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Recension Histoire

Les « ambiguïtés » d’Irène Némirovsky

À propos de : A. Kershaw, Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war France, Routledge.


par Olivier Philipponnat , le 22 décembre 2009


Réadmise au patrimoine littéraire à la faveur du succès international de Suite française (2004), l’œuvre d’Irène Némirovsky offre sur le paysage intellectuel de l’entre-deux-guerres des éclairages uniques – notamment sur la crise du roman, le nouveau « mal du siècle » et la renaissance juive dans les lettres. Mais le récent ouvrage que lui consacre Angela Kershaw montre toute la difficulté qu’il y a à lire et à comprendre une œuvre dont la Shoah a modifié la perception.

Recensé : Angela Kershaw, Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter-war France, New York/Oxon, Routledge, 2009, 234 p.

Après la résurrection éditoriale, l’émoi médiatique, la diffusion mondiale, la quête biographique et les inévitables controverses, le temps semble venu des études némirovskyennes, avec ce qu’elles supposent de flegme et de minutie universitaires, mais aussi de suggestions et d’interprétations. Cette tendance contribue à nourrir le complexe littéraire qu’est devenue l’œuvre plusieurs fois découverte, commentée, louée et discutée d’Irène Némirovsky (1903-1942), qui ne sera pas oubliée deux fois.

C’est ainsi qu’en 2006 Martina Stermberger [1] a pu étudier, d’un ton volontiers psychanalytique, quelques-unes des « étrangetés » dont cette œuvre présente les symptômes et rendre compte de fantasmes troublants pour le lecteur moderne, au nombre desquels plusieurs « clichés » problématiques, rangés depuis au magasin des accessoires antisémites. Non seulement il convenait d’en comprendre la fonction – expression métaphorique d’une aversion pour le sang maternel ? – et l’évolution, sous la plume d’un écrivain qui professait son apolitisme et ne cachait pas plus sa judéité qu’elle ne l’exhibait, mais – et c’est l’un des nombreux mérites d’Angela Kershaw, senior lecturer à l’université de Birmingham – il fallait montrer que le « cliché », dans toutes ses dimensions, fut l’un des outils favoris d’Irène Némirovsky, a fortiori après qu’elle en eut découvert, malgré elle, les effets dévastateurs.

« Intéresser les gens »

Fondée sur un travail documentaire et comparatif sans équivalent, faisant surgir des apparentements inattendus, l’étude d’Angela Kershaw décrit l’inscription d’Irène Némirovsky, exilée russe installée à Paris en 1919, dans le paysage littéraire de l’entre-deux-guerres, et les multiples reflets de celui-ci dans son œuvre, à l’aide d’outils de compréhension sociologique tels que l’analyse des « champs de production » de Pierre Bourdieu [2]. Particulièrement convaincant, à cet égard, est l’examen des premiers romans, dont apparaît la perméabilité aux débats esthétiques qui agitaient les années 1920. Non seulement Irène Némirovsky multiplie les allusions aux auteurs de la génération précédente – Loti, Bourget, Daudet, mais aussi Maupassant et Barrès –, tâchant d’installer un climat familier au lecteur français, mais un « conte » comme L’Enfant génial, écrit en 1923, vibrant d’échos des Nouvelles Pages de critiques et de doctrine de Paul Bourget (1922), illustre la querelle faite aux « mauvais maîtres » de la nouvelle Sorbonne, soupçonnés de sacrifier au comparatisme de Ferdinand Baldensperger (qui fut le professeur d’Irène Némirovsky). Ne prétendra-t-elle pas couler un contenu slave dans une forme française ?

C’est l’autre aspect, paradoxal, de cette acclimatation : ayant vécu en Ukraine, en Crimée, à Saint-Pétersbourg, Irène Némirovsky sacrifie sans désemparer aux canons de la « mode russe », popularisée en France par Kessel et Carco. « Elle était idéalement placée pour “emballer” la Russie et la vendre aux lecteurs français en termes qu’ils pouvaient reconnaître et admettre », écrit Angela Kershaw. Il faut y voir un effet des périodiques où commence à publier cet écrivain précoce, fille de parvenus élevée hors des cercles intellectuels : Fantasio, Le Matin, Les Œuvres libres, feuilles populaires ou de grande diffusion, qui ne l’orientent pas vers les « champs de production restreinte » du type NRF.

De la même façon, dès L’Enfant génial et Le Malentendu (1926), on la voit recopier sur les Juifs, de façon aussi mécanique qu’adventice, des stéréotypes éventés. Angela Kershaw appelle « fausses images » ces clichés grotesques, pittoresques, voire complaisants dans le sens où ils visent à « trouver » le lecteur français. Comment ne pas s’expliquer ce vif désir, chez une jeune apatride que sa mère n’a pas aimée, d’être lue, appréciée, assimilée ! Du Vin de solitude, son « autobiographie déguisée », elle dira en 1935 : « Ce livre-là n’a pas été écrit pour ceux qui, au sein d’une famille unie et heureuse, se forgent une solitude imaginaire, ni pour ceux dont les premières années ont été entourées de soin et de tendresse… » Jusqu’en 1940 et 1941, dans les romans-cycles que sont Les Biens de ce monde et Les Feux de l’automne, elle reproduira d’autres stéréotypes, ceux-là liés au caractère français – patriotisme féminisé, esprit de famille et de sacrifice –, tout en portant sur la Grande Guerre, qu’elle n’a pas connue, le regard de Loti ou de Romain Rolland.

Ce soin à répondre aux attentes du public est alors un fait nouveau, perçu par Thibaudet dans son Histoire de la littérature française (1936). Il convient au talent de Némirovsky : « Le storytelling, pas le prosélytisme », résume Angela Kershaw. Même en 1942, subtilisée à son lectorat par la législation antijuive qui prive ses œuvres de débouchés, Irène Némirovsky continue de penser en termes de réception, écrivant en marge de son manuscrit : « Tâcher de faire le plus possible de choses, de débats qui peuvent intéresser les gens en 1952 ou 2052. » On s’est demandé ce qui faisait le caractère exceptionnel de Suite française : c’est peut-être qu’il a été écrit pour les lecteurs de la décennie ou du siècle suivant, ceux de 1942 étant inaccessibles. C’est aussi que Suite française, dont elle devinait qu’il serait posthume, s’autorise une audacieuse synthèse esthétique entre deux manières qu’elle n’avait jamais songé à fusionner : celles du roman-cycle et de la nouvelle, cette « porte entrouverte un instant sur une maison inconnue et refermée aussitôt » (La Vie de Tchekhov).

« Refus du jugement narratif »

Pour autant, Irène Némirovsky était-elle dupe des stéréotypes dont son œuvre fait grand usage ? À partir du milieu des années 1930, au contraire, elle joue de leur fausseté, prend ses personnages et ses lecteurs à contrepied en les leur attribuant : s’y reconnaîtront-ils encore ? « Vous ne trouvez pas qu’elle a quelque chose de dostoïevskien ? », dira de l’émigrée Ada un personnage des Chiens et les Loups (1940). Ce retournement est bien décrit par Angela Kershaw : consciente de vendre de l’« âme slave » ou de l’« inassimilabilité » juive, Némirovsky, au risque de la méprise, défie les réflexes conditionnés du consommateur de littérature. On trouve dans ses journaux de travail des exclamations telles que : « Je vais certainement me faire engueuler encore en parlant des Juifs en ce moment, mais bah !… » Autant de signes que ses « ambiguïtés » n’ont rien de lapsus, mais résultent d’un risque calculé.

Sur cette question, Angela Kershaw rappelle quelques vérités opportunes. Tout d’abord, l’ambiguïté est la dernière qualité de l’idéologie. « Ni réaliste ni idéaliste », Némirovsky ne pose aucun jugement sur ses personnages, eux-mêmes ballotés entre des clichés contraires, d’où l’éventail infini de la réception de David Golder en 1930. Procédé systématisé dans Les Chiens et les Loups, dont les personnages complexes, ni russes, ni juifs, ni français, ni chrétiens, mais tout à la fois, illustrent le caractère variable et inopérant de la notion d’identité (en 1939, Irène Némirovsky n’est ni russe ni française et elle s’est convertie au catholicisme) et montrent un « relativisme racial » inconvenant à la veille de l’Occupation.

Les malentendus liés à la présence de stéréotypes dans l’œuvre de Némirovsky, martèle Angela Kershaw, sont un effet indésirable de sa réception, non de sa production. Dès janvier 1930, le Réveil juif déplore, en termes révélateurs, non que David Golder soit un pandémonium de « Juifs odieux », mais que « ce tableau des Juifs “rois de l’or ou du pétrole” agrée aux nombreux antisémites [3] » – ce qui est tout autre chose. Le « refus du jugement narratif », ici comme dans toute son œuvre, est parfois regardé comme une coupable neutralité – il est, du reste, le gage de son atemporalité, puisqu’il lui vaut aujourd’hui comme hier des procès indécis.

Devoir de renommée

Les mésaventures de la réception némirovskyenne sont l’autre sujet d’Angela Kershaw. Il n’est pas courant dans l’histoire littéraire qu’un même auteur passe deux fois de l’anonymat à la notoriété universelle, à plus de soixante-dix ans d’intervalle, dans un contexte historique et socioculturel entièrement autre.

En 1930, l’artisan de la première révélation, Bernard Grasset, compare Némirovsky à Balzac, annonce un « chef-d’œuvre » et orchestre autour de David Golder une « circularité critique », sommant les journaux de se prononcer et de se corriger les uns les autres. On discute de savoir si Némirovsky est un auteur russe ou français, si son style est féminin ou masculin, s’il appartenait à une Juive, fille de banquier de surcroît, d’écrire une « satire sociale acerbe » des milieux d’affaires. De sorte que ce concert de louanges et de surenchères – processus de « mythologisation » –, bientôt suspect, provoque dans un second temps une série de mises en cause, par réflexe de ne pas s’en laisser conter. On accuse Grasset d’avoir truqué la vérité (l’annonce passée dans la presse pour retrouver l’auteur du manuscrit) et l’on soupçonne l’auteur de David Golder d’avoir caché un roman à thèse, trahi par des clichés éprouvés. Or David Golder n’est pas « une anticipation des crises des années 1930 », mais « une réponse littéraire à la crise du roman des années 1920 », c’est-à-dire une œuvre brutale, où s’exprime la subjectivité des personnages. Dès cette époque, l’œuvre d’Irène Némirovsky est lue à contretemps.

Mêmes causes et mêmes effets en 2004. Comme Bernard Grasset jadis, l’éditeur de Suite française se déclare abasourdi par une illusio (au sens de Bourdieu, une aveuglante révélation) ; un chef-d’œuvre consensuel est annoncé ; un « pan à vif de notre mémoire » (selon la quatrième de couverture) nous est rendu. « Mémoire », ce mot d’ordre fait injonction : Suite française cesse d’être un roman, c’est un témoignage miraculeusement repris à la Shoah. La suspicion naît aussitôt : Josyane Savigneau, dans Le Monde, évoque une « opération de marketing déguisée en devoir de mémoire », c’est-à-dire une escroquerie. Il ne faudra plus longtemps pour s’aviser que Suite française « cache » d’autres livres et prétendre exhumer David Golder. Némirovsky a failli à sa réputation, son icône ne coïncide plus avec l’image médiatique. Elle devient trouble. On s’aperçoit que Suite française, où règne toujours le « refus du jugement narratif », n’est pas le « digest de l’Occupation [4] » que l’on aurait souhaité. Certains paraissent surpris que ce livre, écrit avant les premiers trains de déportés, ne fasse nulle mention des persécutions antijuives. Irène Némirovsky a trahi ses promesses symboliques. Elle a dupé sa réception.

Haine de soi ?

Dans une tentative maladroite de prolonger la « mythologisation » de Suite française, les mots « haine de soi » et quelques autres, dans les éditions anglo-saxonnes, ont été retranchés de la préface de Myriam Anissimov, l’un des « découvreurs » de Suite française. Il est vrai qu’ils ne convenaient pas : non seulement Irène Némirovsky n’était pas de culture judaïque, mais Theodor Lessing, inventeur de la notion de « haine juive de soi » (1930), entendait observer d’un point de vue juif un « thème qui n’est absolument pas propre aux seuls Juifs » mais qui, « au contraire, intéresse l’ensemble du genre humain [5] » – ce que Sartre appellera l’« inauthenticité » dans ses Réflexions.

Il n’en reste pas moins que cette intervention éditoriale a paru confirmer une manœuvre de la political correctness et renforcé les suspicions. C’est aux États-Unis qu’elles ont été formulées le plus vertement, par ceux qu’Élisabeth Roudinesco, dans son récent Retour sur la question juive [6], appelle les « inquisiteurs », prompts à débusquer l’antisémitisme où il n’est pas, ou pas vraiment, ou pas du tout. Il n’a pas été tenu compte du fait que, à l’inverse des auteurs de la « renaissance juive » dont c’est la matière même – Albert Cohen, Armand Lunel, André Spire, Jacob Lévy, Edmond Fleg, ou encore les romans populaires de Sarah Lévy, Ô mon goye (1929) et Ma chère France (1930), également problématiques –, le « thème juif » n’est souvent chez Némirovsky qu’un décor ou la métaphore de sujets tels que la solitude, le regret de l’enfance, le déracinement ou la quête de respectabilité.

Angela Kershaw dresse le bilan de ces accusations biaisées et autres « critiques éthiques inappropriées », qui relevaient moins de l’analyse que du dépit amoureux : la mariée était trop belle, fallait-il pour autant l’enlaidir ? Ces mises au ban ont culminé avec la publication dans The New Republic d’un article vengeur, proche de la diatribe. Suite française y est qualifié de « fraude » et son auteur de « définition même de la haine juive de soi ». À l’origine de cette démystification, la déception de ne pas avoir lu le livre espéré : « Un authentique document, une relique miraculeusement sauvée des cendres de la grande catastrophe, aussi poignant et prophétique que le Journal d’Anne Frank auquel on l’a souvent et absurdement comparé [7] ».

De nos jours comme en 1930, Irène Némirovsky est donc moins victime de ses ambiguïtés que d’une erreur de réception et, sans doute, d’une médiatisation spectaculaire. Pour résumer la thèse d’Angela Kershaw, nous dirons qu’elle écrivait pour le plus grand nombre ce que ne pouvait lire que le plus petit. L’attribution du prix Renaudot à titre posthume, la publication d’inédits, de ce seul point de vue, n’ont rien arrangé, car c’était la placer sur un pied d’égalité avec des auteurs vivants et infiniment plus prudents, puisque instruits de la Shoah. D’où le titre choisi par Angela Kershaw, Before Auschwitz, qui plaide en faveur d’« une lecture de la production culturelle qui s’efforce d’éviter l’“Histoire apocalyptique” » et, suivant Michael André Bernstein, recommande de dresser des « perspectives latérales » (sideshadowing) plutôt que « rétrospectives » (backshadowing) [8] . Ce que Primo Levi, dans son dernier livre, expliquait plus simplement : « Il faut se garder de l’erreur qui consiste à juger des époques et des lieux éloignés avec le mètre en vigueur ici et maintenant [9] ». Hélas, il est commun de croire qu’il fallait être aveugle ou complice pour ne pas anticiper la Shoah. En histoire littéraire comme au cinéma, les travellings sont décidément affaire de morale.

par Olivier Philipponnat, le 22 décembre 2009

Pour citer cet article :

Olivier Philipponnat, « Les « ambiguïtés » d’Irène Némirovsky », La Vie des idées , 22 décembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-ambiguites-d-Irene-Nemirovsky

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Notes

[1Martina Stermberger, Irène Némirovsky : Phantasmagorien der Fremdheit, Wützberg, Königshausen and Neumann, 2006.

[2Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.

[3I.-R. See, «  Un chef-d’œuvre  ?…  », Réveil juif, 31 janvier 1930.

[4Cf. Alice Kaplan, «  La zone grise  », The Nation, 3 avril 2008.

[5Theodor Lessing, La Haine de soi, le refus d’être juif, Berg International, 1990, p. 34. Non cité par Angela Kershaw, qui renvoie à l’étude de Sander Gilman (Jewish Self-Hatred : Anti-Semitism and the Hidden Language of the Jews, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986).

[6Albin Michel, 2009.

[7Ruth Franklin, «  Scandale française : The Nasty Truth about a New Literary Heroine  », The New Republic, 30 janvier 2008.

[8Michael André Bernstein, Foregone Conclusions : Against Apocalyptic History, Berkeley, University of California Press, 1994.

[9Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Gallimard, 1989, coll. «  Arcades  », p. 162.

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