Recensé : Annie Jourdan, La Révolution batave. Entre la France et l’Amérique (1795-1806), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, 483 p.
Ravalée au rang d’article d’importation, la Révolution batave a souffert et souffre encore, selon l’historienne Annie Jourdan, professeure associée à l’université d’Amsterdam, d’un manque de reconnaissance. On la croit, à l’image stéréotypée des Pays-Bas actuels, modérée et consensuelle, quand elle peut s’avérer radicale et stigmatisante. Trop souvent regardée par le prisme de concepts sommaires empruntés à la Révolution française et commodément superposés aux réalités néerlandaises, la Révolution batave fut ainsi privée de son existence propre et de ses logiques internes. Renationaliser cette révolution et lui rendre ses lettres d’autochtonie, voilà ce à quoi s’attelle Annie Jourdan dans ce livre épais (450 pages de texte), solidement bâti et joliment illustré.
Histoire néerlandaise, histoire atlantique
C’est sans aucun doute à un livre d’histoire politique que nous avons affaire ici, et peut-être même d’histoire de la philosophie politique, ce dont l’ambivalence du titre témoigne bien. Annie Jourdan s’y intéresse en effet bien moins au régime de la République batave, qui succéda en 1795 aux Provinces-Unies avant de devenir en 1806 un éphémère royaume de Hollande, qu’à la dynamique politique révolutionnaire qui fut tout à la fois son moteur et son produit. Mais une révolution se laisse difficilement enfermée dans les strictes bornes chronologiques d’un régime, et l’auteure n’hésite pas à s’affranchir fréquemment de celles-ci dans le corps du texte. En amont, pour retrouver la généalogie du mouvement révolutionnaire, notamment en arpentant la décennie 1780, celle des “patriotes”, et de manière plus générale l’ensemble du siècle des Lumières (ce qui constitue l’objet particulier des deux premiers chapitres), ainsi qu’en aval, et ce pour suivre du regard quelques débats encore en cours sous le règne du roi Louis de 1806 à 1810.
Prenant sa source dans l’histoire occidentale et néerlandaise du XVIIIe siècle, le mouvement révolutionnaire néerlandais dessina son propre chemin à travers les régimes politiques successifs et les influences étrangères concurrentes, s’appropriant à sa manière les principaux débats qui agitaient alors la philosophie politique : droits naturels et droits de l’homme, équilibre constitutionnel, codification juridique, éducation des citoyens, etc. Autant de questions qui fournissent à Annie Jourdan matière à des chapitres thématiques qu’elle construit en recourant abondamment aux débats parlementaires, articles de presse et publications de toutes sortes. Tout cela pour mettre au jour « l’imaginaire politique batave et son appréhension du républicanisme, de la démocratie représentative et de la société qui va de pair, avec en contrepoint les révolutions américaine et française » (p. 103).
Et c’est peu dire en effet que de parler ici de contrepoint tant la démonstration de l’auteure fourmille de références croisées à ces deux autres révolutions. Remettant en permanence l’histoire néerlandaise en perspective avec celle des sociétés occidentales de cette époque, l’auteure révèle les caractères partagés et les dissonances nationales, confrontant le lecteur, à chaque page ou presque, au difficile débat qui entoure depuis cinquante ans la question de l’existence d’une « Révolution atlantique » qui associerait dans un même mouvement l’ensemble des révolutions qui éclatèrent à cette époque des deux côtés de l’océan. Ce-faisant, Annie Jourdan revient par la même occasion sur un dossier auquel elle s’était déjà attaquée dans un livre publié il y a quelques années (La Révolution, une exception française ?, Flammarion, 2004), mais cette fois-ci pour en écrire une page qui, pour être spécifiquement néerlandaise, n’en perd cependant jamais de vue les autres révolutions du tournant des XVIIIe et XIXe siècles.
S’interrogeant naturellement sur la diffusion de pratiques, d’idées ou de modèles, l’auteure répond avec prudence en avançant que « les révolutionnaires néerlandais n’entendent pas emprunter » (p. 121), « aussi est-il bien difficile de parler ici de transferts. Plutôt de dialogues doublés de comparaisons qui font que tel ou tel mécanisme ou tel ou tel aménagement est accepté, modifié ou rejeté, mais aussi déformé » (p. 194). Ces inspirations complexes, qui poussent Annie Jourdan à souligner l’originalité politique batave, notamment sur le terrain religieux, sont loin par ailleurs d’être à sens unique, à en croire un texte publié à Amsterdam en 1784-1786 qui lance l’exhortation suivante aux “patriotes” néerlandais attentifs à la Révolution américaine : « Suivons l’exemple des États-Unis qui, quant à eux, ont suivi les traces de nos ancêtres » (cité p. 59). Que la chose soit assez inexacte importe moins au fond que le processus de construction de soi à travers l’autre.
Un radicalisme revendiqué
Approchant également les réalités authentiquement radicales de la Révolution batave (notamment en matière de contrôle des représentants), Annie Jourdan se confronte avec détermination à une historiographie qu’elle juge trop complaisante, nourrie des préjugés de chercheurs néerlandais soucieux de rejeter dans l’ombre les aspects violents et/ou démocrates de cette époque, et de chercheurs français avides d’annexer à l’histoire de leur « Grande Nation » tous les développements révolutionnaires périphériques. Or, pour l’auteure, rien ne sert de convoquer le mythe du « jacobinisme » français pour expliquer une radicalité révolutionnaire qui se comprend parfaitement une fois replacée dans la trajectoire d’une histoire nationale nettement moins modérée que l’image d’Épinal veut bien la transmettre. Comme elle l’affirme avec force, « le radicalisme batave existe bel et bien » (p. 428).
Cette idée, présente tout au long du livre, prend véritablement corps dans le dernier chapitre, consacré tout entier à la vie politique à Amsterdam au cours de cette période, et particulièrement à un étonnant activisme radical ici mis en valeur au travers de la presse, des sociétés populaires et des différentes manifestations qui émaillèrent alors la vie de la cité, révélant par la même occasion des équilibres locaux particulièrement intéressants. Nous n’en prendrons ici pour exemple que le surprenant revirement du printemps 1796. Alors que les pressions exercées sur la municipalité par un mouvement populaire animé principalement par les canonniers de la garde nationale nourrissaient un climat de tensions et de troubles, le gouvernement central appelé à l’aide par la première ville de la République crut bon de se tourner vers l’armée française stationnant dans le pays et sollicita son intervention afin de rétablir l’ordre. La mesure produisit son effet puisque le calme revint aussitôt, mais en quelque sorte à front renversé puisque loin de provoquer la soumission du mouvement populaire à la municipalité, la mesure suscita au contraire l’union sacrée des deux, associés dans une résistance commune à l’ingérence étrangère armée au sein d’une cité qui se vivait comme une communauté politique autonome. S’ils s’entre-déchiraient, les Bataves ne souhaitaient cependant pas pour autant voir les Français se mêler de trop près de leurs affaires, et c’est ainsi que doivent se comprendre également les deux coups de force de janvier et juin 1798 qui virent les institutions de la jeune République bousculées par les Bataves eux-mêmes, en la matière bien davantage déterminés par des considérations politiques nationales que par l’influence de représentants de la République française au rôle relativement mineur.
L’auteure retrouve le radicalisme dans la politique scolaire mise en place qui, loin de se borner aux discours ambitieux et aux réalisations élitistes à l’œuvre selon elle en France ou aux États-Unis, accorda une attention toute particulière à l’école primaire, suscitant l’admiration de beaucoup et l’imitation par certains. Cette incontestable réussite du modèle néerlandais d’éducation, inscrit dans le droit fil des réflexions sur ce sujet dans les Provinces-Unies des Lumières, constitue à n’en pas douter l’une des principales réalisations, à la fois sociale et nationale, de ces hommes politiques des années 1796-1801 qu’Annie Jourdan baptise du nom audacieux de « pères fondateurs de la démocratie néerlandaise » (p. 102), à l’héritage aujourd’hui bien méconnu au sein même de leur propre pays.
Il faut dire, et l’auteure ne le dissimule pas, que pour radicale qu’elle a pu être sur certains points, la Révolution batave le fut bien moins sur d’autres. Pour ne prendre qu’un exemple, la conception néerlandaise de la justice était loin d’être la plus avancée de l’époque, conservant châtiments corporels et magistrats professionnels. Fluctuant en fonction des domaines, ce radicalisme batave s’estompa également au fil du temps, et notamment à partir de 1801, annonçant un régime de plus en plus conservateur, marginalisant le peuple et revalorisant le vieux fédéralisme national, régime auquel, symbole parmi tous, l’ancien stadhouder appela ses fidèles à se rallier. Dès lors le lecteur éprouve le sentiment confus du glissement d’une République qui perd son âme révolutionnaire, laquelle s’éteint progressivement sous la monarchie de Louis (1806-1810) avant de succomber lors de la réunion du pays à la France, ordonnée par Napoléon en 1810.
Mais de cette période française, qu’Annie Jourdan entend limiter strictement au temps des départements hollandais (1810-1813), on ne saura pas grand chose puisque le livre ne fait que l’approcher de loin sans jamais vraiment l’intégrer à sa démonstration. C’est d’ailleurs là peut-être un des regrets que l’on pourrait formuler au terme de sa lecture : suspendre la réflexion aux changements de régime de 1806 et 1810, quand on aurait aimé que l’auteure nous en apprenne autant sur l’après-révolution qu’elle nous en avait appris sur l’avant-révolution. Autre regret, plus formel celui-là, l’absence d’annexes : ni chronologie simplifiée, ni carte du pays, ni même d’index des noms, autant d’instruments bien utiles qui manquent à un lecteur parfois un peu perdu dans les dates, les lieux et les acteurs. À la place, dira-t-on, celui-ci y a gagné une abondante bibliographie trilingue (français, anglais, néerlandais) de plus de vingt pages qui s’avérera un précieux outil de travail et aiguillon de curiosité. Cela ne fait d’ailleurs qu’accroître la valeur d’un ouvrage et le talent d’une auteure qui, en nous permettant d’accéder à la recherche néerlandaise la plus actuelle, nous offre le plus bel exemple de cette fonction de passeur culturel et intellectuel qui occupe tant Annie Jourdan.