contrôle ou autocontrôle » (p. 61, § 3), ce qui tend un peu plus leurs relations avec les infirmières, plus attachées à la logique du soin qu’à celle de gestion (p. 63). Charles Gadéa préfère donc rapprocher les cadres de santé des « agents des appareils » (selon l’expression de Benguigui, Monjardet, 1985) que des membres de la « service class ». Il privilégie ici l’intervention « au niveau intermédiaire où s’opère la traduction de l’intention économique des dirigeants […] en manœuvre prescrite aux exécutants » (cité p. 63, §3) plutôt que la distinction entre « professionals » et « managers » plus traditionnellement mobilisée dans les travaux anglo-saxons.
Le retour, fait par Sophie Pochic, sur les différentes générations de cadre en Hongrie dans la filiale d’un grand groupe énergétique rappelle que la transition à l’économie de marché s’est d’abord traduite par des « coupes sombres » dans l’emploi (p. 129, §3), et notamment dans le secteur énergétique. L’entreprise enquêtée a ainsi perdu plus la moitié de ses effectifs entre 1995 et 2008, même si les emplois de « cols blancs ont été davantage épargnés que ceux de « cols bleus » (ibid.). Les dispositifs de départ en préretraite ont alors été au cœur de la compression des emplois qualifiés. Mais l’auteur montre comment ceux qui s’apparentent à des « cadres du coin » [2] ont pu opposer certaines résistances aux nombreuses transformations voulues par l’équipe dirigeante de la maison mère. La réorganisation des procès de travail et la libéralisation du marché de l’énergie placent désormais « le diplôme, l’adaptabilité et l’âge au moment de la privatisation » (p. 132, §2) comme des critères décisifs d’un maintien dans l’emploi et de l’espoir d’une carrière. Sophie Pochic note d’ailleurs que « posséder un diplôme d’université, voire deux, est le critère clé pour être considéré par les expatriés français (tous issus des grandes écoles) comme « compétent » malgré un début de carrière dans une entreprise d’État communiste » (ibid.). On comprend dès lors comment les organisations du travail sont au cœur des clivages générationnels dans ces entreprises entrées à marche accélérée dans des marchés ouverts et concurrentiels. Les différences entre vieux et jeunes cadres se voient bien sûr dans leurs niveaux de certification scolaire et une entrée dans le métier marquée par la précarité. Pour autant, nombreux sont ceux qui, parmi les jeunes recrues, restent ambivalent voire même septiques face aux injonctions à la mobilité internationale (p. 134, §2). Dans cette nouvelle configuration salariale, les femmes cadres sont de plus en plus nombreuses mais restent soumises à un « plafond de verre », entretenu par une segmentation des recrutements dans les services et une « vision sexuée des compétences » (p. 136) tout autant que par une organisation concurrentielle des promotions se fondant sur la disponibilité et la mobilité (deux ressources qui reposent largement sur l’organisation domestique et conjugale). C’est finalement le tableau des conflits au travail latents et larvés entre jeunes et vieux cadres, déclenchés par la privatisation, que laisse apercevoir cette monographie.
« Cadres » et « classes moyennes », en France et à l’étranger
L’autre intérêt du texte de Sophie Pochic est aussi de souligner les difficultés à comparer les emplois, le travail et les statuts à l’échelle européenne et internationale. L’auteur rappelle par exemple qu’en Hongrie, la volonté de « sociétés sans classes » n’avait pas « aboli tout forme de stratification sociale » puisque la société hongroise désignait son élite sous le terme de « Kader » ou de « nomenclatura » (p. 127, §2). Désormais appelés « managers », les « cadres hongrois » semblent pourtant éloignés de la catégorie française ce qui a poussé les enquêteurs à les approcher depuis la fonction exercée, le salaire ou l’éventuel étiquetage dans l’entreprise et ainsi à ouvrir la discussion sur l’objectivation des positions sociales et des groupes sociaux dans différents pays. Cette question, évoquée dans le texte de Sophie Pochic, prend une part importante de la réflexion engagée dans la quatrième partie (chapitre 20, 21 et 22).
Les données produites par Agnès Pélage et Tristan Poullaouec (Chapitre 20) permette d’approcher un élément important de l’identité des CPIS et des PI en France par le biais du sentiment d’appartenance déclarée à une classe sociale. Les membres de ces deux groupes sociaux sont ainsi surreprésentés parmi les personnes déclarant avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale. Les CPIS se situent de façon importante « au milieu » de la société et mobilisent fréquemment l’expression de « classe moyenne », mais, fait remarquable, ils se pensent majoritairement « en haut » dès lors que l’on prend en compte les nombreuses précisions qu’ils apposent à l’expression de « classe moyenne ».
La traduction et synthèse d’un texte de Fiona Devine (chapitre 21) permet de prolonger ces réflexions aux cas britanniques et américains par l’étude de l’identité de classe des médecins et des enseignants, c’est-à-dire « la manière dont […] ils utilisent le vocabulaire des classes, la catégorie de classe moyenne et ce qu’ils expriment lorsqu’ils s’identifient ainsi » (p. 275, §2). Après avoir évoqué les traditions de recherche sur les identités de classe aux États-Unis et aux Royaume-Uni, Fiona Devine présente les résultats de sa recherche par entretiens approfondis menée à Boston et Manchester. Le recours à l’expression de classe moyenne est très fréquent chez les enquêtés des deux pays mais l’auteur note que les américains utilisent « plus librement » le vocabulaire classiste (p. 286, §2). Elle montre ainsi que les nuances apposées à l’expression de classe moyenne sont nombreuses (« classe moyenne inférieure », « classe moyennes supérieure », etc.) (p. 280, §2). Ces nuances traduisent, selon elle, une « catégorie impossible à délimiter » (ibid.) qui s’enracine dans « une situation matérielle sans privations majeures et un certain degré d’aisance » pour les Américains (p. 281, §6). Les extraits d’entretiens retenus pour la publication témoignent d’un usage éloigné de la catégorie comme « résumé commode de l’emploi occupé ou du niveau de vie » et renvoient davantage à une description des « histoires de vie » (p. 285, §5). Glissant définitivement sur le cas américain dans les dernières pages, le texte conteste l’idée d’une Amérique peu marquée par les identités de classe et montre au contraire que l’emploi récurrent et extensif de la notion de « classe moyenne » participe du maintien d’une vision classiste des rapports sociaux.
Le livre étape d’un objet sociologique classique
Devant cette vaste fresque des salariats qualifiés, certains regretteront peut-être que l’unité de l’objet n’ait pas été plus suivie d’une unité de l’approche. Mais, c’est aussi le pari assumé des trois directeurs de cet ouvrage de mettre à l’épreuve de façon variée la figure « du » cadre et les rapports entre les membres de ce groupe social aux autres en multipliant les angles, les enquêtes et de fait, les résultats. Cet ouvrage témoigne donc de la vitalité des recherches sur cet objet, devenu depuis l’ouvrage de Luc Boltanski, classique en sociologie.
Tenant ensemble l’objet, sa construction historique et ses usages sociologiques divers, Paul Bouffartigue, Charles Gadéa et Sophie Pochic n’oublient pas de faire état des réflexions le plus récentes sur l’actuel renouvellement des nomenclatures socioéconomiques ainsi que la difficile harmonisation européenne des codifications des professions qui rend de la catégorie française des cadres si spécifique (Chapitre 22). La postface de Serge Bosc parachève alors ce livre « étape » et actualise une « topographie d’ensemble » des classes moyennes attentives aux polarisations plurielles (hiérarchies professionnelles, scolaires, salariales, « positionnelles », etc.) qui les traversent (p. 316, §3). C’est sans nul doute dans ces deux dernières lectures que les lecteurs trouveront certaines des pistes de travail et de problématisation à venir.