Cet article se propose de situer le mouvement connu comme 15M [15 mai 2011 ou mouvement des Indignés] dans le débat sur le rôle des mouvements sociaux comme agents de démocratisation (dans le sens d’avancée et de perfectionnement de la démocratie). Notre propos est d’intégrer à la discussion ouverte dans ce dossier les résultats des recherches qui, depuis le champ des mouvements sociaux, ont analysé les pratiques de démocratie délibérative au sein du mouvement pour une justice globale apparu à la fin du XXe siècle. En nous concentrant sur ce qui s’est produit à Madrid, nous nous demanderons de quelle manière le mouvement 15M se relie à ces pratiques.
Mouvements et partis
Le mouvement du 15M a été traité sous différentes perspectives comme s’il s’agissait d’un parti politique. Depuis qu’il a fait irruption sur la scène politique espagnole, les médias ont cherché ses porte-parole pour les interviewer et les représentants politiques ont essayé d’identifier ses leaders et de les rencontrer. Une partie de l’opinion publique a demandé aux participants du 15M d’expliciter les points clés de leur programme (politique) et de les faire connaître afin qu’ils puissent être soumis au jugement de l’ensemble des citoyens. Cependant, le 15M n’a ni leaders ni programme. Il dispose certes de quelques porte-parole, mais ces derniers tournent de façon constante, dans une dynamique nouvelle à certains égards et qui a déconcerté les médias.
Quoi qu’il en soit, il semble nécessaire de souligner que le 15M n’est ni un parti politique, ni une organisation de quelque type que ce soit, mais un mouvement social. Les mouvements sociaux peuvent accueillir en leur sein des partis politiques (voir, par exemple, le mouvement écologiste et les partis verts). Le 15M ne le fait pas, et il ne semble pas qu’il aille le faire à l’avenir. Il intègre en revanche différentes organisations (par exemple, Democracia Real Ya, Juventud Sin Futuro et ATTAC España, parmi tant d’autres), à côté de nombreux autres groupes et d’activistes individuels. Cependant, aucun de ces acteurs ne revendique pour lui la représentation du mouvement, et ce dernier ne peut en aucun cas se réduire à eux. Le 15M est un phénomène plus vaste et plus complexe, construit en forme de réseau. À l’intérieur de ce dernier circulent des flux denses et informels d’interaction entre des acteurs qui partagent une identité collective (ils ont le sentiment d’appartenir a une communauté d’ « indignés ») et qui sont en rapport de conflit avec ceux qui, à leur avis, sont les responsables du problème social qu’ils dénoncent dans leurs protestations [1].
Les mouvements sociaux et les partis politiques sont des phénomènes distincts qui évoluent sur différents niveaux d’action. Les partis politiques agissent au niveau de la représentation d’intérêts alors que les mouvements sociaux « contribuent à redéfinir les coordonnées culturelles et politiques où se produit la représentation des intérêts » [2]. En ce sens, la critique déployée par les mouvements sociaux n’est pas simplement politique mais méta-politique [3]. C’est d’une certaine façon ce que rappelait Manuel Castells dans un article consacré au 15M, dans lequel il critiquait les tentatives pour canaliser l’énergie du mouvement à l’intérieur du système politique [4]. En ce sens, ses mots semblent répondre à ceux de Philip Pettit quand, dans l’article publié dans ce dossier, il demande au 15M de faire preuve de « sérieux en matière de projet institutionnel » et de faire entendre ses propositions de changement « à l’intérieur des partis politiques, au sein du parlement et lors des élections ». La vision qu’a Pettit des mouvements sociaux semble trop limitée et, en tout cas, circonscrite à la sphère institutionnelle. Les objectifs des mouvements vont au delà de la « remise en question des politiques du gouvernement », ou du remplacement des élites chargées de mettre en œuvre ces politiques. Ils posent la question « de transformations plus amples qui touchent aux priorités sociales, aux mécanismes de base par lesquels la société agit ». Ce sont des « canaux à travers lesquels se diffusent dans la société des concepts et des perspectives qui, sans cela, continueraient à être marginaux » [5]. Ils participent à l’élaboration de nouveaux « codes culturels », pour reprendre l’expression d’Alberto Melucci. Et ils le font, entre autres, par le biais de l’expérimentation.
La démocratie en mouvement
L’un des principaux objectifs (pour ne pas dire le principal) des mouvements sociaux a été le développement d’un nouveau concept de démocratie [6]. Les mouvements revendiquent la légitimité de modèles alternatifs à la démocratie parlementaire, sans avoir pour autant à défendre leur suprématie. En général, ils ne demandent pas l’abolition du système actuel des partis, mais ils cherchent à lui donner un plus ample contenu démocratique, tout en s’engageant aussi dans la création de sphères publiques alternatives et ouvertes où puissent être expérimentés d’autres modèles de démocratie. C’est sur ce terrain que semble également se situer le 15M. Une étude sur le profil des participants au mouvement — menée à Salamanque, mais qui est certainement extrapolable à d’autres villes— reflétait son caractère réformiste et non « rupturiste », même si les réformes qu’ils proposent tendent à introduire des changements généraux dans la façon d’organiser et de conduire la politique. [7]
Les nouveaux mouvements sociaux qui se sont développés pour l’essentiel en Europe durant les décennies 1970 et 1980 (le mouvement écologiste et celui des femmes, principalement) ont redonné vie en l’actualisant à un concept de démocratie directe qui, dans une certaine mesure, plongeait ses racines dans la tradition anarchiste. La démocratie directe fut érigée comme alternative aux modèles alors dominants : le concept libéral de démocratie et la démocratie organisée de type socialiste ou catholique. [8] Si le cycle de protestation qui prit son essor à la fin des années 1960 amena l’actualisation du concept de démocratie directe, la récente mobilisation transnationale pour une globalisation menée d’en bas a mis en pratique un nouveau concept de démocratie délibérative. Alors que le développement de la première avait été l’œuvre des nouveaux mouvements sociaux, les expériences de démocratie délibérative sont associées au récent mouvement pour une justice globale (connu aussi sous le nom d’altermondialisation).
Démocratie délibérative avec pouvoir décisionnaire
Donatella della Porta définit la démocratie délibérative (ou démocratie délibérative avec pouvoir décisionnaire) comme celle qui se manifeste quand, « sous certaines conditions d’égalité, d’inclusion et de transparence, un processus communicationnel basé sur la raison (la force d’un bon argument) est capable de transformer les préférences individuelles et d’atteindre des décisions visant au bien public. » [9] Le mouvement pour une justice globale ne s’est pas borné à discuter les principes de ce nouveau concept, mais il les a également mis en œuvre dans ses réseaux internes et dans le développement de processus de prise de décisions. Sous ce rapport, les activistes ont construit une « culture organisationnelle » basée sur les valeurs de diversité, de subjectivité, de transparence, de confrontation ouverte, tendant à la construction du consensus et à la « contamination idéologique » au delà du dogmatisme [10]. Cette culture repose sur un sentiment très fort de préfiguration, comprise comme une stratégie de changement social basée sur la continuité entre les moyens et les fins. Sa généalogie relie à nouveau les nouveaux mouvements sociaux à la tradition anarchiste puisque, même si la préfiguration ressemble à une invention de 1968, elle est aussi vieille que la théorie anarchiste moderne : Bakounine et ses partisans préconisaient l’avènement d’une société future dont l’ « embryon » devait être l’Internationale des Travailleurs. Et les projets constitutifs du mouvement anarchiste sur des terrains parallèles à l’associationnisme ouvrier, comme l’éducation, la culture et l’information, préfigurent également un modèle de société anti-autoritaire, libre et non-hiérarchisée comme celui que recherchent ses organisations, ses groupes et ses activistes [11].
Jusqu’à quel point le 15M se fait-il l’écho de la culture organisationnelle basée sur la démocratie délibérative ? Un coup d’œil sur ses pratiques et ses discours semble révéler une profonde affinité avec ce modèle. Le cadre stratégique adopté par le mouvement a été celui de l’assemblée. La première assemblée s’est tenue la nuit même du 15 mai « avec l’idée principale de créer et de maintenir un campement permanent » (http://madrid.tomalaplaza.net/2011/05/16/). Depuis cette date, elles n’ont pas cessé, tant sur un plan général (dans le contexte madrilène : Asamblea General Sol et Asamblea Popular de Madrid) que dans des cadres plus concrets (quartiers et villages) et thématiques (chacune des commissions et groupes de travail). Le mécanisme de décision du mouvement se conforme à l’horizontalité de l’assemblée. Comme l’a signalé Eva Botella-Ordinas dans l’article qui ouvrait ce dossier, les assemblées sont une pratique démocratique étendue au sein des organisations et des centres sociaux autogérés qui, d’une certaine façon, ont produit le bouillon de culture du mouvement actuel. Ceux qui y participent se sentent égaux et partie prenante d’un projet partagé : « Une Assemblée est un espace de rencontre basé sur l’égalité, entre des personnes qui ont un objectif commun » [12] . Dans son déroulement, on recourt généralement à un langage inclusif, dont l’une des manifestations les plus visibles est l’emploi du genre féminin (par référence aux « personnes »). De fait, l’inclusion constitue l’une des valeurs qui ont défini le mouvement dès sa naissance :
« INCLUSION. La force de ce mouvement est que nous sommes nombreux et différents… Notre pluralité déborde toutes les étiquettes qu’on nous colle… Les espaces qui nous rendent forts, joyeux et actifs sont ceux que chacun peut ressentir comme propres. » [13]
L’inclusion (« absolue, de toute personne ») est le fondement qui préserve la subjectivité et la diversité à l’intérieur du mouvement. Il semble que cela soit aussi l’un des facteurs qui expliquent son large appui social, reçu dès son irruption sur la scène politique espagnole [14]. L’inclusion n’est pas cependant dépourvue de dangers, par exemple, en ce qu’elle génère une représentation trop vague du conflit qui peut rendre difficile la cohésion interne et le maintien de l’engagement des activistes sur le long terme. À côté de l’égalité et de l’inclusion, la transparence semble être un autre pilier fondamental du 15M. Il ne s’agit pas seulement d’une demande adressée à ses principaux adversaires (dans le système politique et économique), elle est devenue un de ses signes d’identité : il n’y a certainement pas de meilleure façon de rendre visible le processus délibératif que sur les places des quartiers, des villages et des villes. De plus, les commissions et les groupes de travail mettent en ligne l’information relative à leurs activités, accords et décisions pour qu’elle soit accessible à tous ceux qui voudraient les connaître (par exemple, pour ce qui est de Madrid, sur des pages comme http://madrid.tomalaplaza.net et http://actasmadrid.tomamaplaza.net, en plus des pages hébergées sur le réseau n-1).
Quoi qu’il en soit, les principes relevés jusqu’à présent (égalité, inclusion et transparence) étaient dans une plus ou moins grande mesure au cœur du modèle de démocratie directe et participative déployé par les nouveaux mouvements sociaux des décennies 1970 et 1980. La valeur ajoutée de la démocratie délibérative associée au mouvement pour une justice globale résiderait dans l’accent mis sur la transformation des préférences. De fait, la délibération est le mode d’interaction le plus favorable pour cette transformation. [15] Pour reprendre le raisonnement de Julien Talpin, la théorie de la démocratie délibérative répond sur ce point au paradigme du choix rationnel associé au modèle libéral de démocratie, qui conçoit cette dernière comme un mécanisme d’agrégation de préférences individuelles à travers le vote. [16] Dans le modèle libéral, les préférences individuelles sont sacrées et doivent être protégées de l’intervention de l’État. La théorie de la démocratie délibérative critique cette vision pour son réductionnisme (du point de vue formel) et pour son caractère problématique (du point de vue normatif). Concrètement, elle essaie de démonter trois illusions ou préjugés associés au modèle libéral : 1) les préférences ne sont ni autonomes ni libres mais elles se produisent dans un contexte spécifique ; 2) les préférences peuvent changer en fonction du contexte ; 3) l’agrégation des préférences que l’on suppose préétablies est un obstacle à la promotion de la justice sociale et du bien commun. En quelques mots, si chacun vote selon ses préférences individuelles et que celles-ci sont déterminées par des intérêts individuels, les décisions collectives ne peuvent pas tendre vers le bien commun. En revanche, l’objectif de la délibération serait la formation ou la découverte des préférences (réflexives) de chacun, et leur éventuelle transformation en vue du bien commun, à travers l’accès à l’information et un processus conscient d’apprentissage.
La transformation des préférences dans le 15M
Le mouvement 15M semble se faire également l’écho du principe de la transformation des préférences. Sa réflexion autour de la « pensée collective » et de l’ « écoute active » qui doivent guider la participation dans les assemblées en témoigne. Le Guide rapide pour la dynamisation des assemblées populaires [Guía rápida para la dinamización de asambleas populares] publié par acampadasol (31/05/2011, disponible sur http://madrid.tomalaplaza.net) dit à ce sujet :
La pensée collective est totalement opposée au système actuel qui fonctionne sur une pensée individualiste… Normalement, face à une décision, deux personnes ayant des idées opposées auront tendance à s’affronter et à défendre violemment leurs idées en ayant pour objectif de convaincre, de l’emporter ou, tout au plus, de parvenir à un compromis. L’objectif de la pensée collective est de construire. C’est-à-dire que deux personnes avec des idées différentes mettent leur énergie à construire quelque chose. Il ne s’agit pas alors de mon idée ou de la tienne. Ce sont les deux idées ensemble qui vont produire quelque chose de nouveau qu’a priori ni toi ni moi ne connaissions. C’est pour cela que l’écoute active au cours de laquelle nous ne sommes pas seulement en train de préparer notre réplique est absolument nécessaire. La pensée collective naît quand nous comprenons que toutes les opinions, les nôtres et celles qui sont différentes, toutes, sont nécessaires pour générer l’idée de consensus. Une idée qui, une fois construite, nous transforme indirectement.
[La pensée collective est] quelque chose comme le résultat de la synthèse des intelligences et des idées individuelles, non pas une somme éclectique, mais la synthèse. Les intelligences individuelles mises au service du bien commun, la création à partir de la différence, comprendre la différence comme un élément qui apporte de l’enrichissement à l’idée commune.
Pour que la transformation des préférences se produise, le processus délibératif doit être basé sur une communication de qualité. La formation de nouvelles préférences visant le bien commun se réalise au travers du débat et de la délibération, comprise comme une forme « dépassionnée, raisonnée et logique » de communication. [17] En ce sens, le mouvement du 15M utilise le contre-exemple de la démocratie représentative pour expliquer le processus participatif de prise de décision visant à atteindre le consensus dans les assemblées :
On cherche les meilleurs arguments pour prendre la décision le plus en accord avec les différentes opinions, et non pas des positionnements opposés, comme cela se produit quand on vote. Leur déroulement doit être pacifique, dans le respect de toutes les opinions, il faut laisser les préjugés et les idéologies à la maison… Il est important de garder une gestuelle calme afin de ne pas transmettre à l’assemblée des sentiments ou des affects personnels, nous rappellerons en toute circonstance la valeur d’un sourire dans des moments de tension ou de blocage [dans Guía rápida, cité plus haut].
Pour garantir la qualité de la communication et pratiquer la démocratie délibérative, le mouvement du 15M s’est doté d’une commission spécifique dite de « dynamisation des assemblées ». Ceux qui y participent font généralement partie des équipes tournantes de modérateurs et de facilitateurs qui veillent à la concentration et à l’impartialité du modérateur. De plus, la commission a diffusé différents documents (écrits et audiovisuels) qui tentent d’ « aider à matérialiser cette nouvelle façon de faire de la politique ». Ces documents précisent les rôles à tenir pour que les assemblées se déroulent de la façon la plus efficace possible : outre les modérateurs déjà mentionnés et les facilitateurs, on y décrit, par exemple, les fonctions des équipes chargées des outils matériels (depuis la préparation de couloirs pour que les participants puissent se déplacer dans l’espace des assemblées jusqu’à la sonorisation ou aux chaises pour les personnes à mobilité réduite), les tours de parole, les interprètes en langue des signes et la rédaction des comptes rendus. Ils montrent les acteurs, les espaces, les relations et les mécanismes du « modèle de structure assemblaire et de prise de décisions ».
Quoi de neuf dans le nouveau mouvement ?
Comme nous l’avons déjà signalé, le développement dans le domaine des mouvements sociaux des principes de la démocratie délibérative n’est pas quelque chose de nouveau. Nous pouvons en trouver des traces dans la mobilisation internationale de la fin des années 1960 et dans les mouvements sociaux qui la suivirent (et même avant, dans les pratiques associatives de la tradition anarchiste). Son amplification et son perfectionnement ont été en grande partie l’œuvre du mouvement pour une justice globale qui s’est mis en marche avec le changement de millénaire. Parvenus à ce point, il convient de se demander : qu’y a-t-il de neuf dans le mouvement 15M ? Qu’apporte-t-il au développement du modèle de démocratie délibérative ? Dans l’attente de recherches qui répondent de manière exhaustive à ces questions, nous aimerions souligner ici un point qui nous semble significatif.
En Espagne, le mouvement du 15M a inauguré une vague de protestations dont l’extension, la capacité mobilisatrice et la transversalité sont sans précédent dans l’histoire récente du pays. De plus, cette mobilisation s’inscrit dans un cycle de portée transnationale dont l’origine se situe en Afrique du Nord et au Moyen-Orient et qui, depuis, n’a cessé de s’étendre. Dans le cas espagnol, la diffusion transnationale de l’indignation s’est opérée dans un contexte politique émaillé de scandales de corruption et dominé par des mesures d’ajustement adoptées pour faire face à la crise économique. De nouvelles formes d’action sont apparues, que les récepteurs ont adaptées en fonction de leurs intérêts et traditions. Nous faisons référence à la « prise » des places. L’occupation de l’espace public n’est pas une invention des manifestants égyptiens, du Bahreïn ou espagnols mais, par contre, la façon dont chacun d’entre eux l’a occupé présente des traits nouveaux. Pour ce qui est du cas espagnol, et bien que acampadasol et les campements d’autres villes, villages et quartiers aient été levés, les indignés y reviennent de façon récurrente et y pratiquent un nouveau modèle de démocratie qu’ils essaient de perfectionner jour après jour, non sans de considérables efforts. « Prendre la place » n’est pas une occupation parmi d’autres, mais, répétons-le, un acte qui situe au centre de l’espace public l’expérimentation par le biais d’un processus participatif et délibératif de prise de décisions. En ce sens, le 15M a favorisé le transfert des pratiques délibératives depuis des enceintes plus ou moins limitées (par exemple, les campements, forums sociaux ou centres autogérés) vers les places, et c’est là que semble résider une différence importante.
Traduit de l’espagnol par Marie Cordoba.