Recensé : Josiah Ober, L’énigme grecque. Histoire d’un miracle économique et démocratique (VIe-IIIe siècle avant J.-C.), trad. par P. Pignarre, Paris, La Découverte, 2017, 450 p., 27 €.
Comment comprendre ce que le jeune Ernest Renan, évoquant son premier voyage en Grèce (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, 1883, p. 59-60), nommera « le miracle grec », « une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement » ? Comment comprendre l’extraordinaire épanouissement politique, économique et culturel de la Grèce des Ve et IVe siècles avant notre ère, mais aussi sa chute, face à la domination macédonienne ?
C’est à cette question que tente de répondre Josiah Ober, professeur de sciences politiques et d’histoire classique à l’Université de Stanford, dans un ouvrage paru en 2015 aux Princeton University Press et dont les éditions La Découverte ont publié la traduction il y a quelques mois.
Cités grecques, institutions et idéologie
Si l’histoire de la Grèce classique — et notamment celle de la cité pour laquelle nous avons le plus de sources, Athènes — est souvent étudiée sous l’angle des institutions (on pense d’abord aux remarquables travaux de Mogens H. Hansen, au sein du Copenhagen Polis Center), Josiah Ober est un des historiens qui, dans la lignée de Moses Finley, refuse d’envisager le politique en dehors de la problématique sociologique. Dans ses travaux, il a, comme Nicole Loraux, abordé la question de la démocratie athénienne en termes d’idéologie civique. Mais alors qu’elle est polémique dans la pensée de Nicole Loraux, chez Josiah Ober cette notion d’idéologie civique est profondément irénique. Dans son ouvrage majeur Mass and Elite in Democratic Athens, paru en 1989, l’historien montrait comment, selon lui, l’idéologie civique entérine la primauté librement consentie par la masse à l’élite, dans un équilibre où masse et élite trouvent leur compte, puisque le dèmos demeure souverain.
L’énigme grecque se situe dans le fil de ces réflexions ; on y retrouve d’ailleurs un certain irénisme lorsque l’auteur explique que, certes, les conflits entre cités étaient endémiques, mais que beaucoup étaient sciemment évités, car les Grecs étaient bien conscients de l’intérêt de coopérer et d’échanger. Josiah Ober entend cependant proposer ici « un nouveau récit de l’histoire grecque » (p. 21). En effet, c’est à l’aide des outils des sciences sociales, de la Nouvelle économie institutionnelle, par exemple, ou encore de la théorie du choix social, mais aussi en s’appuyant sur des travaux en biologie de l’évolution ainsi que sur des données récentes en histoire grecque, qu’il tente de comprendre le formidable épanouissement de la Grèce classique.
L’efflorescence du monde grec
Ce terme d’efflorescence, qui est au cœur de l’ouvrage, Josiah Ober l’emprunte au sociologue Jack Goldstone ; il la définit comme « une période de croissance économique soutenue accompagnée d’une hausse spectaculaire de réalisations culturelles » (p. 32). Selon l’historien, la période, entre 800 et 300 avant notre ère, est tout à fait exceptionnelle dans le monde grec, et il faut attendre le début du XXe siècle pour que le nombre d’habitants vivant dans le cœur de la Grèce et leur niveau de vie retrouvent des niveaux comparables à ceux qui existaient 2300 ans plus tôt.
En effet, à partir de 800 avant notre ère, le monde grec connaît une forte hausse démographique, qui se traduit par une densité de population élevée (environ 44 habitants/km²) et une importante urbanisation du territoire. Josiah Ober estime que 35 % des Grecs vivaient dans des villes de plus de 5000 habitants. Cette population aurait été en bonne santé ; ainsi l’espérance de vie aurait-elle augmenté de 10 ans au cours de la période, pour atteindre désormais 36 ans pour les femmes, 40 ans pour les hommes. Enfin, un tiers de la population se serait nourri de produits agricoles importés, ce qui non seulement contredit « le présupposé moderniste qui veut que l’économie de la Grèce antique se définisse avant tout par une agriculture de subsistance » (p. 144), mais montre aussi la place des échanges au sein d’une économie diversifiée.
Car loin d’entraîner un appauvrissement de la population, cette croissance démographique s’accompagne au contraire d’une exceptionnelle croissance économique, comme en témoigne l’augmentation conséquente de la quantité de monnaie en circulation ou encore l’accroissement de la taille des habitations et la prédominance de maisons de taille moyenne — signe, selon l’historien, que les richesses étaient relativement bien réparties au sein de la population.
Concernant la « hausse spectaculaire de réalisations culturelles », l’auteur laisse explicitement de côté la vie culturelle, scientifique et intellectuelle des cités grecques, qui, il est vrai, ont déjà fait l’objet de récents et passionnants travaux (tels ceux de Sarah Forsdyke ou Robin Osborne, par exemple), pour insister davantage sur les institutions qui se mettent en place et l’ordre civique. Il met ainsi en avant, par exemple, la façon dont la grande cité Athènes a créé, en son sein, plusieurs degrés de sous-communautés incitant ainsi les citoyens à agir ensemble de façon rationnelle et efficace, aiguillonnés par l’esprit de compétition.
Au cœur de l’énigme, la coopération décentralisée
Comment expliquer cette extraordinaire efflorescence ? Si Josiah Ober évoque assez brièvement la façon dont les cités grecques ont exploité les systèmes de domination en place sur les territoires périphériques, se constituant ainsi une rente élevée à bas coût (exemple est pris des céréales exportées à Athènes en dessous des prix du marché par des souverains thraces), il développe davantage en revanche l’hypothèse selon laquelle la géographie particulière de la Grèce — un paysage maritime, très découpé, des microclimats, des sols différents et ainsi une répartition hétérogène des ressources naturelles — aurait encouragé et facilité la spécialisation et les échanges ; une langue et une culture partagées en favorisent encore le développement et réduisent les coûts de transaction.
Mais cela ne suffit pas à expliquer l’efflorescence de la Grèce. En fait, pour l’historien, la réponse réside avant tout dans le fait que
la Grèce classique n’était ni un État ni une nation : c’était une écologie vivante, étendue, constituée de nombreuses cités-États indépendantes, autogouvernées par leurs citoyens. (p. 21)
Ce sont environ 1100 cités, de tailles bien différentes, qui interagissent entre elles, sur un pied d’égalité, sans qu’aucune ne parvienne jamais à dominer les autres en prenant la tête d’un empire centralisé, car toutes partagent une culture de « l’autorité dispersée ». De même, à l’intérieur des cités, il n’y a pas de centralisation du pouvoir ni des richesses. S’appuyant sur les travaux de l’économiste Mancur Olson, sur la Politique d’Aristote ainsi que sur les recherches menées sur les fourmis par Deborah Gordon, biologiste de l’évolution à Stanford, Josiah Ober montre que les Grecs ont été motivés à coopérer et à agir ensemble, malgré l’absence de tout pouvoir central, non seulement parce qu’ils étaient soudés par une idéologie civique forte, mais aussi, et surtout parce que les cités ont mis en place des règles justes et égalitaires qui ont favorisé l’investissement en capital, qu’il soit humain, social ou encore matériel. En effet, selon l’historien, lorsque la sécurité, le statut et la propriété de chacun sont garantis, lorsque l’individu ne craint pas que le fruit de son travail soit injustement raflé par d’autres, mais quand au contraire il sait qu’il en sera récompensé, dans une société où l’honneur a toute sa place, il est plus enclin à (s’) investir, à se spécialiser et, partant, à participer à la création de bien publics, dont profite toute la communauté ; la productivité sociale augmente. En outre, les règles justes et égalitaires induisent une baisse des coûts de transaction, car elles permettent une bonne circulation de l’information et des biens. Enfin, Josiah Ober souligne l’importance de la concurrence, endémique, entres les cités grecques : cet esprit d’émulation a favorisé, au sein des cités et entre elles, la coopération rationnelle et l’innovation. Les innovations — les ligues fédérales, le battage de monnaie, « l’habitude épigraphique » ou encore le théâtre, par exemple — se sont répandues d’autant plus rapidement dans le monde grec que les coûts de transaction étaient bas.
Ainsi le monde grec a-t-il pu atteindre une grandeur exceptionnelle. Mais Josiah Ober s’interroge aussi sur sa chute (explicitement mentionnée dans le titre de l’édition originale) : durant la seconde moitié du IVe siècle, les cités grecques tombent sous la domination de la Macédoine. En effet, Philippe II (382-336 avant notre ère) a su repérer les innovations des cités grecques les plus puissantes, et en importer et adapter les expertises militaires et financières – pour ensuite les retourner contre ces mêmes cités. Et pourtant, malgré cette chute politique, l’efflorescence de la Grèce se poursuit à l’époque hellénistique, si bien que la culture grecque peut devenir, pour reprendre les mots d’Ernest Renan, « une chose […] dont l’effet durera éternellement ».
Josiah Ober ne croit pas au miracle, comme pourrait le laisser entendre le sous-titre français de l’ouvrage, et il s’attache à proposer une explication très rationnelle — et convaincante — à cette énigme grecque. On peut certes regretter que l’historien ne s’appuie que fort peu sur les sources ou qu’il propose, après une brillante première partie théorique, une seconde partie destinée à l’étayer où sont exposées sans grand éclat les grandes lignes de l’histoire de la Grèce classique. Et, comme Jean-Yves Grenier, on peut être gêné que Josiah Ober mette en avant la concurrence ou la liberté d’entreprendre, « sans réellement chercher à situer ces notions dans le contexte historique qu’il étudie, en leur attribuant une universalité contestable ». Pourtant, in fine, il s’avère que c’est ce qui fait tout l’intérêt de cet ouvrage : il nous bouscule, dérange les catégories rassurantes que l’on s’était construites, pour proposer, comme il le dit lui-même, « un nouveau récit de l’histoire grecque ». Parfois plus proche de l’essai que de l’ouvrage d’érudition, L’énigme grecque est un livre qui donne à réfléchir sur le monde des cités grecques, mais aussi sur nos propres démocraties.