Recensé : Pekka Hämäläinen, L’Empire Comanche, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, préface de Richard White. Toulouse, éditions Anacharsis, 2012, 599 p., 28 €.
Paru aux presses universitaires de Yale en 2008, le livre de Pekka Hämäläinen arrive en France auréolé de quelque onze prix prestigieux. Même aux États-Unis, où ces récompenses sont souvent indispensables à la visibilité d’un travail universitaire, le chiffre a de quoi faire des envieux. Hämäläinen, professeur d’histoire à l’Université de Californie à Santa Barbara puis à Oxford, formé aux universités d’Helsinki et du Nebraska, n’est d’ailleurs pas un candidat sans séduction pour de tels jurys : anglophone impeccable, il rédige un ouvrage qui correspond bien aux normes actuelles des collections historiques des presses universitaires américaines, soucieuses d’étendre leur public au delà du monde universitaire en abordant des thèmes qui entrent en résonnance avec des problèmes contemporains. Loin de se limiter à réviser l’histoire d’une tribu, son Empire comanche propose en effet une réécriture magistrale de tout un pan de l’histoire américaine ignorant les actuelles frontières nationales, à une époque de migrations de masse où celles-ci sont plus que jamais un enjeu. C’est tout particulièrement le cas du Sud-Ouest américain. Imprégné des recherches sur les zones-frontières qui ont particulièrement investi cette région et sont aujourd’hui fort en vogue, il en tire pleinement parti, en poussant jusqu’au bout, et de manière spectaculaire, les ambitions rénovatrices. Il révèle, avec de solides arguments mais aussi au prix de certaines pétitions de principes, l’emprise politique, économique, culturelle d’un peuple indien sur un territoire immense situé entre les Montagnes Rocheuses, la Platte River et le Rio Grande — et passée à peu près inaperçue des historiens. Dans cette zone d’influence que les Espagnols appellent la Comanchería, les puissances impériales européennes disparaissent ou sont contraintes, jusqu’au milieu du XIXe siècle, de se soumettre à des règles imposées par une puissante confédération indigène dominée par ceux que l’on a longtemps appelés les Seigneurs des Plaines, les Comanches.
La démarche d’Hämäläinen relève de ce qu’on appelle en anglais un revisionism. Il hérite cette posture et ce projet d’une génération antérieure d’historiens américains spécialistes des rapports entre indigènes et colons, comme en témoigne le fait qu’un de leurs chefs de file, Richard White, signe la préface française de l’ouvrage [1]. La « nouvelle histoire indienne » mais aussi environnementale écrite par ces rénovateurs s’était fixé comme objectif, à partir des années 1980, de redonner aux Indiens la place qu’ils méritaient dans un paysage universitaire américain où seuls les anthropologues et les historiens militaires semblaient s’intéresser à eux. Leur approche était portée par l’intérêt pour le militantisme indien des années 1960 et 1970 mais aussi par la prise en compte de problèmes aussi divers et complexes que la rationalité des acteurs, les contacts interraciaux et interculturels, la théorie de la dépendance, ou encore l’impact environnemental des changements qui suivirent l’arrivée des Européens aux Amériques. Ces auteurs ont repris, pour essayer de lui tordre le cou, le vieux thème de la Frontière qui avait fait la gloire de Frederick Jackson Turner, figure centrale de l’école historique américaine au tournant du vingtième siècle dont les idées ont dominé l’histoire de l’Ouest jusque dans les années 1960. L’histoire de l’Amérique du Nord avant l’Indépendance étatsunienne, en particulier, en est sortie bouleversée. Avant les New Indian Historians, le slogan de la Manifest Destiny conduisait souvent les historiens à penser l’expansion européenne sur le Continent comme inévitable, réduisant les Indiens aux rôles de victimes, héroïques, cruelles, et tragiques d’un destin joué d’avance. Les New Indian Historians montrèrent qu’il n’en était rien. Ils révélèrent dans les peuples indigènes de formidables adversaires, capables de s’adapter avec une surprenante rapidité aux modifications de leur environnement, et même d’influencer à leur tour les colons. Ils montraient que l’Europe avait plus changé la donne en Amérique du nord par ses maladies que par ses armes ou son commerce et que, somme toute, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la compétition entre empires européens avait laissé la place à de véritables puissances indigènes. Richard White, dans son Middle Ground [2], un livre en son temps aussi célébré que celui d’Hämäläinen aujourd’hui, montrait ainsi toute l’importance de la confédération iroquoise qui sut équilibrer les pressions anglaise et française pour dominer le Nord-est des États-Unis actuels et le Sud-est de ce qui est devenu le Canada. Hämäläinen s’est attaché à émuler ces prédécesseurs illustres, tout en s’efforçant de se défaire de certains de leurs travers. Son livre met en valeur les acquis du mouvement et tente, parfois maladroitement, d’en dépasser certaines des thèses les plus fameuses.
Un choix de société
Hämäläinen emprunte avant tout aux New Indian Historians leur éclectisme méthodologique et thématique, utilisant les ressources de l’ethnohistoire, de l’histoire environnementale, leur attention aux échelles, ainsi qu’aux relations de pouvoir et aux métissages culturels, en relisant pour cela une masse considérable d’archives et de sources primaires françaises, anglaises et espagnoles. Son innovation la plus visible consiste dans la périodisation qu’il adopte. Alors que la guerre d’Indépendance américaine ou, au mieux, la guerre anglo-américaine de 1812 servent encore le plus souvent de date butoir pour indiquer la fin de l’influence historique des indigènes, Hämäläinen ignore cette rupture et en montre l’inanité dans l’espace qui l’intéresse, le « Sud-ouest » américano-mexicain actuel. Cette approche l’amène à lire les sources européennes pour y chercher les traces d’une autre histoire que celle qu’elles veulent écrire, dominée par les seules actions des puissances colonisatrices. La destinée des Comanches enveloppe dans son livre un arc historique tout à fait inhabituel, puisqu’ils surgissent sur la scène historique à l’heure où les tribus de l’Est s’en retirent, vers le milieu du XVIIIe siècle, bien avant que se fassent connaître d’autres populations toutes aussi formidables, comme les Cheyennes ou les Lakotas (aussi appelés Sioux). L’itinéraire ainsi reconstitué est plus que celui d’une ascension et d’une chute, même si ce trope n’est jamais loin dans le récit d’Hämäläinen (p. 561). Attentif à la contingence historique, aux aléas qui affectent, comme tous les autres, les Comanches, il cherche avant tout à montrer que cette population a été pendant plus d’un siècle une véritable puissance, faisait jeu égal avec les Empires européens et prit plus d’une fois l’ascendant sur eux. Cet empire indigène-là n’était donc pas un produit indirect de l’arrivée des Européens ou un produit de leur faiblesse, mais bien une construction autonome.
Les historiens américains qui ont précédé Hämäläinen, faisant une lecture partiale des sources produites par les administrateurs et voyageurs européens, espagnols en particulier, ont souvent eu tendance à n’envisager que l’impact militaire des Comanches, réduit à des raids traduisant une sauvagerie innée ou, au mieux, une « éthique guerrière » (p. 536-7). Ce que montre au contraire l’auteur, c’est que la puissance militaire, indiscutable, des Comanches, n’est en fait que le symptôme d’un « système » (p. 475 sq.), qu’il reconstitue ainsi : apparenté aux Shoshones, les Comanches naissent au moment où ils adoptent le cheval et s’allient avec les Utes, peuple dominant dans les Plaines du Sud au début du XVIIIe siècle. Ce choix de société et cette alliance assurent la domination comanche. L’emploi du cheval pour la chasse au bison et la guerre, et son exploitation optimale dans un contexte écologique favorable, celui de la haute vallée de l’Arkansas, permettent en effet très vite aux Comanches de se singulariser parmi les nations indigènes. Dès les années 1720, ils pillent les territoires du nord de la Nouvelle-Espagne (futur Mexique), se spécialisant dans le vol de chevaux et l’enlèvement d’indiens aussi bien que de colons espagnols, qu’ils réduisent en esclavage ou rançonnent (rescate). Cette activité prédatrice va de pair avec une activité commerciale nécessaire autant que profitable. Enlevés au Texas, les biens volés sont revendus au Nouveau-Mexique, et vice-versa. Plus important encore, les Comanches les échangent avec les peuples indiens en contact avec les établissements français de la basse vallée du Mississippi : chevaux, mules et peaux servent à acheter produits agricoles indiens et produits manufacturés européens, en particulier des fusils. Il en résulte pour les Comanches une véritable prospérité.
Mieux, placés ainsi au centre d’un réseau commercial de plusieurs milliers de kilomètres de long, les Comanches s’imposent aux peuples indiens, confédération wichita, Osages, ou Apaches, par la diplomatie ou par la guerre. Les peuples européens, relégués à la périphérie de l’histoire, ne rencontrent quant à eux quelque succès que lorsqu’ils se montrent capables de jouer le jeu imposé par les Comanches. Toute paix est soumise au bon vouloir de ceux-ci, et payée de cadeaux coûteux. La Nouvelle-Espagne, qui manque cruellement d’argent, ne peut faire face à ces demandes répétées et doit accepter de voir ses territoires du nord périodiquement dévastés et réduits au statut de dépendances coloniales (p. 354) de la Comanchería. Il faut attendre 1785-1786 et les réformes des Bourbons pour que les Espagnols paraissent un moment reprendre le contrôle de la situation. Ils signent alors deux traités de paix avec les Comanches de l’Ouest et de l’Est, accordant concessions commerciales et cadeaux en échange d’une fragile cessation des hostilités. L’idée est la même que celle qui a longtemps fait le succès des Français dans le pays d’en haut décrit par Richard White : établir un terrain d’entente avec certains chefs, les rendre dépendants des biens européens, et les amener dans la sphère d’influence espagnole. Mais les Comanches ne jouent pas longtemps le jeu. Dès 1790, la paix est rompue.
Un impérialisme spontané ?
Le système comanche apparaît comme naturellement expansionniste Ni les indépendances américaine et mexicaine, ni la cession de la Louisiane par la France ne marquent donc des ruptures cruciales dans ce processus d’expansion séculaire : à l’aide de cartes éloquentes, l’auteur montre l’extension progressive du territoire comanche, et la profondeur de plus en plus grande de raids qui, dans les années 1840, s’arrêtent à deux cents kilomètres à peine de Mexico (p. 356). La faiblesse de l’établissement européen dans la région n’est pas la seule cause, négative, de cette expansion. Bien plus importants sont les facteurs internes : une démographie soutenue, appuyée sur la polygynie et l’assimilation des captifs dans la population comanche, l’utilisation intensive des ressources naturelles (eau, herbe, bison, cheval) et la quête de prestige (p. 428).
Cette exploitation d’un écosystème entraîne l’exploitation des populations environnantes. Il faut aux Comanches toujours plus de chevaux et de captifs, et toujours plus d’expéditions de pillage (p. 397-8 et 428), pour satisfaire leurs besoins et externaliser les tensions générées par leur adoption d’un « capitalisme embryonnaire » (p. 457-8). Rejetant une approche culturaliste qui ne verrait dans celles-ci que le seul produit d’une « éthique guerrière » ou de dynamiques de vengeance, Hämäläinen insiste sur leur profonde rationalité économique. Il ne passe pas non plus sous silence les effets destructeurs à long terme de cette fuite en avant écologique et militaire : la surexploitation des ressources naturelles, troupeaux de bisons trop chassés (notamment au vu des prélèvements effectués par d’autres peuples, indiens et européens) ou plaines surpâturées, entraîne à terme la mise en danger de tout le système. Mais l’auteur montre néanmoins la remarquable capacité d’adaptation des Comanches face à ces limites, qui les conduit à vendre aux Américains des peaux de bison puis, dans les années 1850, à adopter le bétail pour l’élever... ou le voler aux nombreux colons anglo-américains du Texas (devenu indépendant du Mexique en 1836). Le système comanche se révèle tout à fait capable de survivre à des crises majeures, qu’elles soient suscitées par les épidémies de variole d’origine européenne ou par l’arrivée de peuples indiens rejetés à l’Ouest du Mississippi par les colons anglo-américains.
Il faut attendre 1846-8 et la victoire américaine sur le Mexique pour que la situation change vraiment dans la région : l’afflux de colons américains et européens, les expéditions des Rangers texans entraînent un premier recul de la Comanchería (p. 459). Mais la guerre de Sécession offre bientôt un répit pour vingt ans. Les réserves dans lequel certains d’entre eux acceptent de se rendre sont intégrées dans le système économique des Comanches, alors qu’elles ont été pensées par l’État américain comme des centres d’assimilation. Un nouveau cycle de prospérité basée sur les vieilles recettes de pillage tire profit de la guerre de la Confédération puis de la défaite de celle-ci, qui laisse des millions de têtes de bétail à l’abandon. Ce n’est donc que sous une pression massive, à la fois écologique et militaire, suivi d’un véritable effondrement démographique dans le dernier tiers du XIXe siècle, que les Comanches finissent par céder.
Agency et empire indigène
Ce qui ressort d’abord de cette fresque, c’est la capacité d’action autonome des Comanches, l’agency qu’historiens et sociologues américains se sont efforcés de rendre, depuis les années 1980, à des sujets historiques trop souvent traités comme les personnages d’un récit écrit à l’avance. L’auteur situe cette capacité à la croisée d’une prise en compte des contraintes écologiques et d’une intelligence tactique, sinon stratégique, qui explique à la fois l’ampleur des succès comanches, leur capacité à rebondir, et la lenteur de leur effondrement. Quoi qu’il en dise, cela ne remet pas fondamentalement en cause la périodisation de l’histoire régionale, sur laquelle il est forcé de s’appuyer. Le tournant majeur est bien représenté par l’arrivée des Américains, aussi longue leur puissance soit-elle à se manifester. En revanche, on ne pourra plus, après son livre, considérer que les Comanches se contentent de s’établir dans une niche laissée là par la confrontation des Empires, un espace intermédiaire pour ainsi dire « en attente » des États-nations. Les Comanches évoluent dans un espace concurrentiel où, certes, les Européens ne sont pas nombreux, mais les Comanches eux-mêmes sont responsables de cet état de fait, qui n’a pas peu contribué à la facilité avec laquelle les Américains ont pu battre les Mexicains dans la région. C’est donc bien eux qui en sont les organisateurs. On est en droit de se demander, toutefois, si la responsabilité de cette situation leur revient à eux seuls ou à l’ensemble des nations indigènes, dont on a l’impression que Hämäläinen, emporté par son sujet, tend un peu trop à minimiser le rôle.
La violence, autre thème repris par les New Indian Historians, est également mise en avant par l’auteur (p. 407-10), qui se refuse à mettre trop l’accent sur les phénomènes de rencontre et de métissage abondamment décrits dans certains des ouvrages les plus marquants de l’historiographie des borderlands. Pas ou peu de middle ground (de compromis entre Indiens et non-Indiens) dans son livre (p. 222) : les Comanches sont trop puissants pour cela. Ici aussi, ce parti pris ne va pas sans excès, tant il a pour effet de marginaliser, au profit des Comanches, certains acteurs historiques aux identités moins claires que celles des peuples indiens comme les Comancheros métisses qui développent dans les territoires de la Nouvelle-Espagne une culture et une société prenant aux sphères indiennes comme européennes (p. 39 et 334-6). La critique de la notion de middle ground, bien que justifiée et déjà bien avancée avant la parution de L’Empire comanche, semble ici avoir été menée trop loin, restituant un univers où Comanche, Espagnols et autres ethnonymes apparaissent comme des entités ouvertes mais au fond très stables, alors que de nombreuses populations métisses semblent avoir évolué entre les deux, parfois avec profit.
Plus généralement, L’Empire comanche paraît contraint dans son argumentation par l’ampleur du travail accompli par ses prédécesseurs, expliquant certaines difficultés de positionnement : les Comanches apparaissent tantôt comme indépendants, tantôt comme liés à des réseaux de commerce transatlantiques, occupant une niche commerciale (p. 169) dans un système économique qui les dépasse. Le thème de la dépendance croissante des Indiens vis-à-vis des productions européennes, évoqué notamment par White dans Roots of Dependency à propos des Choctaws, des Pawnees et des Navajos, est donc malaisément évacué par Hämäläinen, même s’il montre bien que réduire la position économique des Comanches à cette seule position est un non-sens.
C’est le terme même d’empire, et l’inévitable association à l’idée de la chute qu’il porte en lui, tel l’Empire romain de Gibbon, qui fait problème. Pris comme une métaphore du pouvoir, il semble parfaitement approprié au type de domination exercé par les Comanches sur les Plaines du Sud : leur puissance militaire, reconnue et respectée par les observateurs européens, ne fait aucun doute, de même que leur efficacité diplomatique et commercial. Mais dès lors qu’il s’agit de passer de la métaphore à une définition plus positive, la démonstration patine. Les Comanches sont tantôt une coalition (p. 26), une nation (p. 437) ; un empire exceptionnel (p. 24), ou un empire indigène comme les autres (p. 33) ; leur « politique impériale » apparaît comme à la fois « planifiée, synchronisée et volontaire » (p. 38) et comme inconsciente (p. 549) ; mis en œuvre par « un corps politique structuré et centralisé » (p. 181) ou au contraire grâce à un « commandement diffus et collectif » (p. 229, également p. 562). Ces dénominations différentes peuvent s’expliquer par l’évolution même des Comanches, mais l’auteur ne propose pas de présentation synthétique de ces étapes. Plus gênant est le fait qu’attaché à démontrer que l’empire comanche ne le cède en rien aux empires européens, Hämäläinen oublie de nous dire comment les Comanches eux-mêmes le conçoivent, préférant accumuler des démonstrations chiffrées de cette puissance qui paraissent parfois hasardeuses. En faisant l’impasse sur ce questionnement, et en choisissant pour fil directeur un concept prestigieux mais peut-être inadapté, l’auteur manque sans doute le tableau des borderlands des Plaines du Sud qu’il a récemment appelé de ses vœux.
Il souligne ainsi, en creux, un des problèmes majeurs du revisionism à l’américaine : sa difficulté à s’affranchir d’une logique de renversement, disant le contraire des vieux récits nationaux, pour proposer à leur place des systèmes interprétatifs articulant différents espaces. Le travail remarquablement complet d’Hämäläinen n’est peut-être pas la synthèse tant attendue en la matière. Reste qu’il redonne magnifiquement leur place aux indigènes du continent, sans oublier de faire la part, dans leur succès comme dans leurs échecs, de la contingence historique.