Recensé : Daniel A. Gordon, Immigrants and Intellectuals. May’ 68 and the Rise of Anti-Racism in France, Pontypool, Merlin Press, 2012, 256 p.
Le mouvement de mai 1968 en France n’avait jamais été véritablement étudié sous l’angle des relations entre ses acteurs et les immigrés. Les questions de l’immigration et du racisme dans ce contexte historique ont pu être abordés ponctuellement par des historiens français, mais toujours partiellement en ce qui concerne les liens qui ont pu alors s’établir entre la vague protestataire et la population immigrée [1]. Il a ainsi pu sembler paradoxal à Daniel Gordon, historien anglais de la Edge Hill University, que la coexistence dans un même espace géographique d’un des hauts lieux de la révolte étudiante, l’Université de Nanterre, et d’un des plus importants bidonvilles de l’après-guerre, n’ait pas laissé davantage de traces historiographiques. Pour mener à bien sa recherche, l’historien a fréquenté divers centres d’archives où il a pu compulser d’importants fonds publics et privés (archives nationales, départementales, Centre d’Histoire du Travail, archives de la CFDT, du PCF, du MRAP…) relatifs à l’immigration et aux organisations politiques et syndicales engagées sur ce terrain. À ces sources primaires, il a ajouté un large éventail de périodiques et de multiples lectures (hélas non thématisée dans sa bibliographie) comprenant de nombreux récits autobiographiques. Le chercheur a également consulté des sources audiovisuelles et mené une dizaine d’entretiens avec des activistes contemporains des événements.
Daniel Gordon évoque une société qui, au début des années 1960, considère les étrangers, en particulier des ex-pays colonisés, comme de simples objets économiques, voire, dans le contexte de la Guerre d’Algérie, comme des ennemis intérieurs. L’auteur postule que la protestation de 1968 joue un rôle d’accélérateur dans une double prise de conscience : celle des Français qui découvrent les conditions d’existence des immigrés sur le territoire national ; celle des immigrés eux-mêmes, aspirant progressivement à l’égalité des droits avec les citoyens français et engagés dans les luttes sociales. Côté Français, l’auteur cible en premier lieu la mouvance gauchiste, estimant qu’elle sert de passerelle entre le monde immigré et la sphère politique et sociale. Il n’oublie toutefois pas d’élargir la focale et de questionner plus largement la gauche et le monde ouvrier. En ce qui concerne les immigrés, il fait le choix d’une focale élargie, considérant aussi bien les ressortissants des anciennes colonies que les Espagnols, les Portugais, ou encore les citoyens de la Communauté économique européenne. La complexité et l’ambiguïté caractérisent les relations qui se nouent entre Français et immigrés, en particulier lorsque émerge, au cours des années 1970, une seconde génération d’immigrés dont les aspirations diffèrent ostensiblement de celles de leurs aînés. Un antiracisme étroitement lié à la question de l’immigration se façonne durant ces années et s’affirme comme une préoccupation de la gauche. Gordon s’interroge sur sa nature, ses formes et ses limites, ainsi que sur son évolution dans le temps, 1983 constituant le terme de l’étude : elle est l’année qui, d’après lui, voit le retrait de l’influence soixante-huitarde dans le champ antiraciste.
La France devient, dans les années 1960, un important foyer d’accueil pour une force de travail à bon marché. Les immigrés sont relégués dans les quartiers populaires et les bidonvilles, et le massacre du 17 octobre 1961, dans les derniers mois de la Guerre d’Algérie ne suscite que des réactions discrètes de la gauche française. Les syndicats font peu de cas d’une population souvent perçue comme une gêne. Le taux de syndicalisation des immigrés, négligeable, s’explique aussi par l’illettrisme, l’attitude anti-syndicale des patrons, le devoir de neutralité dû au pays d’accueil ou la faible tradition militante des immigrés. L’auteur mentionne toutefois quelques initiatives dispersées qui font exception comme la collecte de vêtements à l’hiver 1963, les activités de la Fédération des Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés (FASTI) ou les engagements de terrain d’Aide à Toute Détresse-Quart monde. Le monde étudiant du Quartier latin, malgré ses nombreux groupements et intellectuels étrangers, particulièrement sensibles aux combats en faveur du Tiers-Monde, n’est pas davantage mobilisé en direction de ces populations.
À la faveur des événements de 1968, pourtant, les immigrés deviennent à la fois un problème politique et les acteurs de leur propre émancipation. Étudiants et intellectuels perçoivent dans la figure de l’immigré le prolétaire absolu, fer de lance des révolutions sociales et politiques à venir. En participant aux grèves, les immigrés commencent à exister politiquement. Les étudiants gauchistes présents dans les usines entrent en contact avec une population dont ils découvrent les conditions d’existence et, dans des journaux éphémères, lors de meetings, on évoque les bidonvilles et les discrimination dont sont victimes les immigrés. Leurs revendications propres telle que la construction de nouveaux foyers d’hébergement sont relayées par les syndicats. Une solidarité de classe commence à s’exprimer, unissant travailleurs français et étrangers, les gauchistes mêlant de leur côté le problème du logement des immigrés à celui de la critique du capitalisme. L’antiracisme se double alors d’une dénonciation anticolonialiste. Les comités Palestine fleurissent, jouant sur le parallèle entre immigrés exploités et victimes palestiniennes, et Nanterre devient un lieu où les étudiants expérimentent de nouvelles solidarités avec les immigrés.
Mais les rapports entre immigrés et extrême-gauche ne sont pas sans conflits. Les militants d’extrême gauche qui tablaient dans leur idéalisme sur le potentiel révolutionnaire des immigrés sont parfois déçus par la faible réactivité des travailleurs. L’engagement des gauchistes n’est pas non plus exempt de préjugés et de paternalisme, et s’empêtre parfois dans le dilemme opposant certaines valeurs françaises au respect des sensibilités communautaires – d’où l’attitude souvent critique de la jeune génération immigrée envers les contestataires de mai 68, et le projet d’une autonomisation de la protestation immigrée. Deux affaires jouent un rôle clé dans ce processus. Il y a d’abord l’assassinat, le 27 octobre 1971, d’un jeune algérien de la Goutte d’Or, Djellali Ben Ali, par le mari de la concierge de son immeuble, qui provoque une importante mobilisation mêlant grandes figures intellectuelles, jeunes maoïstes et immigrés. II y a ensuite les déboires du couple Bouziri à l’automne 1972. Militant tunisien passé par les rangs maoïstes en 1968, ayant participé à la fondation des comités Palestine, Saïd Bouziri et sa femme se voient signifier un avis d’expulsion. Saïd démarre une grève de la faim et reçoit le soutien de quelques intellectuels. Couronnée de succès, l’action de Bouziri prend une dimension collective, annonçant le mouvement à venir des sans-papiers.
C’est dans ce contexte que se structure le Mouvement des travailleurs arabes (MTA), né du militantisme pro-palestinien et proche de la Gauche prolétarienne, qui va s’imposer comme le moteur d’une action plus directement tournée vers la condition immigrée en France. Gauchistes, intellectuels, autorités ecclésiastiques soutiennent le combat mais le MTA, qui se méfie de ceux qui parlent au nom des immigrés, maintient certaines distances avec les organisations françaises. Il organise à partir de 1971 une série de grèves des immigrés portant sur leurs conditions de travail qui rencontrent le mouvement naissant des sans-papiers et perturbent le cadre classique de l’action syndicale. L’été et l’automne 1973, au cours desquels les agressions racistes sont les plus nombreuses, sont des moments de mobilisation intense, et autonome. Portée notamment par le MTA, qui présente un candidat aux élections présidentielles de 1974, l’immigration devient une question de société. Le sujet du vote des immigrés est posé, notamment lors du premier congrès des travailleurs étrangers à Marseille en 1974. La violence policière contre les manifestations immigrées et la découverte en avril 1975 du centre de détention clandestin d’Arenc, à la gare maritime de Marseille, choquent l’opinion. Dès lors, le Parti socialiste, soucieux de se distinguer de l’attitude de la SFIO au cours de la guerre d’Algérie, s’ouvre davantage à la question immigrée et se prononce par exemple en faveur de la liberté d’association des intéressés. Daniel Gordon montre surtout le rôle du PSU, qui met notamment en place une commission immigration après les grèves de la faim du XXe arrondissement et s’engage contre la circulaire Marcellin-Fontanet, qui lie l’attribution d’une carte de séjour à la possession d’un permis de travail. Le PSU défend par ailleurs le droit des immigrés à l’enseignement dans leur propre langue et à la pratique de leurs traditions culturelles et religieuses. Dans une analyse nuancée, Gordon évoque aussi l’attitude plus ambivalente du parti communiste et de la CGT : il semble bien difficile de concilier les idéaux internationalistes et les problèmes de concurrence économique posés par la main d’œuvre étrangère. Le malaise culminera lors de la décision prise par la mairie communiste d’Ivry-sur-Seine, de détruire en 1980, avec des bulldozers, des logements d’immigrés maliens.
Si l’arrivée de la gauche au pouvoir au printemps 1981 s’accompagne de mesures libérales dans le domaine de l’immigration, l’été suivant voit l’explosion de violences dans la banlieue lyonnaise des Minguettes. Le nouveau pouvoir peine à saisir les aspirations d’une jeunesse qui n’a aucune attirance pour le monde de l’usine de ses parents. Elle peine plus généralement à comprendre les enjeux liés l’immigration au moment où se met en place l’équation immigration = insécurité portée par l’extrême droite. Même à gauche, la doxa républicaine de l’intégration retrouve de sa vigueur. Ainsi peut-on finalement voir l’année 1983 comme la véritable fin des idéaux de 1968. Avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme partie de Lyon et accueillie à Paris le 3 décembre 1983 par 100 000 personnes, une nouvelle ère s’ouvre dans l’histoire française de l’antiracisme.
En faisant démarrer son enquête sur l’antiracisme en 1968, Daniel Gordon propose une périodisation qui n’est pas sans mérites. L’auteur nous convainc fort bien que la contestation de 1968 constitue le moment charnière d’une irruption décisive des immigrés sur la scène politique et sociale française. Or, les questions de l’intégration et de l’antiracisme ont été posées bien antérieurement : elles irriguent les années 1930 et celles de l’immédiat après-guerre, portées par des organisations comme la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), le Centre d’action et de défense des immigrés (CADI) ou encore le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP). Il existe de multiples débats sur ces sujets et un activisme antiraciste fait sentir ses effets jusqu’au sommet de l’État. Cet activisme a aussi un contexte international, avec l’engagement de l’UNESCO sur le terrain de la lutte contre le racisme à partir des années 1950, et la réflexion et les actions qu’elle suscite, notamment en matière éducative. L’auteur aurait pu, de ce point de vue, davantage s’attarder sur des prémices, des filiations et des contextes qui annoncent à bien des égards des dynamiques ultérieures.
La définition de l’antiracisme par l’auteur est de fait assez implicite : elle semble circonscrite à l’intérêt porté au sort de l’immigré. Gordon ne s’attarde pas sur l’argumentaire antiraciste, les éventuelles catégorisations raciales, l’héritage et le bagage théorique qui sont ceux des militants. Parallèlement, on peut regretter l’absence d’une étude sur les expressions anti-immigrées, sur la variété des discours de rejet de la présence étrangère. Il manque ici un panorama des racismes qui travaillent la société française, notamment ceux émanant des formations d’extrême droite.
Mais Gordon administre une utile piqûre de rappel à ceux qui pensent pouvoir faire démarrer la conscience collective des immigrés à la Marche de 1983. Il montre bien que les actions antiracistes d’aujourd’hui sont pour partie les héritières d’une histoire plus ancienne, que l’on aurait tort d’oublier. Sur ce terrain, il estime que 1968 a laissé plus d’une marque, même s’il est vrai que le paysage antiraciste s’est considérablement morcelé et éloigné des idéaux universalistes portés par les gauchistes, finalement plus soucieux de lutte anti-impérialiste que de « droit à la différence ». Il nous rappelle enfin que la question de l’antiracisme demeure un champ historique encore trop peu questionné. Son analyse est stimulante pour l’ensemble des questions qu’elle soulève en résonance directe avec des débats actuels, hélas phagocytés par des motivations politiques à courte vue. Il revient donc une fois de plus à un chercheur étranger de titiller avec profit la mémoire hexagonale et d’apporter une contribution précieuse aux préoccupations du temps présent, une contribution dont on peut souhaiter qu’elle fasse l’objet d’une traduction française.